Soufflent les braises
Ça met du temps à se crasher un avion.
J’entends la voix sans espoir du pilote qui nous dit que tout va bien se passer, je vois le sourire – tout aussi sans espoir – de l’hôtesse de l’air qui nous montre les gestes à faire. J’ai l’impression que le temps s’étire, que les paroles de l’un et les gestes de l’autre se répètent inlassablement, tels des échos douloureux dont je me passerai bien. Et par-dessus tout, j’entends les plaintes, les pleurs, les prières des autres passagers alors que jusque-là j’étais resté dans ma bulle, loin de leurs tracas. Le plus loin possible des autres, c’est comme ça que j’avais vécu jusqu’à maintenant.
« Veuillez attacher et ajuster votre ceinture de sécurité, les masques à disposition… »
Déçu par la vie, par les gens, par l’amour, par l’amitié. Je n’ai toujours vu qu’une impasse lorsque je pensai au futur et une fange ignoble bardée d’immondices lorsque je repensai au passé. Les deux pieds dans la boue, de la merde jusqu’au cou, c’était ça mon présent. Une sorte de puzzle bancal avec des pièces inadéquates.
« Ici le commandant de bord, nous vous demandons de rester calme, les turbulences que nous subissons… »
Toujours la voix du commandant et de l’hôtesse de l’air, mais en fond cette fois-ci, comme pour me laisser profiter de cet instant volé au temps. Les alentours deviennent plus clairs, et malgré moi je commence à entendre et à écouter.
On m’a toujours dit qu’on voyait sa vie défiler devant ses yeux avant de mourir, moi j’imagine celle des autres.
Deux sièges à ma gauche : un vieux monsieur, le front ridé par la vie et ses ennuis, les lunettes de travers comme s’il ne voulait pas être spectateur de ce qui allait se produire. Je vois dans ses mains un livre aux pages un peu jaunies et cornés. Je l’imagine retraité depuis peu, un ancien professeur peut-être qui, après avoir dispensé son savoir, repart en quête d’autres connaissances.
Trois rangées plus loin : une petite fille en pleurs qui serre son doudou contre elle comme s’il pouvait l’aider et qui cherche du réconfort ; un garçon, son frère ainé sans doute, serrant lui les dents pour ne pas craquer et cherchant lui aussi de l’aide. Peine perdue, leurs parents sont tout aussi effrayés qu’eux, les mains crispées sur les bras du fauteuil. J’imagine qu’avant de monter dans l’avion, cette petite famille espérait rejoindre un endroit calme pour profiter du soleil, oublier un peu leur quotidien, leur travail et se reconnecter en famille.
Une nouvelle turbulence, je me crispe encore un peu plus et pourtant je me dis qu’ils peuvent encore vivre ce moment. Je ne sais pas pourquoi. Ça doit être ça l’espoir, quelque chose que je pensais futile, néfaste et contreproductif. Maintenant, il m’inonde, allez savoir pourquoi.
Tout comme l’espoir que je ressens pour le couple à ma droite : les mains soudées comme s’ils ne pouvaient jamais se séparer et la vie devant eux. Une vie d’amour et d’eau fraîche – tiens si on s’écrase, j’espère que ce sera là où il y a de l’eau d’ailleurs -, une vie de bonheur comme il en existe plus que ce que je croyais.
Voilà que je deviens fleur bleue, moi qui ne jure d’habitude que par le noir. Des roses défrichées aux épines douloureuses, c’était ça mon quotidien, et maintenant je me plais à penser la vie d’inconnu, mon esprit corrompu par d’innombrables nuances de coloris. La mort a un curieux sens de l’humour, me faire espérer enfin alors que c’est la fin. J’avais l’habitude de changer de trottoir quand je croisais mes souvenirs, les soirs amers où mêmes les étoiles avaient arrêté de scintiller. Là, je me dis qu’il serait vital – très drôle la Faucheuse en effet – d’oublier la nostalgie, de me faire des nouveaux souvenirs, de tout recommencer, couleurs en mains.
En parlant de mains, quelqu’un me frôle la mienne et commence à la tenir. Je tourne la tête, perds l’équilibre – et ce n’est pas à cause de l’énième turbulence. Je ne l’avais pas vu jusque-là alors qu’elle est assise à côté de moi depuis l’embarquement. Comment j’ai pu la rater ? Des yeux que jalouserait l’océan, des lèvres empreintes de promesses et de luxures, des doigts manucurés à la perfection qui pourraient griffer mon dos, des jambes fuselées que j’aimerai avoir autour du cou… On va s’écraser et voilà que j’éprouve du désir. Cela faisait si longtemps ! Je ne sais même plus depuis quand !
