Chapitre 1

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La paupière se referme un instant, seulement, occultant l’iris argenté qui parcourt les visages avec calme. Elle sait déjà que le joueur à sa droite ment, il doit avoir une pauvre paire, grand maximum. Celui en face, elle hésite encore ; elle attend qu’il ne s’exprime sur son jeu pour deviner ses intentions. Un coup d'œil aux cartes devant sa propre place, et elle se redresse sur les cuisses de son comparse, venant croiser ses bras derrière la nuque du brun, embrassant sa joue pour s’approcher de son oreille :

— Le deux n’a rien. Le un a du petit jeu, qu’elle souffle à son intention.

Le brun retient un sourire qu’elle sent dans son énergie, tirant sur sa cigarette avant de la caler au coin de ses lèvres. Sa main libre vient pousser une pile de jetons au centre de la table avant de se reposer sur la cuisse de la jeune femme. Et dire qu’ils n’étaient censés rien faire de plus que s’assurer que tout était en ordre…

— Je relance.

Le joueur de gauche grimace et se couche, tandis que celui de droite tente, apparemment, le tout pour le tout. Il suit et laisse celui d’en face se coucher aussi. La jeune femme observe la suite dans la main de son compagnon, certaine de la victoire dans cette ultime manche de la soirée. Hel - parce que c’est ainsi que s’appelle son binôme - finit par venir écraser sa cigarette dans le cendrier, et le mouvement de son corps malmène un instant la belle qui ne détache pas son regard de leurs adversaires. Celui de droite a un tic ; venir taquiner une mèche tombante du bout des doigts quand il hésite. Les verres sont majoritairement vides, presque secs pour certains ; l’heure n’est plus à la boisson mais à comment ne pas perdre la face ce soir. Pourtant, Hel annonce son jeu, mettant fin au suspens et raflant la plus grosse mise de la soirée. Lui qui a bluffé toute la soirée les berne désormais aisément. Les râles des hommes s’élèvent, déçus d’une défaite qui les met dans une position inconfortable, à en juger les réactions disproportionnées.

— Messieurs, ce fut un plaisir, mais il se fait tard, à présent, annonce Hel, le ton poli tandis que sa main invite la jolie brune sur ses genoux à se lever.

Elle ne se défait pas de ses observations, tiquant sur la réaction du petit à leur droite, le seul à ne pas s’être levé. Il fixe l’argent qu’un de ses comparses met dans un sac avant de le tendre à Hel, qui lui serre la main avec fair-play ; la brune jurerait l’entendre répéter en boucle qu’il est foutu. La main chaude de son compagnon sur sa taille la sort de son observation tandis qu’il termine de saluer leurs hôtes et qu’ils sortent de la salle. Le bar est désormais vide et les quartiers sud de San Vegas sont étonnamment calmes ce soir.

L’air frais revigore immédiatement les deux jeunes gens. Mais la jeune femme refuse de s’attarder sur le pas du bar, entraînant Hel au cœur des quartiers sud, la direction inverse où ils devraient se rendre.

— Faut qu’on rentre Loki… grogne le brun, avant qu’elle ne s’adosse contre un mur à l’entrée d’une ruelle et qu’elle l’attire vers elle, glissant ses mains sur le col de sa veste, ses lèvres à quelques centimètres des siennes. On va se faire tuer par…

— Tais toi.

Le regard sombre de l’homme trahit son agacement, mais Loki s’en moque bien. Sa main remonte derrière sa nuque, venant effleurer les cheveux se trouvant là, coupés courts.

— Tu les as raccourci, note-t-elle.

— Faut qu’on rentre.

— Attends. C’est bien mieux s’ils nous surprennent là.

— Ils vont pas sortir tout de…

Mais il est interrompu dans sa phrase par leurs trois adversaires du soir qui sortent du bar, en râlant sur la partie de poker qu’ils ont perdu. Ils sont encore bien éméchés pour deux d’entre eux, arrachant un haussement de sourcil à l’homme restant qui jette un coup d’œil vers le faux couple. Fâché que sa comparse ne se soit pas trompée - comme souvent - Hel vient poser son front contre celui de Loki pour rentrer dans son jeu. Depuis le bar, on dirait un jeune couple euphorique, amoureux sans doute. Il n’avouera jamais qu’il est encore parfois bluffé par l'ouïe de la jolie brune, mais il ne s’est jamais habitué à sa manie de laisser traîner ses oreilles au bon endroit au bon moment. Sa main remonte contre la joue de Loki et, de son pouce, il effleure sa pommette, son regard sombre dans celui, argenté, de la jeune femme.

