Chapitre 3 : La Basse Ville
Altior se tenait au bord d’un escalier rouillé, un vestige tremblant qui s’enfonçait dans les entrailles de la Basse Ville. Ici, tout semblait suinter la crasse et la misère. L’air était lourd, chargé d’un mélange nauséabond de métal oxydé, de déjections et de substances chimiques indéfinissables. La plateforme au-dessus de lui – cette frontière physique entre les privilégiés de la Haute Ville et les parias de la Basse Ville – projetait une ombre perpétuelle, étouffant toute lumière naturelle.
La ville s’étalait sous ses pieds en couches désordonnées, comme si chaque génération avait empilé son désespoir sur les ruines de la précédente. Les immeubles étaient des colosses effondrés, leurs façades éventrées laissant entrevoir des intérieurs dévorés par le temps. Entre ces géants déchus, des passerelles branlantes reliaient des bidonvilles suspendus, où des centaines d’âmes survivaient dans des taudis de tôle et de bâches déchirées.
Les rues grouillaient de vie. Des enfants pieds nus jouaient dans des flaques d’eau souillées, tandis que des femmes criaient leurs marchandises à des clients indifférents. Altior remarqua les regards fuyants des passants, les mains agrippant nerveusement leurs poches, comme si chacun redoutait à chaque instant d’être la prochaine victime. Des silhouettes encapuchonnées se tenaient à l’entrée des ruelles sombres, surveillant d’un œil de rapace quiconque oserait s’aventurer sur leur territoire.
La lumière artificielle venait de lampes de fortune, accrochées aux bâtiments ou suspendues à des fils électriques entremêlés comme une toile d’araignée géante. Elles projetaient une clarté blafarde, insuffisante pour illuminer les ombres mouvantes qui semblaient toujours prêtes à engloutir les imprudents.
Mais au milieu de ce chaos, Altior percevait une étrange vitalité. Les rires résonnaient, même dans les pires recoins. Une femme jouait d’un violon désaccordé, attirant un petit groupe autour d’elle. Un vieux vendeur de soupe, affublé d’un sourire édenté, servait des bols fumants à une file de clients. Ces scènes d’humanité contrastées piquaient la curiosité d’Altior tout autant qu’elles le répugnaient.
Altior n’avait pas fait dix mètres dans l’une des allées principales que déjà les regards se braquaient sur lui. Il détonnait ici. Sa démarche hésitante, son habit encore trop propre pour le lieu, tout criait qu’il n’était pas d’ici.
Il s’était arrêté à un carrefour, là où des étals de fortune proposaient de tout : des fruits pourris, des objets volés, et même des pilules de X vendues à la sauvette. Alors qu’il cherchait son chemin dans ce chaos, une main surgit de nulle part et l’agrippa violemment par le col.
— Hé, toi ! cria une voix rauque.
Altior se retrouva face à un colosse au visage déformé par des cicatrices, une mâchoire proéminente qui donnait l’impression qu’il était en train de ronger quelque chose. Derrière lui, deux autres hommes surgissaient, l’un maigre comme un squelette, l’autre arborant une mâchoire métallique qui cliquetait à chaque mouvement de sa bouche.
— J’ai jamais vu ta gueule ici. T’as l’air... neuf. C’est mauvais, ça, ajouta le grand en le poussant violemment contre un mur crasseux.
Altior tenta de protester :
— Je suis... juste de passage. Je cherche quelqu’un.
Le maigre éclata de rire, un ricanement aigu et désagréable.
— Ici, personne cherche personne. Ici, t’es à poil ou t’es mort. C’est comme ça.
Ils commencèrent à le fouiller, leurs mains brutales retournant ses poches. Altior essaya de se débattre, mais un poing lourd comme un marteau lui écrasa l’estomac. Il s’écroula, tombant sur le sol humide et visqueux.
— T’as quoi dans ces poches ?! rugit le colosse en tirant une pièce dorée de sa veste. Oh, c’est mignon. Un riche.
Ils se mirent à rire, et Altior, à genoux, sentit le désespoir monter. Sa bouche saignait d’un coup qu’il n’avait même pas vu venir. Il n’avait jamais été frappé comme ça auparavant, jamais senti l’humiliation d’être à terre, réduit à rien.
Le maigre se pencha, approchant son visage émacié de celui d’Altior.
— Écoute-moi bien, petit prince. Ici, personne t’aidera. Tu veux survivre ? Tu nous donnes tout ce que t’as, et tu dis merci. Sinon...
