Chapitre 5 : La ghoule et son ombre
Le temps avait sculpté Altior comme un sculpteur cruel. Les années dans la Basse Ville l’avaient taillé à coups de lames, de poings et de regards venimeux. Il n’était plus un gamin perdu, mais une légende murmurée dans les ruelles crasseuses et les bouges enfumés.
Les cicatrices marquaient son corps comme un parchemin de douleur, chacune racontant une histoire qu’il ne prenait plus la peine de partager. Mais la pire de ses blessures était invisible, ancrée profondément en lui. Chaque fois qu’il traversait une usine de X, que l’odeur chimique lui brûlait la gorge, que ses bottes écrasaient les résidus cristallins de cette saloperie, il sentait la rage le ronger de l’intérieur.
Les Kales.
Leur nom hantait encore ses nuits.
Il avait fouillé, creusé, questionné. Au fil du temps, un schéma s’était dessiné : les Kale n’étaient pas seulement des consommateurs de X, ils en étaient les distributeurs principaux dans la Haute Ville. Ils déversaient leur poison dans les veines de la société en se cachant derrière des façades respectables. Et pire encore, ils investissaient massivement dans la Basse Ville.
Non pas pour aider.
Non pas pour contrôler.
Mais pour fabriquer.
Altior avait découvert des preuves accablantes : des sommes colossales payées à des femmes pour qu’elles accouchent d’enfants destinés à l’extraction d’hormones et de sang, des pots-de-vin versés pour faire taire ceux qui posaient trop de questions, des stocks de X surgissant de nulle part dans les ghettos les plus profonds.
Les Kale ne se contentaient pas de vendre le poison. Ils en étaient l’origine.
Et Altior attendait son moment pour les détruire.
Quant à sa relation avec Brenn, aux yeux d’Altior il restait une énigme. Au fil des années, Altior et Rovan étaient devenus ses hommes de confiance – ou du moins, c’est ce qu’il leur laissait croire. Lorsqu’un travail nécessitait une violence chirurgicale, il les envoyait. Lorsqu’une situation semblait désespérée, il les jetait dans la gueule du loup. Toujours plus loin. Toujours plus dangereux.
Parfois, Altior se demandait s’il n’était qu’un pion entre ses mains.
D’autres fois, il avait presque l’impression qu’un étrange respect existait entre eux. Comme un dompteur et ses fauves. Un lien fait d’acier et de défiance.
Mais dans ce monde, les illusions étaient mortelles.
Brenn les convoqua dans l’arrière-boutique d’un bar miteux, un endroit où l’odeur de la sueur et du tabac se mêlait aux relents de whisky éventé. Il les jaugea un instant de son regard perçant avant de lâcher, d’un ton presque désinvolte :
— J’ai du sale pour vous.
Altior et Rovan échangèrent un regard. "Du sale" dans la bouche de Brenn voulait toujours dire la même chose : un travail où la morale n’avait pas sa place.
— Un réseau commence à empiéter sur notre territoire. De petits joueurs, mais ils deviennent gênants.
Il lança un dossier sur la table. Une liasse de photos, des noms griffonnés à la hâte. De jeunes visages, des locaux minables.
— Ils vendent leur propre dope. Pas du X, mais un truc assez proche. Suffisant pour attirer l’attention.
Rovan feuilleta le dossier.
— C’est des gamins.
— Des gamins qui pensent pouvoir exister dans mon dos. Le regard de Brenn se durcit. Vous allez les effacer. Tous.
Silence.
Altior fixa les photos. Pas de gros bonnets. Pas de criminels aguerris. Juste des survivants qui avaient tenté leur chance. Des pauvres types comme ceux qu’il croisait tous les jours. Comme ceux qu’il aurait pu être, dans une autre vie.
Il sentit le regard de Brenn peser sur lui.
— Un problème ? demanda-t-il d’une voix douce, presque amusée.
— Non.
Brenn sourit légèrement.
— Soyez efficaces. Faites-le avec style.
Il se leva et leur tourna le dos. La discussion était terminée.
Rovan ramassa le dossier et souffla en secouant la tête.
— On va vraiment buter des gamins, là ?
Altior prit une seconde avant de répondre.
— On va voir ce qu’ils valent.
Son regard s’attarda une dernière fois sur Brenn, qui faisait semblant de ne plus s’intéresser à eux.
Mais Altior savait.
Il les testait. Encore. Toujours.
La mission était simple : nettoyer un entrepôt où un réseau concurrent tentait d’empiéter sur le territoire des Vendus.
Une routine pour Altior et Rovan.
Ils avaient planifié leur assaut avec minutie, synchronisé leurs mouvements, anticipé la moindre résistance.
