Chapitre 8.5 : Massacre sur la basse ville
Dans les hautes sphères de la cité suspendue, loin de la puanteur et du chaos de la Basse Ville, quelques hommes et femmes en costumes impeccables prenaient des décisions qui scellaient des milliers de destins. Ils n’étaient ni rois ni dictateurs, simplement des administrateurs du contrôle. Autour d’eux, les murs lumineux diffusaient des rapports d’attaques, des vidéos floues de convois pillés, de passeurs égorgés, d’usines en feu.
Un vieil homme aux tempes grisonnantes parcourait les données d’un air sévère. Il tapota l’écran du bout des doigts, l’air de réfléchir, avant de relever un regard froid vers ses homologues.
— Les Cafards deviennent un problème.
Personne ne répondit immédiatement.
Assise nonchalamment, une femme au tailleur parfaitement ajusté fit lentement tourner son verre entre ses doigts.
— Ils ont toujours été un problème.
— Cette fois, c’est différent, intervint un autre, plus jeune, les cheveux plaqués en arrière. Ils ne se contentent plus de gêner nos opérations, ils perturbent la production.
Le vieil homme soupira et se massa l’arête du nez.
— La Basse Ville est comme un moteur. Si on laisse un engrenage rouillé trop longtemps, il grippe tout le système. Vous savez ce qu’il faut faire.
Personne ne discuta. Ce n’était même pas un débat.
L’homme appuya sur une interface holographique.
— Envoyez-les. Nettoyez tout.
D’un geste, il venait de condamner des milliers d’âmes.
Ils vinrent sans bruit.
Leur descente ne fut pas annoncée. Aucun discours, aucun ultimatum, aucune mise en garde. Seulement le vrombissement des transports blindés, lourds et métalliques, s’écrasant dans la poussière des rues. Les habitants levèrent la tête, interloqués, certains sortant des échoppes miteuses pour observer la scène.
Puis les portes des véhicules s’ouvrirent en synchronisation parfaite.
Ils étaient là.
Une centaine d’hommes en armures noires, sans aucun insigne, sans aucun signe d’appartenance. Seulement des casques opaques, des fusils massifs, et une posture qui ne laissait aucune place à l’hésitation.
Le premier tir fusa.
Une vieille femme, trop lente pour se reculer, s’écroula d’un coup, une tâche rouge s’étendant sur sa poitrine.
Puis les autres suivirent.
Les rafales déchirèrent l’air, et ce fut la panique.
Les cris remplacèrent les murmures, les rues devinrent un champ de bataille. Ceux qui le pouvaient couraient, cherchaient à se cacher derrière des débris, sous des étals renversés. Les enfants hurlèrent, les vieillards trébuchèrent, et ceux qui tombèrent ne se relevèrent jamais.
Les exécuteurs avançaient avec une précision chirurgicale.
Ils ne faisaient aucune distinction.
Les hommes, les femmes, les vieillards, les enfants. Tous ceux qui se trouvaient sur leur passage tombaient.
Sous l’ombre d’un porche délabré, une vieille femme serrait son petit-fils contre elle.
Tao, sept ans à peine, ses cheveux noirs en bataille et ses joues encore gonflées de sommeil, ne comprenait pas. Il avait été tiré de son lit sans explication, bousculé, poussé sous ce coin d’ombre tandis que dehors, le monde s’effondrait.
Sa grand-mère le tenait si fort qu’il pouvait sentir ses os sous sa peau ridée.
— Mamie… c’est quoi, ces bruits ? murmura-t-il d’une voix tremblante.
Elle ne répondit pas tout de suite.
Comment expliquer qu’ils assistaient à une purge ?
Comment lui dire que c’était déjà fini pour eux, que la seule chose qui comptait maintenant, c’était de ne pas mourir en criant ?
Un homme courut dans la ruelle d’en face. Un marchand ambulant qu’elle reconnaissait, un type qui vendait du X coupé à moitié prix aux gosses désespérés. Il sprintait, sa silhouette oscillant entre les ombres des bâtiments éventrés.
Il n’eut même pas le temps d’atteindre le prochain virage.
Un coup de feu retentit, sec et propre.
Il s’effondra comme une poupée désarticulée.
Tao sursaute contre elle, son petit corps secoué de spasmes incontrôlables.
— On va mourir ?
Elle voulait mentir.
Elle voulait lui dire qu’ils s’en sortiraient, qu’ils iraient se cacher, que tout irait bien.
Mais elle connaissait la vérité.
Alors, elle posa une main sur sa bouche et murmura doucement :
— Ils nettoient.
Tao cligna des yeux, cherchant à comprendre.
— Pourquoi ?
Elle l’embrassa sur le front.
— Parce que c’est plus simple de tuer que de comprendre.
Un long silence s’installa.
Puis, tout doucement, elle ferma les yeux et attendit.
Le massacre dura toute la nuit.
Une nuit où les flammes illuminèrent les ruelles, où les cris s’élevaient avant de mourir dans le silence des balles. Une nuit où la Basse Ville fut engloutie par sa propre ombre.
Et Altior ne bougea pas.
Il était dans une planque, accoudé à une table bancale, une bouteille de X synthétique posée devant lui.
Les lumières des explosions dansaient à travers les carreaux crasseux.
Les hurlements étaient loin, étouffés, presque irréels.
Altior ne ressentait rien.
Rien d’autre que le vide.
— Ça te fait quoi ?
La voix était légère, moqueuse.
Il tourna légèrement la tête.
Pixie était là, accoudée contre le mur, un sourire en coin, les bras croisés sur sa poitrine.
— Rien, répondit-il sans hésiter.
Elle ricana.
— Putain, t’es vraiment un monstre, toi.
Il ne répondit pas.
Il savait qu’elle avait raison.
Il porta la bouteille à ses lèvres, avala une longue gorgée, puis la posa avec un bruit sourd.
Il savait qu’elle allait dire autre chose.
Mais quand il releva les yeux, elle n’était plus là.
Le mur était vide.
Il baissa lentement le regard vers la bouteille.
Son reflet lui renvoyait un visage creusé, marqué par des cernes noires, des yeux vides.
— Je sais, murmura-t-il.
Sa propre voix résonna dans la pièce vide.
Le massacre continuait dehors.
Mais ce n’était pas son combat.
Ce n’était pas sa guerre.
Sa seule guerre, celle qu’il poursuivait depuis des années, était toujours la même.
Les Kale.
Il était temps de retrouver Éris.
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