Il pointa une lame fine et rouillée sous le menton d’Altior, assez près pour qu’il sente la froideur du métal sur sa peau. Les autres regardaient la scène avec des sourires cruels, comme des prédateurs jouant avec leur proie.
— Sinon quoi ? murmura Altior, la voix brisée par la peur.
— Sinon, on te découpe. Et t’auras même pas le temps de t’en souvenir, ricana le grand.
Ils finirent par lui arracher sa veste, ses chaussures, et même la ceinture qu’il portait. En partant, l’un d’eux cracha sur lui avant de lancer :
— Bienvenue dans la Basse Ville, connard. Essaie de survivre avec ça.
Il resta là, recroquevillé sur le sol froid, tremblant de rage et de honte. Il serra les poings, le goût amer de la défaite dans la bouche.
Dans ce marécage de pauverté et de malheur Altior errait sans but, les pieds nus et les vêtements en lambeaux, lorsqu’il atteignit ce qui semblait être une place animée. Ici, des flammes vacillantes jaillissaient de tonneaux métalliques, autour desquels s’étaient regroupées des bandes de sans-abris. Des chiens faméliques rôdaient, leurs yeux brillants d’un éclat affamé.
Il sentit une présence derrière lui.
— T’as l’air d’un mec qui a déjà tout perdu, dit une voix grave et calme.
Altior se retourna brusquement. Devant lui se tenait un homme d’une quarantaine d’années, habillé d’un manteau long en cuir usé. Il avait une barbe poivre et sel, taillée négligemment, et une cicatrice qui lui barrait la joue gauche. Il tenait une cigarette roulée à la main, qu’il portait nonchalamment à ses lèvres.
— C’est quoi ton nom, gamin ? demanda-t-il en exhalant une bouffée de fumée.
— Altior... Altior Vorn, répondit-il, méfiant.
L’homme haussa un sourcil.
— Vorn, hein ? Pas un nom qu’on entend souvent ici. Je m’appelle Rovan Vas. Et si tu veux un conseil, tu devrais te débarrasser de ce nom. Ici, les noms de famille, ça attire les vautours.
Rovan fit signe à Altior de le suivre. Trop épuisé pour protester, il obéit, ses pieds douloureux frappant le béton rugueux à chaque pas. Ils s’éloignèrent des bruits de la place pour pénétrer dans une ruelle plus calme, où des enseignes lumineuses clignotaient faiblement, certaines annonçant des bars douteux, d’autres des commerces aux vitrines brisées.
— Écoute, je vais être franc, commença Rovan en s’appuyant contre un mur. Tu veux survivre ici ? Alors t’as besoin de deux choses : de la monnaie, et de la dope. Parce que dans ton état, t’iras pas loin.
Altior hésita. Il savait qu’il n’avait pas d’autre choix. Ses mains tremblaient, et son corps réclamait déjà une dose de X. Rovan remarqua son agitation.
— Ah, je vois. T’as déjà goûté au X, pas vrai ? Ça te rend pas spécial, tu sais. Ici, tout le monde en prend. La moitié des gamins que t’as croisés en sont déjà accros.
Il fouilla dans sa poche et en sortit une fiole contenant un liquide translucide.
— Tu veux ça ? demanda-t-il, un sourire narquois sur les lèvres. Alors va falloir bosser, gamin.
Rovan guida Altior jusqu’à une petite bâtisse délabrée, à l’écart des principales zones animées. À l’intérieur, un homme trapu, presque chauve, avec une barbe touffue et un tablier taché de liquide noir, était occupé à mélanger des substances dans des fioles poussiéreuses. Une odeur nauséabonde de produits chimiques et de chair en décomposition flottait dans l’air, faisant naître une boule au ventre chez Altior.
— C’est ton apprenti, ça ? demanda l’homme d’une voix bourrue en toisant Altior.
— Pas encore. Mais il a besoin d’un coup de main, répondit Rovan en allumant une cigarette.
L’homme lâcha un rire sec et agita une main gantée.
— T’as intérêt à être utile, gamin. Sinon, j’ai pas de temps à perdre avec des paumés.
Rovan s’avança et désigna un sac posé sur une table.
— Là-dedans, y’a du faux X. T’as qu’à le vendre comme si c’était du vrai, à ceux qui sont trop désespérés pour faire la différence.
Altior ouvrit le sac et observa le contenu. Des fioles semblables à celles contenant du vrai X, mais leur liquide avait une teinte légèrement plus terne.