Je m’égare, mais… je ne connais rien d’elle, même pas son nom et pourtant j’ai déjà oublié celui des autres. On se regarde ; elle me serre encore plus la main, des larmes roulant sur ses joues et égratignant son maquillage.
On ne dit plus rien, on sait que ça ne servira à rien. J’ai toujours été doué avec les mots avant que je commence à ne plus les utiliser. Je sens que je devrais dire quelque chose, mais rien ne vient. Je touche la poche de ma veste, mon bloc-notes est là. Peut-être que je pourrai écrire un petit peu quelque chose…
Un nouveau choc, l’avion tombe en piqué, encore un peu plus vite. Elle s’accroche encore plus à moi, et à ce moment mêmes mes ombres se dissipent, je la vois vraiment. Je vois ce que peut m’offrir la vie.
Par le hublot, les flammes du moteur m’ensorcellent, me rappellent que je ne suis qu’une poussière dans l’univers. Ça devrait me faire pleurer un minimum, mais non, moi je digresse en pensant aux autres, à cette déesse qui me tient la main, et mon bonheur s’engraisse alors que je dois être à même pas dix minutes de m’écraser. Curieux d’imaginer le temps qu’il nous reste alors qu’on passe le plus clair de notre vie à essayer d’échapper à ses serres qui, une fois qu’elles nous attrapent, ne nous lâchent plus et nous malmène puis nous massacrent.
Hier encore je voulais mourir, mais maintenant que la Faucheuse me regarde de son œil sombre, je ne veux qu’une chose : continuer mon chemin, encore un peu. Et pourquoi pas avec elle ? Paraît que tout est possible dans la vie, il paraît.
Je n’ai pas le temps de m’étendre sur le sujet que tout se passe très vite.
Une explosion ; des hurlements ; le silence bruyant. Je vais mourir ! Finalement ça ne met pas assez longtemps à se crasher un avion.
***
Oh putain, qu’est-ce que j’ai mal ! Souffrir c’est être en vie, on s’en passerait des fois. Où est-ce que je suis ? Ah oui, l’avion ! Le crash ! La belle déesse à mes côtés !
J’ouvre les yeux, difficilement, le sang maculant mes paupières. Je suis en vie ! Les voix étouffées qui me parviennent me font comprendre que je ne suis pas le seul. Mon corps est un temple de la douleur, chaque mouvement un autel à la souffrance. J’ai la nausée, un goût métallique dans la bouche, un genou un peu en vrac et la tête qui est à deux doigts d’exploser, mais je suis en vie !
Les esprits retrouvés, je m’extirpe de la carlingue cabossée, un peu chancelant. Tout autour de moi, des arbres arrachés, des branches enflammées, et une chaleur étouffante qui m’agresse. La forêt est en feu. Je ne sais pas du tout où je suis. Je crois qu’on survolait l’île de… Le nom ne me revient pas.
Perclus de douleur, je tente de marcher pour tester la solidité de mes jambes. Ça tiendra, il le faut. Du mouvement à ma droite. C’est elle ! Même les cheveux en bataille, de la boue sur ses joues et son chemisier troué n’y changent rien : elle est somptueuse. L’archer volant a eu raison de moi, ça doit être ça qu’on appelle un coup de foudre.
On est perdus, en pleine forêt, au cœur d’un incendie, mais je me retrouve enfin, mes sentiments oubliés éclatent à travers son regard azur et ses lèvres m’appellent de plus en plus. Pendant quelques secondes, nous ne sommes que tous les deux. Je l’aide à se relever, m’attarde un peu trop longtemps sur ses hanches. Heureusement, des gémissements m’extirpent de ma torpeur. Je vois tour à tour le vieux monsieur au livre fatigué, la famille qui s’étreint, le couple qui s’embrasse, l’hôtesse de l’air qui, déjà, slalome entre les survivants…
Quasiment tout le monde est en seul morceau, même mon cœur commence à retrouver les siens. J’ai envie d’aller les aider alors qu’il y a quelques heures j’aurai tout fait pour ne pas m’approcher. Elle reprend ma main dans la sienne, sa bouche s’étire en un sourire timide. Je crois qu’on a besoin l’un de l’autre. Mus par un accord tacite, on ne se lâche pas. J’espère, au fond de moi, que ça ira plus loin. Les histoires d’amour, ça commence très souvent par un drame, non ?
Je vais voir les gens, leur demande s’ils vont bien. On se rassure comme l’on peut, tout en essayant de ne pas regarder les corps inertes de quelques malheureux. D’un commun accord, on décide d’aller remercier le pilote et son co-pilote. Problème : le cockpit n’est plus là.
