Sacré gueuleton !
- Oh le vieux moisi ! Tu veux pas changer de chaîne un peu ou me filer la télécommande ? T’en as pas marre de Questions pour un Champion ?
- Laisse ton grand-père tranquille toi ! S’il aime bien regarder des gens répondre à des questions dont tout le monde s’en fout, tout ça pour gagner un dictionnaire à la con sur les expressions oubliées, c’est son choix.
- Vous faites chier les jeunots ! Vos mères auraient dû vous avaler !
- Arrêtez vos conneries dans le salon et venez nous aider bande de mous de la tige !
Une odeur de poulet braisé jaillit de la cuisine, en même temps que la voix de la grand-mère, pour embaumer la pièce alors que les trois générations masculines discutent, se cherchent des noises et rient de bon cœur. Trois hommes physiquement différents qui se rejoignent dans l’amour et dans l’humour. Jacques, le vieil édenté de 92 ans qui a plus de couches que l’atmosphère, adore regarder des émissions où l’intellect est mis en évidence, parfait pour contrer la sénilité qui toque à la porte jour après jour. Gilles, le père, a la cinquantaine qui a fière allure : un corps athlétique qu’il entretient quotidiennement en allant à la salle de sport, des tempes grisonnantes, un poivre et sel léger et des yeux bleu océan dans lesquels moultes femmes se sont noyées, un package digne d’un acteur d’Hollywood. Antoine, le plus jeune, tout juste 18 ans, vient d’avoir plus de poils aux couilles que la femme à barbe du village voisin ; c’est un féru de jeux vidéo, de football et de scrabble, qui jongle aussi bien avec un ballon qu’avec les mots.
- Bon, vous venez ? On va bientôt y aller, reste plus que les frites et on est bons.
La voix de la mère retentit en même temps que la sonnette du four. Elle passe la tête dans l’encadrement de la porte, tape dans les mains pour les motiver. Son timbre sibyllin, chantant, n’a rien à envier aux plus talentueuses chanteuses (elle aurait très bien pu se faire retourner tous les fauteuils de The Voice) ; âgée de 36 ans, Sandrine est la quintessence même de la sensualité : une peau de pêche, des cheveux magnifiquement coiffés, un regard profond, des lèvres pulpeuses, des ongles rouges manucurés… Bref, une gravure de mode.
Alors que les hommes de la famille se lèvent lentement, avancent à reculons, la grand-mère fait son apparition, le sourire aux lèvres. Son port altier, ses yeux verts, pareils à des émeraudes si belles qui feraient rêver les gemmologues les plus aguerris, les scrutent, les sondent. Pas besoin de parler, son magnétisme fait toujours son effet. Même avec son tablier tâché qui ressemble à celui de Maïté dans la pub avec les Rondelés, Chantal reste charismatique.
- Ouais, ouais, on arrive ! répond Gilles, en évitant tout de même de fixer les yeux de sa mère. Y a pas le feu au lac, c’est la Fête des Voisins, ils vont pas se sauver.
- Et pis ils ont l’habitude de nous voir arriver en retard, renchérit Jacques en reboutonnant sa chemise.
- Mamie a raison, faut se dépêcher ! fait Antoine, les yeux pétillants. Ce serait bien qu’on les surprenne pour une fois.
- Toi, tu veux juste faire bonne figure devant la nouvelle, dit Chantal, taquine. Comment elle s’appelle déjà la petite blonde ?
- Stéphanie ! crie Sandrine, toujours occupée à égoutter les frites et à les saupoudrer de sel fin.
Antoine rougit tel un ado timide maladif à qui le professeur vient de poser une question devant tout le monde, se reprend tout de même en faisant un doigt d’honneur à son père et son grand-père qui commençaient déjà à faire des gestes obscènes.
- La fille des coincés du cul qui viennent d’emménager au bout de la rue donc ?
- Ouais papa …
- Les chiens ne font pas de chats, fiston.
- Papa ! C’est bon ! Elle est différente, tu verras, je lui ai dis de m’attendre devant la salle.
Alors que le père et le fils s’envoient des piques dans la bonne humeur, Jacques s’approche du meuble du salon sur lequel attend un curieux appareil dont il ignore la nature. Carré, des boutons, un écran éclatant et des écouteurs connectés dessus.
- Hey Antoine, c’est quoi ce machin encore ?
- C’est un mp4, mon ancien a rendu l’âme l’autre jour, j’en ai commandé un autre.
- Un mp4 ? Encore un truc de niakoué ça ! C’est Shin qui te l’a fabriqué ? Ahah
- T’es con bordel ! Garde la vanne pour Shin, je suis sûr qu’il va adorer.
