Chapitre 6 : A feu et à sang
La Basse Ville n’était plus qu’un champ de ruines, détruite par la guerre entre les vendus et les cafards. Il n’y avait plus de neutralité. Chaque personne se devait de choisir son camp.
Les rues étaient devenues un immense champ de bataille où chaque gang se battait pour son propre intérêt. Les Cafards voulaient la chute de la Haute Ville. Les Vendus, eux, se battaient pour protéger les usines de X et la contrebande vers la surface. Chaque immeuble délabré était un bastion, chaque ruelle un piège mortel.
Altior avançait au milieu du chaos, indifférent au vacarme de la guerre. Il ne prêtait même plus attention aux cadavres qui jonchaient le sol, certains encore fumants, d’autres méconnaissables après avoir été broyés par la brutalité des affrontements. La guerre était devenue un bruit de fond.
Depuis des semaines, Altior gérait les transactions les plus importantes des Vendus.
Il rencontrait des hommes de la Haute Ville.
Des hommes propres, parfumés, vêtus de costumes impeccables qui tranchaient avec le décor crasseux des souterrains. Ces hommes le regardaient avec un mélange de dédain et de curiosité, comme un chien de combat bien dressé.
— Vous assurez toujours la production ? demandait l’un d’eux d’une voix polie.
— Rien ne change.
— Et la guerre ?
— Elle ne concerne que ceux qui n’ont rien à perdre.
Mensonge.
La guerre concernait tout le monde. Mais Altior jouait le jeu de Brenn. La contrebande devait continuer. Les flux d’Exalt devaient remonter. Rien ne devait perturber l’équilibre fragile entre la Haute et la Basse.
Mais chaque fois qu’Altior échangeait un regard avec ces hommes de la surface, il sentait une rage grandir en lui.
Ces hommes vivaient loin de la crasse, loin des corps empilés dans les ruelles, loin des enfants qui crevaient la bouche ouverte sous l’effondrement d’un immeuble, loin de ces usines à X immondes et impures. Et ils osaient parler d’ordre et d’économie.
Les affaires continuait à marcher pour les vendus mais les soucis d’Altior étaient plus complexes. Il commençait à ressentir une cassure chez son ami le plus proche, Rovan.
La première fois qu’Altior remarqua le regard noir de Rovan, il n’y prêta pas attention.
Une remarque sarcastique ici, un silence de trop là. Ce n’était rien d’inhabituel. Rovan n’avait jamais été un homme expansif. Il encaissait et il avançait. Mais ces derniers temps, quelque chose avait changé.
Il n’était plus simplement méfiant.
Il était en colère.
Les réunions avec Brenn étaient devenues des tests de patience.
Un soir, assis autour d’une table dans l’arrière-salle d’un bar, Altior et Rovan écoutaient leur chef exposer son plan pour contrer les Cafards.
— On sécurise les usines, on coupe leur réseau, et on les pousse à crever à petit feu, expliqua Brenn en traçant des cercles avec son doigt sur la carte usée.
— Donc on joue la défense ? cracha Rovan, le regard sombre.
— On joue l’intelligence.
— On joue les chiens de la Haute Ville.
Un silence pesa sur la pièce. Brenn leva lentement les yeux vers lui.
— Tu crois qu’on a le luxe de faire les héros, gamin ?
— Je crois qu’on aurait le luxe de tout cramer si on arrêtait de leur obéir.
Brenn rit, un rire sec et moqueur.
— Tu veux quoi, Rovan ? Une guerre totale ? T’es prêt à voir la Basse Ville être rasée juste pour ton putain d’idéalisme ?
— J’suis prêt à voir autre chose que cette merde où on se fait acheter comme des putains.
Altior observait la scène, impassible. Il avait déjà choisi son camp. Mais voir Rovan défier Brenn de cette manière… C’était nouveau.
Brenn secoua la tête.
— Tu piges rien. La Haute nous tient par les couilles. Tu crois que la guerre, c’est une question de cran ? Non. C’est une question de ressources. Tu crois que les Cafards en ont assez pour tenir plus de deux semaines ?