On le voit quelques mètres plus loin, presque intact avec quelques câbles qui tremblotent. Ça va nous permettre de nous éloigner des corps. La chance à son paroxysme : ils sont vivants, tentent déjà de faire aller leur radio. J’entends que des grésillements. Ce n’est pas grave, ça va venir ! L’espoir fait vivre, non ? Et dire que c’est moi qui sors ça ! On les remercie, puis on s’éloigne un peu pour chercher de quoi manger et boire. J’en ai vu des films catastrophe, c’est toujours ce qu’il faut faire. Bon, j’espère qu’il n’y aura pas une tribu cannibale ou un vieux bunker de la guerre rempli de petite bêbêtes pas très gentilles !
Les flammes continuent de lécher les débris de l’avion, il faut qu’on s’éloigne avant que tout explose. Par chance, un petit passage dans la forêt n’est pas touché par l’incendie. D’instinct on se réunit et, en file indienne, on avance. L’herbe crisse sous nos pas, la boue tente de nous faire tomber, le feu nous fait suffoquer, mais on tient bon.
La plage ! Juste là, devant nous, du sable à n’en plus finir et l’océan ! Ce qui me renvoie à ses yeux. Elle a lâché ma main, se met à courir. Un vrai corps de déesse, même assoiffé j’arrive à saliver. Après quelques secondes, elle revient vers moi, me propose une noix de coco et une petite barre de chocolat écrasée qu’elle avait dans son petit sac abîmé.
On ne dit toujours rien, et pourtant le courant passe, je le sens. Elle aussi. Alors que tout le monde boit l’eau de coco, elle grimace. Je vois sa cheville éraflée et gonflée, l’adrénaline ne fait plus effet. Je vais chercher des bouts de bois pour en faire une sorte d’attelle ; elle me laisse faire.
D’autres s’échignent à casser des branches et à les disposer sur la plage, je ne m’y attarde pas. Je me concentre sur sa blessure, toujours sans le moindre mot. Personne n’ose parler. Je ne veux pas être celui qui brisera le silence et ramènera tout le monde à la réalité. On a eu de la chance – moi encore plus avec cette beauté.
C’est bon, elle peut marcher. Fait quelques pas, trébuche, se rattrape. Je l’ai déjà rejoint. On est à quelques mètres des autres passagers qui semblent écrire quelque chose dans le sable. J’en vois plusieurs qui se confectionnent des cannes à pêche de fortune – je dois pas être le seul à apprécier les films catastrophe de série B. Ils doivent chercher à tous nous sauver. Moi je cherche à sauver mon cœur depuis trop longtemps éteint. Elle a ravivé en moi des désirs que je ne pensais plus jamais ressentir.
Elle me sourit, approche son visage du mien et effleure mes lèvres, avant de reculer. Elle ne sait pas quoi faire, moi non plus – faut dire ça fait longtemps que je n’ai pas ressenti ça. Elle se rapproche à nouveau, caresse ma joue, ma bouche. Aller, fais quelque chose ! Elle veut que tu l’embrasses !
Nos bouches se touchent, tendrement, avidement ; c’est la forêt qui brûle et pourtant je ressens le goût d’incendie sur nos langues enlacées. Mes mains serpentent sur son corps, je dessine chaque centimètre de sa peau ; ses mains prennent le même chemin sur mon corps.
Un bruit nous fait sursauter ; on se regarde, se sourit, s’embrasse encore une fois.
Dans le ciel la fusée de détresse explose, le « S.O.S » sur le bord de plage habilement dressé par les passagers continue de brûler. Quelques minutes s’égrènent. Bien trop longuement pour les autres, pressés d’être sauvés, de rentrer chez eux. Bien trop rapidement pour elle et moi. On est déjà sauvés, ses fêlures doivent ressembler aux miennes, je le sens.
Une heure d’attente, personne n’a encore parlé lorsque des acclamations et des rires éclatent, suivi de pleurs. Au loin des bruits d’avion ; l’espoir enfin récompensé.
Elle se colle à moi. Doucement j’écarte une de ses mèches de son visage, lui embrasse sa tempe gauche et la câline. Ses ongles rouge passion foncent dans ma chevelure, me forcent à me rapprocher. Un long baiser, salé de nos larmes, mes mains qui caressent son dos, ses fesses rebondies ; ses mains qui descendent elle aussi, frôlent à travers mon jean mon sexe tendu. Pendant quelques secondes, on est seuls, entourés mais seuls. On pourrait faire l’amour, là maintenant. Enfin, faudrait que je lui demande comment elle s’appelle d’abord.
Les canadairs poudroient les flammes de leurs eaux salvatrices ; ce qui n’éteint pas les braises de notre désir. Avec regrets, nos bouches se séparent, mais nos sourires resplendissent. Je crois que je pourrai me perdre en elle le temps d’une éternité.
Finalement, ça a du bon un crash d’avion.
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