— Et si quelqu’un s’en rend compte ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
— Alors tu cours, répondit Rovan en haussant les épaules. Mais avant qu’ils pigent, t’auras déjà ton fric. C’est ça ou rien.
Altior sentit un frisson lui parcourir l’échine. C’était là, la ligne qu’il devait franchir ? Mentir, tricher pour survivre ?
— Dépêche-toi, gamin. Chaque minute que tu perds ici, c’est une chance de plus de crever dehors, ajouta Rovan en soufflant un nuage de fumée.
Altior se retrouva dans une nouvelle zone de la Basse Ville, encore plus oppressante. Ici, les murs suintaient d’humidité, et des tuyaux rouillés déversaient des filets d’eau trouble dans les ruelles. Des ombres passaient furtivement, certaines murmurant des propositions incompréhensibles, d’autres tendant la main dans l’espoir d’un morceau de pain ou d’une pièce.
Il serrait le sac contre lui, ses mains tremblant légèrement. Il croisa le regard d’un enfant assis sur une caisse, une seringue encore plantée dans son bras maigre. Ses yeux vitreux ne reflétaient rien, sinon le vide.
— Hé, toi, là-bas ! cria une voix rauque.
Altior sursauta. Un homme à la peau tirée, les joues creusées par une maigreur maladive, s’avança. Ses yeux jaunes et injectés de sang dévoraient Altior du regard.
— T’as du X ? Donne-moi du X !
Altior tenta de cacher sa nervosité.
— Oui... mais c’est pas gratuit, murmura-t-il en sortant une fiole du sac.
L’homme plongea la main dans ses poches, en sortant quelques billets froissés et des pièces rouillées.
— Tiens, prends tout, mais file-moi ça, bordel !
Altior tendit la fiole, et l’homme la saisit avec une telle force qu’il manqua de la faire tomber. Il l’ouvrit à la hâte et versa le liquide directement dans sa bouche, ignorant le goût étrange. Après quelques secondes, il se laissa tomber contre un mur, un sourire béat sur le visage.
Altior sentit un mélange d’écoeurement et de triomphe. Il avait vendu sa première dose. Mais ce sentiment fut de courte durée, car à quelques mètres de là, un groupe d’hommes tatoués s’approchait.
— Toi, là ! cria l’un d’eux, un géant chauve avec un tatouage en forme de crâne sur le cou. Tu vends sur NOTRE territoire ?
Altior tenta de reculer, mais ils étaient déjà sur lui. L’un des hommes le saisit par le col et le plaqua violemment contre un mur.
— C’est qui qui t’a donné le droit de vendre ici, hein ? hurla-t-il en serrant sa main autour de la gorge d’Altior.
— C-c’est pas ce que vous croyez ! balbutia Altior, suffoquant.
— Pas ce qu’on croit ?! Un gamin comme toi qui fait le malin sur notre terrain ? Tu sais ce qu’on fait aux petits malins ?
Ils commencèrent à le passer à tabac, leurs coups s’abattant sans pitié sur son visage et son torse. Alors qu’il sentait sa conscience vaciller, une voix familière résonna.
— Ça suffit, bande de chiens.
Rovan était là, une arme en main. Sa voix portait une autorité qui fit hésiter les hommes.
— T’as quelque chose à dire, vieux ? cracha le géant tatoué.
— Ouais. Si vous touchez encore à mon gars, c’est moi qui vous enterre.
Après un moment de tension, les hommes reculèrent à contrecœur, lançant des regards noirs à Altior.
— Tu vois, gamin, dit Rovan en le relevant par le bras. Ici, personne te respectera tant que t’auras pas fait tes preuves. Et crois-moi, vendre des faux trucs, c’est pas suffisant.
Rovan et Altior marchèrent dans un silence pesant à travers un enchevêtrement de ruelles sombres. Plus ils s’enfonçaient dans cette partie reculée de la Basse Ville, plus l’air devenait lourd. L’odeur de moisissure se mêlait à celle, plus acide, de produits chimiques. Les rares passants détournaient les yeux, comme s’ils savaient que ce chemin ne menait qu’à l’horreur.
— Écoute bien, commença Rovan après une longue hésitation. Ce que tu vas voir, peu de gens en sortent indemnes. Tu veux survivre ici ? Il va falloir encaisser. Pas le choix.
Altior jeta un regard interrogateur à son compagnon. C’était la première fois qu’il voyait Rovan si sérieux, presque... inquiet.