Mais lorsqu’ils poussèrent la porte rouillée de l’entrepôt, ils furent accueillis par un silence morbide.
Les cadavres étaient déjà là.
Les murs étaient éclaboussés de sang. L’odeur métallique flottait encore dans l’air. Des corps gisaient sur le sol, certains affalés sur des caisses, d’autres à moitié tranchés, et d’autres encore figés dans une expression de terreur absolue.
Et au milieu de ce carnage, une silhouette sautillait sur un bureau, comme si elle dansait sur un air que seuls ses démons pouvaient entendre.
— Bordel de merde… souffla Rovan.
La fille pivota vers eux, un sourire fendu jusqu’aux oreilles.
— Salut les vioc, vous en avez mis du temps !
Elle descendit d’un bond souple et atterrit entre les cadavres avec l’aisance d’un chat. Dans sa main, un couteau encore dégoulinant de sang.
— J’ai bien cru que j’allais devoir jouer toute seule jusqu’à l’aube.
Rovan leva immédiatement son arme sur elle.
— T’es qui, toi ?
Elle ne sembla même pas le remarquer.
— Moi ? Elle tendit les bras, comme si elle allait annoncer un tour de magie. Pixie ! Pixie la magnifique, Pixie la merveilleuse, Pixie la grande nettoyeuse d’entrepôts encombrants.
Altior, lui, ne bougeait pas. Il l’observait. Il analysait.
Elle était jeune, probablement seize ou dix-sept ans. Un petit bout de femme aux vêtements usés, aux yeux trop vifs et au sourire trop large. Elle dégageait une énergie étrange, comme une tempête contenue dans un corps trop frêle.
Il y avait de la folie chez elle. Mais pas seulement.
— Tu les as tous tués seule ? demanda-t-il enfin.
Elle leva son couteau et l’essuya sur le col d’un des cadavres avant de le ranger dans sa manche avec une aisance naturelle.
— Tu trouves ça impressionnant ? Elle haussa les épaules. Je trouvais que c’était un peu facile, mais faut dire qu’ils avaient une garde catastrophique.
Rovan serra les dents.
— C’est quoi ton problème, au juste ?
Elle éclata de rire, un rire cristallin et incontrôlable.
— Oh, roro, t’es tellement sérieux !
Le regard de Rovan s’assombrit instantanément.
— Ne m’appelle pas comme ça. Et comment tu me connait ?
— Trop tard. Elle s’approcha d’Altior, sans la moindre crainte, et l’observa comme un enfant fasciné par un jouet cassé. Toi, par contre… T’as une belle gueule. Un peu abîmée, un peu hantée, comme si tu vivais tes propres cauchemars…
Elle tapota sa tempe du bout du doigt.
— Toi et moi, on se ressemble, tu trouves pas ?
Altior ne répondit pas. Il n’avait jamais rencontré quelqu’un comme elle.
Elle n’avait ni peur, ni but, ni loyauté. Juste une envie de chaos et de mouvement.
Elle était libre.
— Tu prends du plaisir à faire ça ? dit-il enfin.
Elle haussa les épaules.
— J’adore ça. Mais ce n’est pas la bagarre, ni le sang. Elle tourna sur elle-même, les bras levés comme une danseuse folle. J’aime les imprévus, j’aime le bordel, j’aime quand les choses explosent et… les bonbons au caramel !
Son regard devint plus perçant.
— Et toi ?
Il se surprit à sourire.
— Moi, j’aime la précision… et les bonbons au fruits.
Elle claqua des doigts.
— Oh, comme c’est intriguant ! Désormais on sera une équipe : La magnifique Pixie, le précis Altior et le gros relou du fond.
— Non. Rovan s’interposa immédiatement. On l’embarque pas. Elle va nous attirer que des emmerdes. Elle est aussi stable qu’un accro au X en fin de vie.
Pixie fit la moue.
— Oh, roro, t’es vexé parce que j’ai fait votre mission avant vous ? Ou c’est pour le « gros relou du fond » ?
Rovan l’ignora et se tourna vers Altior.
— Elle est cinglée. On s’en va.
Mais Altior savait.
Cette fille n’allait pas disparaître. Elle s’accrochait à la vie comme une tique sur un chien errant, et maintenant qu’elle avait trouvé quelque chose qui l’amusait, elle n’allait pas le lâcher.
— Elle nous suivra quoi qu’il arrive, dit-il calmement. Autant l’embarquer Brenn trouveras bien un truc à faire avec elle.
Pixie lui adressa un sourire radieux.
— Exactement ! T’es intelligent, toi.
Elle s’avança et s’accrocha à son bras comme une gamine enthousiaste.
— Allez, faut fêter notre nouvelle équipe !