- Une chose est sûre, on a pas besoin de faire de tests ADN dans notre famille, on a le même humour à la con ! fait Chantal, de retour de la cuisine avec un grand plat emballé dans de l’aluminium. Allez, on y va, on va être en retard.
Ils s’habillent et sortent de la maison direction le petit foyer du bout de la rue, d’où jaillit déjà une belle musique endiablée. Toutes les familles attendent devant la grille, en profitent pour parler de tout et de rien, le tout dans une ambiance bon enfant. Une jeune fille fait de grands signes en leur direction ; ses parents préférant rester sans bouger. Antoine se dépêche d’aller la voir, suivi de près par sa mère, sa grand-mère et son grand-père, mains dans la main. Sur le côté, adossés au mur tagué, trois hommes totalement différents discutent, rigolent et fument aux abords. Leur sourire s’élargit encore plus lorsqu’ils voient arriver la famille Brisat. Gilles embrasse sa femme, lui passe la clé du foyer, s’empresse d’avancer et de les saluer :
- Un noir, un arabe et un chinois réunis ! On dirait le début d’une mauvaise blague ça !
- Vaut mieux pas imaginer la chute ! blague à son tour Nwanko, un homme à la carrure impressionnante et aux mains si grandes qu’elle pourraient presque tenir deux ballons de basket chacune, le nouveau Shaquille O’Neal en somme.
- Oh le blacko, ça fait plaisir de te voir, on a plus trop le temps, c’est vraiment dommage !
- A qui le dis-tu, le colonialiste !
- Mais on va se rattraper ce soir et on va s’éclater le bide !
- Je veux ! Et vous les gars, ça va ? demande Gilles en serrant chaleureusement la main de ses deux autres amis.
- Tranquille, j’ai terminé de réparer les téléphones et les gosses continuent les chaussures là ! répond Guo, fier de sa blague.
- T’es pas prêt de bouffer la grenouille toi, s’il manque du travail, tu le crées !
- J’espère qu’ils se dépêcheront tes mioches, pour que je puisse les voler le plus vite possible, blague à son tour Marrouane.
Blagues sur blagues, entrecoupées de discussions plus sérieuses sur leur travail et l’actualité. Pendant ce temps, la majorité des voisins est rentrée et s’est installée autour de la grande table décorée.
- Au fait, Nwanko, toujours pas religieux ? raille Gilles en lui donnant un coup dans les côtes.
- Non pourquoi ?
- T’aurais été un bon croyant de couleurs !
Tous rient de bon cœur alors que, plus loin, deux familles un peu à l’écart se contentent de sourire, de rire jaune. Et c’est, on ne peut plus fiers, qu’ils entrent dans la salle.
Pas de chichis, tous s’installent et commencent à déguster. Enormément de plats trônent sur les tables, des spécialités de plusieurs continents : du canard laqué, des cuisses de grenouilles, du couscous, du tiep bou dien, des fajitas, etc. Chacun picore ce buffet à volonté intercontinental, et les conversations vont bon train.
Un verre de rhum coco en main, Stéphanie et Antoine discutent de la rue. Il lui explique les relations amicales, les difficultés qu’ont eu deux familles, des religieux jusqu’à la moelle. Stéphanie lui parle de ses parents, presque gênée.
- Tes parents vont bien s’entendre avec les Cardou et les Grima, ça c’est sûr commence-t-il. Nous, on va encore devoir se coltiner leur monde idéal…
- Ah ! Tu veux dire qu’ils sont aussi dans leur connerie de bienpensance ?
- J’en ai déjà la nausée.
- M’en parles pas, mes parents me reprennent à longueur de journée sur mon langage ; « Dis pas ça, ça peut blesser telle communauté », « Ne fais pas ça, c’est pas digne d’une fille » blablabla.
- Je préfère pas imaginer…
- T’en as de la chance toi, on voit tout de suite que tes parents sont ouverts d’esprit et que rien ne les bride.
- La censure, c’est le début de la fin, comme dit mon grand-père.
- Ils sont top tes parents, l’interrompt-elle en le prenant par le bras pour sortir de table.
Gilles monte l’estrade, prend le micro et se racle la gorge.
« Bonjour, bande de cons ! »
Tous sourient, sauf les parents de Stéphanie, déjà outrés alors que ça vient à peine de commencer.