— Pourquoi tu me montres ça ? demanda Altior, méfiant.
— Parce que t’as besoin de savoir à qui tu fais face. Si t’as un jour une chance de faire quoi que ce soit ici, il faut comprendre le pouvoir qu’ils ont... et pourquoi personne ne s’oppose à eux. Allez, bouge.
Ils pénétrèrent dans un bâtiment en ruine, aux murs rongés par l’humidité. Une large porte en métal, cabossée et rouillée, barrait l’entrée d’un escalier plongeant dans les ténèbres. Dessus un dessin, encore cette femme avec les cheveux au vent. Cette fois-ci le dessin était rouillé et les détails effacés par le temps. Altior regarda la femme, interloqué, comme si c’était elle qui allait leur ouvrir la porte.
Rovan tapa une série de coups sur la porte, dans un rythme précis. Un bruit de verrou se fit entendre, et la porte s’ouvrit lentement, dans un grincement lugubre.
Un homme au visage émacié, vêtu d’un uniforme gris, leur fit signe d’entrer sans un mot. Altior sentit immédiatement la différence d’atmosphère. L’air était plus froid, chargé d’une odeur métallique et organique qui retournait l’estomac. Les murs, bien que solides, suintaient une humidité poisseuse. Chaque pas résonnait comme un glas funèbre dans ce lieu souterrain.
— Reste près de moi, murmura Rovan. T’as pas envie de te perdre ici.
Ils descendirent un long escalier en colimaçon, jusqu’à ce qu’ils atteignent un corridor faiblement éclairé par des lampes au néon vacillantes. Altior remarqua des traces sombres sur le sol – du sang séché, à peine nettoyé. Le silence était oppressant, entrecoupé de cris étouffés provenant des profondeurs.
Ils arrivèrent enfin à une vaste salle qui s’ouvrait devant eux, révélant l’enfer.
Altior resta figé, incapable de comprendre immédiatement ce qu’il voyait. La pièce était gigantesque, presque industrielle, mais chaque détail suintait une monstruosité inimaginable.
Des cages métalliques tapissaient les murs sur plusieurs étages, empilées jusqu’au plafond. À l’intérieur, des nouveau-nés, des dizaines, des centaines. Certains pleuraient faiblement, d’autres étaient d’un calme inquiétant, leurs regards vides fixant le vide. Leur peau translucide, marquée par des bleus et des veines apparentes, semblait trop fragile pour supporter ce qu’ils enduraient.
Des machines étaient reliées à chaque cage, un réseau de tubes et de pompes aspirant des liquides jaunâtres et rouges des petits corps enfermés. Le bruit mécanique incessant de ces pompes rendait l’atmosphère encore plus insoutenable. Chaque extraction provoquait des spasmes chez les nourrissons, comme s’ils étaient vidés de leur propre vie.
— C’est ici que tout commence, murmura Rovan en posant une main sur l’épaule d’Altior.
Altior sentait son cœur battre à tout rompre. La nausée montait.
— Qu... quoi ? bredouilla-t-il.
— Le X, gamin. Le vrai X. C’est là qu’il est fabriqué.
Rovan se rapprocha d’une cage et observa un bébé qui tremblait sous l’effet des pompes. Il retira une cigarette de sa poche, mais hésita à l’allumer, comme si le poids du lieu l’empêchait même de fumer.
— Ces mômes... ils naissent ici. Ils ne voient jamais la lumière du jour. Juste des corps, des ressources pour les têtes de la Haute ville.
Altior recula, les mains tremblantes.
— C’est pas possible... C’est pas... humain.
Rovan hocha la tête.
— Non, c’est pas humain. Mais c’est comme ça que le monde tourne, ici. Tu sais pourquoi le X est si recherché ? Parce que c’est une putain de bénédiction. Il te donne tout ce que t’as jamais voulu : force, euphorie, puissance... mais il faut bien un prix à payer.
Il désigna une machine plus imposante, où les liquides extraits des bébés étaient mélangés à d’autres substances dans des réservoirs en verre.
— Le X, c’est ça. Du sang, des hormones, tout ce que ces corps frêles peuvent produire. Ils vivent juste assez longtemps pour qu’on les vide jusqu’à la dernière goutte. Après...
Rovan s’interrompit et tourna la tête vers une autre section de la salle. Altior suivit son regard et vit une pile de petits corps inertes, jetés comme des déchets, certains encore reliés à leurs tubes.
C’en était trop. Altior s’agenouilla et vomit, le corps secoué par des spasmes incontrôlables.