— Odin va nous tuer.

— Si tu savais comme j’en ai rien à foutre, argue-t-elle avec un sourire mauvais. On s’est fait un paquet de blé, il dira rien.

Hel n’en est pas convaincu mais finit par se détacher de Loki, fuyant malgré lui ce regard trop perçant ; les souvenirs attachés sont toujours bien ancrés. Elle ne se départit pas pour autant de cet air malin qui flotte bien souvent sur son joli minois, air qu’elle affiche à chaque mauvais coup. Il a beau la suivre, elle sait qu’un jour il sera définitivement trop raisonnable pour continuer à désobéir à leur meneur. L’oreille attentive, elle ne défait pas sa main de la sienne et vient rejoindre celle sur sa joue avant d’enfin se détacher du mur. Les trois autres joueurs sont partis, la voie est libre, si bien qu’elle se laisse entraîner par Hel à travers les ruelles de San Vegas en direction du quartier nord. Le sud de la ville est définitivement plus touché par la misère, d’après elle. Pourtant, dans certains coins, comme ici, on penserait l’inverse ; les rues sont propres, il n’y a personne qui traîne là, dehors. La saleté réside surtout dans la présence constante des soldats dans ce quartier ; des êtres nuisibles si l’on écoute Loki. Elle fronce le nez et suit son meilleur ami jusqu’à la voie ferrée, qui marque la frontière entre le nord et le sud. Ces foutus militaires n’aiment pas que les habitants du ghetto quittent le quartier, en général.

A l’inverse du quartier sud de San Vegas, le nord, majoritairement occupé par le ghetto, n’inspirait pas la sympathie de prime abord. Le bitume abîmé est semé d'alcôves où des flaques d’huile et d’essence se mélangent, formant des nuances arc-en-ciel à l’odeur abjecte. Les ruelles s’entendaient comme un cœur au réseau d’artères étroites, battant au rythme des pas des badauds, au rythme des néons vacillants et au rythme des échos métalliques des sifflements des tuyaux. Hommes ou machines, tout le monde semblait ici se battre pour sa survie, dans l’air lourd du désert encrassé par la pollution. Les bâtiments du ghetto étaient moins hauts que les immeubles des beaux quartiers que l’on distinguait au loin, à l’ouest, et semblaient à l’abandon parfois, éclairés par le faisceau d’un drôle de surveillance passant là. Le ghetto n’était pas une ruine, seulement une fosse grouillante du désespoir de certains et de la rage de vivre des autres. Tous, sans conteste, se battaient pour leur liberté.

Prudents, Hel et Loki longent les rails avant qu’elle ne libère sa main de celle du brun une fois dans les rues sinueuses, le détaillant dans les lumières de la ville. Sa peau mat prend des teintes douces sous les néons des enseignes, et son regard n’est pas aussi blasé que d’habitude. Elle serait prête à parier qu’elle voit dans son œil noisette un peu de reproche à son égard, mais elle sait aussi qu’il adore ce frisson à briser les lois du meneur. De toute façon, Odin n’est pas stupide et il l’accusera elle, comme d’habitude, pour leur soit-disante bêtise. Ce qui ne serait pas loin de la vérité, au fond ; c’est elle qui avait soumis à Hel cette partie quand elle avait observé le bar et entendu les joueurs à deux rues de là. Cette rade était suffisamment près de leur frontière pour être une vraie zone de non-droits.

Enfin ça, c’était son avis.

— On aurait pas dû faire ça, j’le sens pas, marmonne Hel.

Loki tourne la tête vers lui, plus franchement, mais hausse les épaules. Il est plus de cinq heures et demie du matin, la partie entière leur a pris la nuit.

— On lui dira rien, affirme la brune.

— Il posera quand même des questions, Loki. Et tu le sais.

Il agite le sac sous son nez, pièce à conviction de leur méfait.

— De quoi t’as peur ? Qu’il te cause une crise cardiaque ?

Elle ricane mais son aîné la fusille du regard. Ok, le sujet n’était pas le plus drôle, surtout concernant Odin ; mais elle savait qu’il ne pouvait utiliser sa Cendre à ce point sans une grosse contrepartie. Au fond, elle s’estimait chanceuse de son don, bien plus passif.

La Cendre est une particularité génétique, présente depuis plusieurs générations. Grâce à elle, les Ashes - les porteurs de cette particularité - avaient développé des capacités surhumaines ; par exemple une meilleure vision, un contrôle du rythme cardiaque, la régénération accélérée, une force surhumaine. Plusieurs catégories répertoriées, au nombre de six, permettaient de connaître les pouvoirs d’un Ash en fonction de sa catégorie.

