Mireille (la femme invisible)

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La ferme s’éveillait. Dans la moiteur de leurs stalles, les vaches piétinaient, impatientes d’être délivrées du lait enflant leurs mamelles. Ce matin encore, Frank tarda à s’extirper de sous les couvertures, à enfiler bottes et combinaison, à traverser l’épaisse brume séparant la maison de l’étable.

Quel coup de vieux, pensa-t-il.

La première traite achevée, il traîna sa carcasse déjà fourbue vers la cuisine. Il saisit une tasse dans la pile encombrant l’évier, la rinça d’un simple jet d’eau tiède et s’y versa un reste de café froid. À l’étage, des pas commençaient à s’agiter.

Le bus scolaire arriva dans la cour, trouant le brouillard de ses phares jaunes. Les enfants n’étaient pas prêts, l’aîné toujours en pyjama, le petit assoupi au-dessus d’un bol de lait. De la voix, Frank leur asséna un dernier coup de fouet pour les activer. Lui non plus ne devait pas traîner : les bêtes attendaient d’être sorties. Il faudrait alors nettoyer le sol de l’étable, réparer le relevage du tracteur, passer la herse dans les champs à semer. Frank jeta un œil à l’écran de son portable, grimaça aussitôt ; la météo n'annonçait rien de bon.

En redescendant du pré où il venait d’accompagner les vaches, Frank jeta un œil au potager ; tous les plants avaient flétri, seules verdissaient les mauvaises herbes. Merde, les lapins ! La vue des herbes lui rappela que depuis la veille, il n’avait pas rendu visite aux pauvres bestioles restées sans manger.

Les premiers travaux péniblement achevés, Frank alla déjeuner d’un quignon de pain rassis, sur la table encore encombrée des restes du dîner de la veille et des factures à régler. La frugalité était de mise, faute de temps pour manger, mais surtout faute de provisions dans les placards. La herse attendrait : une virée aux courses s’imposait.

Il ne retrouva la ferme qu’en fin d’après-midi, après une sortie à peine embellie par le minois de la caissière de l’hypermarché. Cette fois, Frank ne s’était même pas senti l’énergie de lui adresser un compliment, tout juste un sourire.

Les vaches mirent toute leur mauvaise volonté au moment de regagner l’étable. Le soleil était déjà bas lorsque Frank referma leurs stalles. Il démarra alors le tracteur pour charger un ballot de foin ; impossible de le déplacer, le relevage de la machine restait en panne. Craignant la réaction des vaches à ce jeûne imposé, Frank mit les mains dans le cambouis pour réparer. Fuite d’huile. Outil tombé dans un recoin inaccessible. Jurons. Main écorchée. Sonnerie de téléphone. L’école allait fermer, l’assistante s’inquiétait que personne ne soit venu chercher les enfants, comme il avait été prévu. Nouveaux jurons.

Dès le retour à la ferme, le voisin cueillit Frank et les gamins devant la portière de leur voiture. Il commenta la météo jamais assez bonne, s’invita pour un café dont il critiqua la préparation, reprocha le manque de propreté de la maison, ânonna quelques non-sens sur l’actualité. Frank, quant à lui, ne parvint qu’à se plaindre de ses journées devenues interminables, alors qu’avant, il n’avait aucun mal à en joindre les deux bouts.

— Et ta femme, alors ? interrogea le voisin. Toujours à l’hosto ?

Frank le congédia aussitôt. Il lui restait encore le foin à charger, les vaches à traire, les poules à rentrer, le dîner à préparer, les courses à ranger, le ménage et la vaisselle à reporter… S’inquiéter pour sa femme ? Cela attendrait.

La ferme ne s’endormait jamais.

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