— Ça fait toujours cet effet la première fois, murmura Rovan.
— Et le faux X ? demanda Altior d’une voix rauque, en s’essuyant la bouche.
— Le faux X, c’est... moins pire. C’est juste de la merde synthétique qu’on vend pour arnaquer les pauvres bougres. Mais au moins, personne meurt pour ça, répondit Rovan.
Altior se releva, les jambes flageolantes.
— Comment tu peux être... calme ? Comment tu peux travailler pour eux après avoir vu ça ?
Rovan haussa les épaules, le visage dur.
— Parce que j’ai pas le choix, gamin. Et toi non plus. Personne n’a le choix ici.
Altior se tourna de nouveau vers les cages, son regard s’arrêtant sur un bébé qui tendait une main chétive à travers les barreaux. Une larme coula le long de sa joue, mais il l’écrasa violemment d’un revers de main.
Il se redressa lentement, ses poings tremblants, non pas de peur mais d’une colère qui grandissait en lui, comme un feu alimenté par chaque détail abject de la scène. Ses pensées, d’abord chaotiques, se recentrèrent sur un seul visage. Celui d’Eris. Ou plutôt, sur la famille qu’elle incarnait.
Les Kale.
Ces monstres qui prétendaient être les gardiens de l’ordre et de la morale. Ces hypocrites, bien à l’abri dans leur monde lumineux, ignorant – ou feignant d’ignorer – la puanteur qui s’élevait des profondeurs de la Basse Ville. Mais Altior savait maintenant. Leur pouvoir, leur richesse… tout cela était construit sur des fondations aussi immondes que celles de cette usine.
Il serra les dents, un rictus déformant son visage. La haine le submergeait. Une haine froide et méthodique.
— Ils savaient... Ces enfoirés savaient forcément.
Rovan fronça les sourcils, interloqué.
— Qui ça, « ils » ?
Altior ignora la question, ses pensées s’emballant. Ce n’était plus seulement une question de survie ou de moralité. C’était personnel. Ce qu’il voyait ici, ce n’était pas seulement un crime contre l’humanité. C’était une trahison, un rappel cruel que la lumière du monde d’Eris n’était qu’un masque, cachant des ténèbres encore plus profondes que celles de la Basse Ville.
Il passa une main tremblante dans ses cheveux, essayant de garder le contrôle. Mais les images des bébés dans les cages, de leurs petits corps mutilés, se superposaient à celles de la richesse opulente des Kale.
— Ils vont payer, murmura-t-il, presque inaudible.
— Qui va payer ? insista Rovan, désormais méfiant.
Altior leva les yeux, ses pupilles brûlant d’une rage intense.
— La famille Kale. Ces salopards prétendent être des modèles, des bienfaiteurs, mais regarde autour de toi ! Tout ça, c’est leur faute. Si personne n’arrête ces putains de malades, c’est parce qu’ils ferment les yeux, parce que ça les arrange.
Il se tourna brusquement vers Rovan, sa voix montant en puissance.
— Ils s’assurent que le X continue de couler dans les veines de cette ville, que tout le monde reste sous contrôle, juste pour protéger leur petit empire. Je vais les détruire, Rovan. Je vais tout faire pour que tout le monde les voie pour ce qu’ils sont. Des lâches, des profiteurs…
Il fit un pas vers la pile de corps inertes, son regard noir fixé sur les petits cadavres.
— Je vais leur faire porter tout ça. Ce cauchemar... Je vais leur en coller la responsabilité, et je m’assurerai que leur nom soit traîné dans la boue.
Rovan resta silencieux, observant Altior avec attention. Ce n’était plus le gamin tremblant et paumé qu’il avait rencontré. Il voyait devant lui quelqu’un d’autre. Quelqu’un de brisé, mais aussi quelqu’un de dangereux.
— C’est une pente glissante, gamin, finit-il par dire, d’un ton calme. Tu fais ce que tu veux, mais fais gaffe. La haine, ça consume vite.
— Tant mieux, cracha Altior. Si c’est ce qu’il faut pour en finir avec eux, alors qu’elle me consume.
Il se détourna, serrant les poings si fort que ses ongles s’enfoncèrent dans sa paume, traçant des lignes de sang. Rovan ne dit rien de plus, se contentant de le suivre en silence alors qu’Altior avançait à grands pas hors de la salle. Mais une chose était claire : la Basse Ville avait déjà commencé à changer Altior Vorn, et ce n’était que le début.
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