— Et toi, tu crois quoi ? Que les riches vont te remercier pour service rendu quand t’auras fini d’assurer leur putain de X ?
Cette fois, ce fut Altior qui posa sa main sur l’épaule de Rovan.
— Ça suffit.
Rovan se dégagea violemment. Il les regarda tous les deux. Un regard de pure frustration.
— Vous êtes des foutus esclaves.
Il quitta la pièce en claquant la porte.
Mais le problème, c’est que ça ne s’arrêta pas là.
Toutes les discussions avec Rovan tournaient désormais autour de la révolution, du changement.
Les mercenaires et les gangsters n’avaient jamais été des idéalistes. Tout le monde survivait. Point. Mais Rovan n’arrivait plus à fermer les yeux. Quelque chose avait changé en lui.
Altior l’avait toujours connu froid et méthodique, pragmatique, prêt à faire ce qu’il fallait pour grimper les échelons. Mais aujourd’hui, il parlait d’injustice, d’un monde qu’il voulait renverser.
Ils marchaient dans une ruelle éventrée par un énième affrontement entre les deux camps, le sol couvert de sang noirci et de douilles vides.
— Tu vois ça, Altior ? fit Rovan en désignant les corps laissés à l’abandon.
— Ouais.
— Ça te fait rien ?
Altior haussa les épaules.
— On a grandi là-dedans.
— Et si on arrêtait de s’y habituer ?
Altior ralentit le pas.
— Arrête.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est une cause perdue.
— Non. Rovan se planta devant lui, le fixant droit dans les yeux. "C’est parce que toi, t’en as rien à foutre de la Basse Ville. Tu veux juste ta vengeance."
Altior sentit une pointe de rage monter en lui.
— J’ai mes raisons.
— Et elles sont égoïstes.
Silence.
Altior serra les poings.
— Alors va en haut et change les choses.
Rovan hocha lentement la tête.
— C’est ce que je compte faire.
Le ton était calme. Trop calme.
Altior comprit, à cet instant, qu’il avait déjà perdu Rovan.
Les combats quant à eux avaient duré des mois et la Basse Ville s’écroulait sous le chaos. Les rafales de balles brisaient les rares fenêtres intactes, les ruelles devenaient des cimetières à ciel ouvert, et chaque coin de la ville suintait la paranoïa.
Brenn savait que ni lui ni les Cafards ne pouvaient gagner.
La Haute Ville ne ferait rien tant que le X continuait à circuler.
Mais si cette guerre bousillait les usines et les réseaux, les élites là-haut interviendraient d’une manière qui ne laisserait personne en vie.
C’était un massacre annoncé.
Alors, il prit une décision.
Il envoya un message à Madame, la chef des Cafards.
"On doit parler. Je veux éviter de voir cette ville cramer pour de bon."
Il y eut une réponse.
"Viens seul. Ce sera un vrai dialogue. Sinon, c’est la guerre totale."
Brenn aurait pu refuser.
Il aurait pu envoyer Altior, ou quelqu’un d’autre.
Mais il savait que c’était son fardeau.
Alors, il prit la route, seul.
Le point de rencontre était un ancien marché souterrain, un vestige de la vieille ville, envahi par les ombres et l’humidité.
Brenn arriva en marchant lentement, vêtu de son long manteau élimé, son chapeau vissé sur le crâne. Son regard ne trahissait aucune peur.
Madame l’attendait déjà, assise sur une vieille caisse, son sourire rouge vif contrastant avec l’obscurité environnante.
— Brenn.
— Madame.
Elle fit un geste vers une vieille table en métal, rouillée par le temps.
— Assieds-toi.
Brenn observa la pièce. Une vingtaine de silhouettes se tenaient dans les ombres. Il n’était pas seul.
Il s’assit.
— On est fatigués de cette merde.
Madame hocha la tête.
— Ça, on est d’accord.
Brenn sortit un vieux cigare de sa poche et le roula entre ses doigts.
— La guerre, c’est bon pour personne. Toi comme moi, on sait qu’on va tous y perdre.
— Pas tous.