— Ce n’est PAS une équipe.
— Bien sûr que si, RORO.
Rovan serra le poing, cette rencontre lui laissait un gout d’emmerdes.
Altior, lui, souriait toujours.
Il ne savait pas pourquoi, mais il sentait qu’elle allait changer quelque chose. Peut-être parce qu’au fond, il voyait en elle un reflet déformé de lui-même.
Le bureau de Brenn était plongé dans une semi-obscurité. Une seule lampe éclairait la pièce, projetant des ombres sur les murs chargés de cartes, de dossiers et d’armes posées çà et là.
Brenn était assis derrière son bureau, une cigarette coincée entre ses doigts. Quand Altior, Rovan et Pixie entrèrent, il leva à peine les yeux.
— Elle dégage.
Le ton était froid, tranchant.
Pixie s’arrêta net, puis éclata de rire.
— Oh, t’es direct toi, j’aime bien !
Brenn expira lentement une volute de fumée, l’ignorant totalement.
— J’ai pas besoin d’une folle dans mes rangs. Il fixa Altior. C’est quoi, ça ? Un animal de compagnie ?
Rovan croisa les bras, satisfait.
— Enfin quelqu’un qui comprend.
Pixie le regarda avec un sourire moqueur.
— Roro, sérieux, tu vas me manquer quand je serai partie.
Brenn tapota sa cigarette contre le bord du cendrier, un air d’agacement sur le visage.
— Altior, tu perds ton temps avec elle.
Mais Pixie sortit un tas de feuilles pliées de sa veste et les jeta sur le bureau de Brenn.
— T’es sûr de pas en avoir besoin ?
Brenn haussa un sourcil avant de saisir les documents.
Ses yeux parcoururent les premières lignes et, aussitôt, son expression changea.
Silence.
Rovan et Altior échangèrent un regard.
Brenn écrasa brutalement sa cigarette dans le cendrier avant de poser les feuilles à plat sur son bureau.
— Où t’as trouvé ça ?
Pixie s’installa sur une chaise en posant ses pieds sur le bureau comme si elle était chez elle.
— Chez nos copains morts, dans l’entrepôt. Elle fit tourner un couteau entre ses doigts. J’suis tombée dessus en cherchant de quoi dessiner.
Altior prit les documents et lut rapidement. Son regard se durcit.
— Les Cafards préparent une purge.
Les Cafards, un des gangs rivaux, prévoyaient d’attaquer les Vendus dans une offensive totale. Une extermination.
Brenn, impassible, se leva lentement et alla vers l’une des cartes sur le mur. Son index traça une ligne invisible, reliant différents points stratégiques de la Basse Ville.
— Une guerre.
Le mot tomba dans la pièce comme une lame sur une gorge.
Les semaines passèrent, les tensions entre les cafards et les vendus continuait de croitre sans jamais dépasser les limites. Tout le monde savait que le moindre faux pas déclencherait quelque chose de mauvais. Quant à Altior, les rumeurs sur lui et sa bande s’étendit comme une traînée de poudre dans la Basse Ville.
Les trois ensemble formaient une force redoutable. Altior en tête, méthodique et implacable. Rovan, son ombre, loyal et réfléchi. Pixie, l’élément chaotique, imprévisible et létale.
Mais ce trio était loin d’être harmonieux.
Le conflit entre Pixie et Rovan grandissait jour après jour, une fissure qui menaçait de devenir un gouffre.
Tout explosa un soir, lors d’une mission simple en apparence.
Un message avait été intercepté : un lieutenant des Cafards devait rencontrer un contact dans une taverne miteuse, La Pince Rouillée. Brenn voulait qu’ils obtiennent des informations, et, si possible, envoient un message clair.
— Discrétion. avait ordonné Altior en entrant dans l’établissement.
L’ambiance était moite, l’odeur d’alcool et de sueur omniprésente. Le contact était assis au fond, un homme nerveux qui jetait des coups d'œil autour de lui comme un rat traqué.
— On s’en occupe comment ? demanda Pixie en faisant tourner un de ses couteaux entre ses doigts.
— On l’attrape vivant, répondit Rovan en croisant les bras.
— Ou on lui coupe la langue et on le regarde essayer de parler, rétorqua Pixie avec un sourire innocent.
— T’es malade, Pixie.
Elle éclata de rire.
— Merci Roro, c’est le plus beau compliment que tu m’aies fait !
Rovan serra la mâchoire, mais Altior l’ignora.
Ils s’approchèrent de la table.
— T’es pas censé être là. déclara Altior en s’asseyant en face du contact.
L’homme sursauta et tenta de se lever. Pixie fut plus rapide.
Avec une vitesse fulgurante, elle planta un couteau dans la table, à quelques centimètres de sa main.