« Je ne vais pas m’épancher, la bouffe nous attend, mais je voulais vous redire tout le plaisir que j’ai de vivre parmi vous. Qu’on soit juif – ne vous inquiétez pas, les compliments sont gratuits - , arabe, chinois, américain, européen, africain, on profite de notre vie en communauté en laissant nos différences de côté parce qu’après tout on est des humains, rien d’autre. Une fois sur le trône, on chie de la même manière. Même les prêcheurs, le plus souvent muets comme des carpes, se sont habitués et rient avec nous. Et pourtant la plupart d’entre nous est athée. Et oui, on croit ce qu’on voit, on croit pas aux rumeurs, nous.»
Les Cardou et les Grima, lèvent leurs verres, le sourire un peu forcé. Depuis leur arrivée, leur religion a été maintes fois mis à mal, du blasphème en cascade, mais dans la bonne humeur parce qu’ils savent qu’une fois chez eux, ils font ce qu’ils veulent. Cela ne dérange personne. D’un commun accord, les habitants de la rue ont tous signés une sorte de code de conduite qui dit que tous les signes ostentatoires de n’importe quelle religion doivent rester chez eux ou à minima invisible aux yeux des autres.
Stéphanie jette un coup d’œil à ses parents, livides.
Gilles continue, tout en sifflant une nouvelle coupe de champagne.
« Amis, ne changez pas ! Aujourd’hui, jour de Fête des Voisins, nous sommes réunis pour profiter de la vie et oublier la société de merde dans laquelle on est. Et également pour accueillir la famille Brisat. »
Tonnerre d’applaudissements.
La colère monte chez les Brisat.
Stéphanie et Antoine reviennent à ce moment et se rassoient, les joues empourprées et les yeux pétillants.
« Nous espérons que vous trouverez votre place dans notre communauté. Une communauté où le vivre ensemble est avant tout synonyme de liberté d’expression et de pensée. Ici, on accepte tout le monde, gros, nain, homo, hétéro, trans, même si vous voulez vous marier avec la Tour Eiffel ou vous faire le pot d’échappement d’une voiture… Vous faites ce que vous voulez de votre cul, mais pas à 8h du matin dans la rue, ahah ! Un peu de tenue ! »
Le père Brisat tape du poing sur la table, la mère fait de même.
- Ca ne se dit pas… Un peu de respect voyons !
- Que se passe-t-il ? demande Gilles en feignant la surprise.
- Les mots que vous employez sont irrespectueux, s’indigne la mère, sa voix dans les aigus. Depuis tout à l’heure on vous écoute, c’est intolérable ! Respectez les gens, leur religion, leur orientation sexuelle ! Si iel…
- C’est parce qu’on les respecte qu’on les traite de la même manière que les autres. Ce n’est pas nous qui les mettons dans des cases, ici on est tous égaux vous savez.
- Vous devriez avoir honte !
- Oh ça c’est du wokiste 2.0, votre mise à jour vous a rendu plus teigneux. Vous c’est sûr vous voyez le mot « gros » dans un bouquin, vous revêtez votre cape de « sensitive reader » et vous appelez à la réécriture voir au boycott.
- Mais ! Vous insultez, devant tout le monde qui plus est !
- Et ? Tout le monde en prend pour son grade, si ça c’est pas la vraie égalité que notre chère patrie prétend prôner…
- Et vous dites rien vous ? s’exclame-t-elle en se retournant vers les pseudos offensés.
- Ben non, ici on dit tout, on s’amuse et si on a besoin on s’entraide. C’est pas parce qu’on dit quelque chose qu’on le pense, fait Nwanko en élevant sa voix.
- C’est intolérable ! s’insurge à nouveau le père, le teint rougeaud.
- Et pourtant on tolère, nous. C’est pas les bienpensants qui nous bassinent les oreilles avec leur tolérance d’habitude ? Vous n’en avez aucune finalement.
- Je…
- Sur ce, il est temps de manger et de profiter de la soirée. Riez à en avoir mal aux abdos, discuter sans tabous, débattez même. Et j’espère que certaines personnes changeront, pour que la convivialité de notre communauté perdure. On accepte tout le monde, par contre les cons…
Il ne laisse pas les Brisat répondre, remet le micro et repart à sa place. Le discours terminé, le repas reprend son cours, toujours dans la bonne humeur alors que les parents de Stéphanie s’en vont, encore choqués par la liberté d’expression exacerbée dont font preuve leurs nouveaux voisins, un goût amer dans la gorge. Peut-être le doux parfum de la réalité qui vient de les heurter de pleins fouets, celle qui vous fait comprendre que vous êtes peut-être, depuis tout ce temps, dans l’erreur.
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