Brenn arqua un sourcil.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Le sourire de Madame s’agrandit.
— Ça veut dire que la paix ne m’intéresse pas.
C’est à cet instant que Brenn comprit. Il ne ressortirait pas vivant de cette pièce.
Il referma les doigts sur son cigare et jeta un regard vers l’ombre derrière lui.
Un souffle d’air chaud effleura sa nuque.
Puis une lame.
Une douleur foudroyante.
Il se leva d’un bond, renversant la table, tira son arme et visa à l’aveugle, mais déjà les coups pleuvaient. Des lames, des chaînes, des balles. Il abattit deux Cafards, en dégomma un troisième d’une balle en pleine gorge avant de recevoir un coup violent dans les côtes.
Il tomba à genoux.
— Brenn. Brenn. Brenn.
Madame chantonnait, s’approchant doucement. Elle sortit un long poignard courbé, le fit tourner entre ses doigts.
— Ça fait des années que j’attends ce moment.
Brenn cracha du sang et sourit.
— T’auras jamais nos usines.
Madame rit.
— Je m’en fous des usines.
Elle s’agenouilla à ses côtés, ses doigts glacés caressant son front couvert de sueur et de sang.
— Je veux juste voir le monde brûler.
Et elle lui planta la lame dans la gorge.
Brenn s’écroula, le regard figé, tandis que son sang s’étalait lentement sur le sol crasseux.
La nouvelle explosa dans la ville comme une bombe. Les Cafards ne se cachèrent même pas.
Ils envoyèrent des messagers, des gamins errants, pour crier la nouvelle dans chaque ruelle, chaque bar, chaque planque.
"Brenn est mort !"
"Les Cafards l’ont tué !"
"Les Vendus sont finis !"
Les gens sortaient dans les rues, hébétés, murmurant la nouvelle avec un mélange de peur et d’excitation. C’était une déclaration de guerre. Et dans l’ombre, Altior l’apprit :
Le bar des Vendus était bondé, comme chaque soir.
La guerre faisait rage dehors, mais ici, c'était un sanctuaire. Un endroit où les hommes et les femmes du gang pouvaient boire, rire et oublier que le monde autour d’eux s’effondrait.
Altior était assis au comptoir, un verre de X synthétique dans la main, les cernes marquant son visage creusé.
Rovan était là, lui aussi, calme, comme toujours.
Pixie jouait avec un couteau, distraitement, assise sur le bar, les jambes battant l’air.
C’était une nuit comme une autre. Jusqu’à ce que la porte s’ouvre à la volée.
Un gamin entra, haletant, son visage couvert de sueur et de poussière.
Son regard cherchait Altior. Lorsqu’il le trouva, il ouvrit la bouche. Les mots tombèrent comme une sentence.
— Brenn est mort.
Le silence qui suivit fut inhumain. C’était comme si le bar venait d’être vidé de son oxygène. Les murmures éclatèrent. Les regards se croisèrent, horrifiés, incrédules. Le verre d’Altior se brisa sous la pression de sa main. Des gouttes de X coulèrent entre ses doigts. Il ne bougea pas. Son esprit venait de s’arrêter.
Tout autour, les voix s’élevaient.
— C’est pas possible…
— C’est un piège ?
— Comment ?
Le gamin secoua la tête.
— Les Cafards. Ils ont tendu un guet-apens. Ils l’ont massacré.
Ce fut comme un détonateur. Altior se leva brutalement. Son cœur battait à une vitesse folle. Ses mains étaient couvertes de X et de sang.
— Où ?
Le gamin hésita.
— Ils l’ont laissé là, dans l’ancien marché souterrain…
Un frisson parcourut la salle entière. Altior serra les poings si fort que ses ongles s’enfoncèrent dans sa chair. Brenn était plus qu’un chef. C’était son dernier repère. Son dernier père.
Et maintenant, il n’était plus qu’un cadavre oublié dans une cave humide.
Ses yeux étaient injectés de rage pure. Il leva la tête vers la salle, vers tous ces visages qui attendaient une direction, une réaction. Son souffle était irrégulier. Sa voix s’éleva, froide comme la mort.