Depuis cinq ans que le gouvernement de la République de l’Ouest exigeait un recensement des Ashes, Loki avait l’impression qu’ils étaient bien plus nombreux à se manifester. Etait-ce parce qu’ils n’avaient plus à se cacher, une fois leurs noms inscrits sur une liste ? Elle n’arrivait pas à se prononcer. Elle avait seulement remarqué que les Ashes pouvant altérer profondément les autres - comme Odin, qui est un Ansuz, capable de contrôler le rythme cardiaque - avaient des contreparties bien plus lourdes que ceux ayant des capacités passives - comme elle. L’équilibre de la nature était une valeur à ne jamais oublier ; le pouvoir avait un prix, c’était ainsi.

Elle suit Hel jusqu’au bâtiment en plein cœur des quartiers nord de San Vegas. Et, en levant les yeux sur la façade en pierre, elle s’étonne de voir du mouvement à l’une des fenêtres des pièces de vie. Il est pourtant tôt, trop pour qu’on les attende. A moins qu’Odin n’ait veillé pour attendre leur retour ? Elle grimace, n’aimant pas l’idée. Quand ils entrent dans l’ancienne caserne reconvertie, Loki note l’ambiance étonnement chargée d’Asgard. Leur royaume, leur maison depuis cinq ans. L’endroit abritait occasionnellement des Ashes depuis, accueillant ceux qui refusaient de se recenser avant qu’ils ne puissent partir vers d’horizons plus accueillant ou qu’ils aient une place dans l’un des centre d’accueil du ghetto, quand ils refusaient de quitter la République de l’Ouest.

Ils montent au salon commun, la jeune femme sur les talons de Hel, le suivant telle une ombre. Et à peine sur le pas de la porte, il se fige, manquant presque qu’elle le bouscule. Freya les entend et se tourne vers eux, mais ce qui attire vraiment l’attention du métisse, c’est le flash info qui est diffusé sur l’holoTV. Le titre était équivoque, en bandeau en bas de l’écran : « Incendies dans un centre d'accueil » Loki, derrière lui, jette un œil par dessus son épaule, avant de voir l’écran. Un présentateur parle tandis que le studio du JT, habituellement lumineux, est bien plus sobre, froid même. Elle a ce sentiment de se trouver devant les images d’archives de la Séparation, où le Mississippi est devenue la frontière entre l’Est Américain et la République de l’Ouest.

Quelques résidents d’Asgard occupent les lieux, concentrés et répartis sur les différents canapés ; la grande stature carrée de Thor est avachie parmi eux, la mine sombre. Freya s’est retournée face à l’écran, campée derrière le grand fauteuil en cuir brun, sur lequel Odin se tient, penché en avant, les coudes appuyés sur ses genoux.

— Il se passe quoi ? demande Loki.

Habituellement, elle serait revenue en fanfare, à claironner à la barbe blonde de Thor. Mais pas cette fois ; elle connaît suffisamment Odin pour savoir que la situation est vraiment grave. Hel lui désigne l’écran et l’oblige à se concentrer sur le journaliste. « …gouvernement ne peut tolérer plus longtemps la montée en puissance de la criminalité. L’incendie ayant suivi l’intervention de la LANCE au centre d’aide Auditore témoigne de la violente opposition des Ashes face au système. On me signale également que l’endroit était majoritairement rempli de parias, c’est-à-dire des individus non-inscrits sur les listes. La LANCE veille à notre sécurité contre ces criminels que sont les non-recensés et il est préoccupant de voir que malgré leur intervention, beaucoup d’individus refusent encore d’accepter l’aide du système… »

Loki souffle et cette fois, le regard d’Odin se porte sur eux - sur elle - un instant avant de se reposer sur l’écran. Le silence est religieux dans la salle commune - même si la religion s’est tournée vers les porteurs de Cendre ces dernières années, passant de mode Jésus et les siens. L’ambiance est électrique, chacun sait ce qu’implique ce recensement depuis cinq ans ; une perte de leur liberté, la reconnaissance de leur différence, la traque possible par le gouvernement. Et de fait, les conséquences qu’ils rencontrent quand ils refusent de s’inscrire sur les listes. La population d’Ashes est bien inférieure à celle des simples humains, et pourtant ces incidents meurtriers sont de plus en plus nombreux, touchant majoritairement les résidents du ghetto, beaucoup n’étant pas recensés. Le grand Dévoilement avait déjà mis le monde à l’épreuve. Bon nombre de porteurs de Cendre non-répertorié se sont vus exclus de leurs foyers, d’autres étaient traqués, voire exposés comme des bêtes de foire par des ultra-riches désireux de se vanter. Des défenseurs ont commencé à leur vouer un culte, tandis que certains affichaient ouvertement leur haine. Conneries.