— Bouille de rat reste tranquille, c’est un bon conseil.
Le type pâlit instantanément.
— J-Je sais rien, je vous jure !
Altior s’accouda à la table, imperturbable.
— C’est marrant, j’ai l’impression que t’es sur le point de mentir.
— Non, non ! Je… J’ai juste un message à donner…
— Quel message ?
Le type hésita. Grosse erreur.
Pixie glissa un deuxième couteau sur la table, le faisant tournoyer sous ses doigts.
— Je parie que c’est un message du genre ‘On va tous vous buter’, c’est ça ?
Il trembla, regardant Pixie comme si elle était un monstre.
Rovan fronça les sourcils.
— Tais-toi, Pixie.
Elle lui adressa un regard faussement offusqué.
— Oh, pardon, monsieur sérieux. Tu veux qu’on attende qu’il nous la joue théâtre et qu’il nous balance des conneries ?
— On fait les choses proprement.
— Proprement ? Elle roula des yeux. On a pas le temps pour ta morale à deux balles.
D’un mouvement fluide, elle attrapa le bras du type et posa son couteau juste sous son auriculaire.
— J’te donne trois secondes pour dire la vérité, sinon tu vas apprendre ce que ça fait d’écrire avec trois doigts.
Le regard d’Altior se durcit.
— Pixie. Lâche-le.
Elle ne bougea pas tout de suite.
Son sourire était toujours là, mais quelque chose d’indéchiffrable passa dans ses yeux.
— Tu veux qu’on fasse comme Roro et qu’on attende ?
Rovan explosa.
— T’ES DÉBILE OU QUOI ?! ON DOIT L’INTERROGER, PAS L’AMUSER !
Pixie le fixa, sans broncher.
Puis, elle lâcha l’homme.
— D’accord, d’accord. Monsieur le chef a parlé.
Rovan la fusilla du regard.
Altior sentit la tension entre eux atteindre un sommet.
— Maintenant, parle. grogna-t-il en regardant le contact.
L’homme trembla avant de déballer tout ce qu’il savait : une cargaison d’armes devait arriver dans trois jours pour les Cafards, financée par un investisseur anonyme.
Altior enregistra l’information, puis se leva.
— On a ce qu’on voulait. On s’en va.
Il marcha vers la sortie, Rovan sur ses talons.
Pixie resta un instant en arrière.
Le type tremblait encore, soulagé d’être en vie.
Pixie le fixa un instant, puis, d’un geste rapide, elle lui planta son couteau dans la main.
Il hurla.
— Ça, c’est pour le plaisir. chuchota-t-elle avant de le laisser en plan.
Rovan la regarda comme si elle était une aberration.
— T’es tarée…
Pixie haussa les épaules.
— Tu veux que je te dise un secret, Roro ?
Elle s’approcha, un sourire étrange aux lèvres.
— Je crois que finalement, j’aime ça.
Et elle partit, sautillant presque, laissant Rovan figé, la mâchoire crispée.
Altior soupira.
Entre Rovan et Pixie, ce n’était plus une simple tension.
C’était une poudrière prête à exploser.
Malgré la pression, malgré la menace de guerre qui planait, une chose avait changé.
Brenn.
Altior avait toujours respecté Brenn, mais il le voyait désormais sous un autre jour.
L’homme qui était autrefois une énigme froide et distante lui semblait soudain… humain.
Il ne donnait plus seulement des ordres. Il partageait des conseils.
Il lui racontait des histoires sur la Basse Ville, sur les erreurs qu’il avait vues, sur les trahisons qui avaient failli lui coûter la vie.
Un soir, alors qu’ils étaient seuls, Brenn posa un verre de whisky devant lui.
— Tu sais pourquoi je t’ai pris sous mon aile, gamin ?
Altior haussa les épaules.
— Parce que je suis efficace ?
Brenn sourit en secouant la tête.
— Parce que t’es pas un chien. La Basse Ville est remplie de chiens errants qui mordent tout ce qu’ils voient. Toi, t’es autre chose.
Il but une gorgée, le regard perdu dans le vide.
— Tu vois la partie d’échecs là-bas ?
Il désigna un vieux jeu posé sur une table.
— Tout le monde croit que le Roi est la pièce la plus importante. C’est faux.
Il pointa une autre pièce.
— Le vrai pouvoir, c’est le Cavalier. Lui, il peut contourner les règles. Il surprend.
Brenn fixa Altior.
— Toi, t’es mon Cavalier.
Altior ne répondit pas, mais une chose était sûre.
Ce n’était plus seulement un mentor.
C’était un homme qui, d’une certaine manière, voyait en lui ce qu’il aurait pu être.
Un fils.
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