— On va les tuer.
— Putain, enfin quelque chose d’amusant, lâcha Pixie, son sourire grandissant.
Elle sortit un couteau, le faisant tourner entre ses doigts, le regard déjà brillant d’excitation. Mais Rovan ne bougea pas.
Il soupira.
Et il lâcha, d’un ton calme :
— C’est bien fait.
La phrase tomba comme une explosion. Altior se figea. Le silence se fit total. Pixie arrêta de jouer avec sa lame. Tous les regards se braquèrent sur Rovan.
— Quoi ? cracha Altior.
Rovan haussa les épaules, impassible.
— Je dis que c’est bien fait. Brenn a creusé sa propre tombe. Il a passé sa vie à négocier avec les pourris de la Haute, et maintenant il paye le prix.
Altior s’avança lentement vers lui. Son regard était glacial, brûlant à la fois.
— Tu veux répéter ça ?
Rovan ne cilla pas.
— T’es sourd ?
Pixie ricana.
— Wow. Attends.
Elle plaqua une main sur sa bouche, comme si elle voulait cacher son rire.
— Roro, sérieux ? T’es en train de défendre ces connards ?
Rovan grinça des dents.
— Je suis en train de dire qu’on devrait arrêter cette connerie de guerre. Qu’on devrait s’allier aux Cafards et aller combatte notre vrai ennemi. Il pointa la plateforme, cette frontière qui représentait tout ce qu’ils détestaient tous dans la haute ville.
Le silence revint.
Altior cligna des yeux.
— Quoi ?
— On doit s’allier aux Cafards. C’est la seule façon de s’en sortir.
Pixie explosa de rire.
— Mon Dieu, mais t’es vraiment une merde.
Rovan serra les poings.
— Ferme ta gueule, Pixie.
— Non, sérieux, continua-t-elle en se moquant. T’as fait quoi de ta vie, mec ?
Rovan la foudroya du regard. Pixie le poussa du bout du doigt.
— T’as passé ta vie à obéir à Brenn, à te croire important, et maintenant qu’il crève, tu veux retourner ta veste ? T’as tué, pillé, vendu, passé le X mais d’un coup monsieur se prend pour un héros ?
— Je dis qu’on doit être intelligents, bordel ! hurla Rovan.
— Intelligents ?! Pixie leva les bras, théâtrale. Et le connard d’Intello qui a aidé les cafards à tuer Brenn c’est aussi toi peut-être, sac à merde ?
Altior explosa.
— Tu manges avec nous depuis des années et tu veux qu’on s’allie avec les fils de pute qui ont TUÉ notre chef ?!
Il agrippa Rovan par le col, ses poings tremblaient.
— On va tous les massacrer.
— T’es qu’un putain de chien enragé, Altior.
Le coup partit tout seul.
Altior frappa Rovan au visage, l’envoyant valser sur une table. Les cris éclatèrent autour. Mais Rovan n’était pas du genre à rester à terre. Il se releva et fonça sur Altior. Mais Pixie l’intercepta. Son pied frappa son genou, le faisant basculer en arrière.
— En plus d’être con, t’es mauvais…
Rovan gronda et tenta de lui rendre son coup. Mais Pixie était plus rapide. Elle l’esquiva facilement et lui plaça un couteau sous la gorge.
— Respire papy, ça va aller.
Rovan se figea. Il fixa Pixie. Les autres dans le bar se levèrent, leurs armes sorties. Tous pointaient leurs canons sur Rovan. Il haletait, du sang coulant de sa lèvre éclatée. Il jeta un regard autour de lui. Tous ces visages qu’il avait appelés "frères" qui désormais voulaient sa mort.
Pixie secoua la tête, souriante.
— T’as fait ton choix, Roro. Et maintenant, personne ne t’aime. C’est triste. Je suis à deux doigt de pleurer pour toi le vioc.
Rovan serra les dents, tremblant de rage. Il recula lentement. Un à un, les canons s’abaissèrent mais personne ne le retint.
Il leur lança un dernier regard.
— Vous regretterez.
Et il disparut dans l’ombre.
Annotations