— Ils nous font chier bordel.

Thor se redresse du dossier et se lève. Il passe une main dans sa tignasse blond cendré en brosse, grommelant contre l’écran. Loki jurerait voir l’énergie autour de ses doigts crépiter.

— Ça va recommencer, en pire. Ils veulent juste nous buter et ils finiront par nous atteindre ! clame le jeune homme.

— Calme toi, intervient la douce voix de Freya.

— Quoi t’as prévu qu’on les laisse faire ?! Qu’on continue d’attendre là, tranquillement, pendant que les nôtres se font buter ?! s’emporte-t-il en se tournant vers elle, arrachant un claquement de langue fort à Odin qui le force à redescendre d’un coup.

Le regard toujours rivés sur l’écran, le meneur finit par éteindre l’holoTV et son attention se pose sur ses résidents. Hel se rapproche, Loki sur les talons - bien qu’elle reste à distance. Les yeux argentés de la brune croise le regard onyx d’Odin quand il se lève du fauteuil, avant qu’elle ne les détourne. Si les autres attendent seulement les instructions du meneur, elle n’a qu’une seule envie ; retrouver les coupables de cet incendie et leur faire payer. Elle aimerait, comme Freya, réussir à se tenir à aux côtés d’Odin avec calme mais elle sait qu’ils sont loin d’arriver à cohabiter sereinement là-dessus, malgré les années. Elle croise les bras, attendant que sa voix s’élève avec ses recommandations et ça ne manque pas.

— Ils ont beau dissimuler ces attaques sous des accusations contre le ghetto, on sait très bien ce qu’il en est. Cette attaque était totalement gratuite, c’est du nettoyage de leur part. Et non, je ne compte pas les laisser nous descendre les uns après les autres, ajoute-t-il avec un regard vers Thor, avant de balayer les autres présents.

Sa voix s’assombrit et arrache un frisson à Loki quand leur regard se croise. Elle ne parvient pas à lutter, pas contre lui, même s’ils n’ont cessé de se détruire.

— Laissons passer quelques jours, le temps de voir s’ils continuent leur épuration.

— Tu sais bien que c’est loin d’être innocent comme annonce, souligne Hel.

— Je sais. Et nous offrirons un refuge à tous ceux qui refusent de plier, comme toujours.

Thor a un rire sarcastique, bref et laconique :

— Je sais même pas pourquoi on discute au lieu d’aller leur exploser la cervelle.

Loki frémit, et sans doute que Thor le remarque puisqu'il s’adoucît en un instant avec un regard vers elle. Il est le plus vindicatif du groupe, et ne s’est jamais caché d’être contre ceux qui en voulaient après eux ; Loki dans ses traces, parfois même devant lui quand il s’agissait de répandre le chaos sur leurs ennemis. Odin croise les bras :

— Nous ouvrirons nos portes à quiconque en aura le besoin. Je ne les laisserais pas s’en prendre aux nôtres aussi simplement.

Hel hoche pensivement la tête et s’étire :

— Bon, en attendant que le monde reparte en fumée, je vais me coucher moi.

— Votre patrouille s’est bien passée ? questionne Freya, d’une voix douce qui contraste avec l’opinion tranchée du blond qu’elle dépasse.

— Ouais, impec. Tu nous connais, lance Hel sans un regard pour sa binôme du soir.

Justement. Loki se tait, le regard rivé sur l’écran maintenant éteint. Si bien qu’elle ne remarque pas Hel partir avec leur butin jusqu’à sa chambre tandis que Thor et Freya se dirigent vers la cuisine avec les trois autres résidents. Ne reste qu’Odin qui vient effleurer son bras.

— Ça va aller, Loki. Ok ? T’as pas à t’en faire.

Il a ce regard empli de compassion, celui qu’il veut rassurant quand elle a besoin de lui ; ce regard en totale opposition avec ses envies. Elle plisse le nez, se ressaisi tout aussi vite avant de tourner les talons, remettant de la distance entre eux :

— C’est pas déjà ce que tu disais en prenant la place de mon père ?

Et il sait, comme elle, qu’elle ne parle pas que de ces arrestations à répétition. Son regard d’onyx se durcit tandis qu’elle se détourne et s’éloigne jusqu’à sa chambre sans un coup d’œil pour lui.

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