L'ile de Pescarine
Quelques mois plus tôt, le professeur d’Arpige convoquait Cédric dans son cabinet de travail. C’était à la fois une heure et un lieu inhabituel pour une discussion entre un père et son fils, cette pièce étant principalement destinée à la gestion des affaires courantes de l’atoll.
Plongée dans la pénombre du matin, la salle semblait étrangement calme. Le haut fauteuil de bureau du baron était tourné vers la baie vitrée donnant sur la jetée, face à l’océan. Le grand-père de Cédric avait acheté l’ile de Pescarine après être tombé amoureux d’une autochtone. La génération suivante, le domaine devenait un lieu d’étude et de protection de la vie aquatique. Loin de la pression touristique, ce lieu reflétait la douceur de vivre d’une autre époque et pourtant, Cédric rêvait de bientôt la quitter pour entrer à l'université.
Un fauteuil recouvert de velours bleu marine attendait Cédric et il contourna le bureau pour s’y asseoir. Encore un peu ensommeillé par ce réveil matinal, Cédric observait le paysage, n’osant prendre la parole. Le professeur finit par briser le silence de sa voix grave.
- Mon fils, je voulais t'autoriser à naviguer seul pour ton anniversaire, le trente octobre. Mais je comprends ton envie de profiter de la mer cet été. Tu peux utiliser le voilier.
Complètement énergisé par la nouvelle, Cédric bondit, prêt à sortir lorsque Philippe l'arrêta.
- Dans notre famille, chaque privilège est associé à une responsabilité ou une contrainte. Peux-tu garder un secret ? questionna-t-il un peu inquiet.
Le professeur d’Arpige taisait ses nobles origines, évitant d’employer son titre de baron avec ses collaborateurs, mais, il exigeait de ses enfants une attitude exemplaire.
- Oui, père. Quelle contrepartie attendez-vous de moi ?
- Pourras-tu faire preuve de discrétion ?
Cédric acquiesça, dissimulant difficilement le sourire lui venant aux lèvres à l’idée de ses prochaines sorties en mer. Philippe, rassuré, poursuivit :
- Cédric, tu ne t’es jamais demandé pourquoi nous n’avions pas de touristes chez nous alors que nos plages sont magnifiques ?
Cette tranquillité était naturelle à ce jeune homme inconscient. La vie à Pescarine était agréable et l'agriculture florissante, particulièrement pour les vignes produisant un vin de première qualité. Quelques familles y vivaient même depuis plusieurs générations.
- As-tu déjà observé les teintes rosées apparaissant aux premières heures du matin ? poursuivit le baron. La lumière se concentre sur la ligne d'horizon.
- Et ?...
- Notre ile est protégée par un dôme d’une centaine de kilomètres de diamètre qui nous rend invisible aux radars des avions et des bateaux passant à proximité. Mais en contrepartie, nous devons limiter notre accès à la mer. La pêche n'est autorisée que deux matinées par semaine et la bande de navigation de plaisance ne doit jamais excéder une distance de deux cents mètres.
Cédric aurait aimé en apprendre plus, mais son père refusa de poursuivre. Heureusement, il n'était pas curieux de nature, il pouvait attendre.
Cette incroyable nouvelle serait cependant difficile à taire, surtout pour Adrien, son ami d’enfance, avec lequel il avait l’habitude de tout partager. À moins que les opportunités ne le distraient suffisamment. L’esprit fantasque de Cédric commençait déjà à échafauder de nouveaux projets. Et la liste de ses prochains invités s’allongeait.
...
En sortant du bureau, l’estomac de Cédric lui rappela qu'il n'avait encore rien mangé au moment où il huma une odeur de panecake émanant de la cuisine. Pour marquer le début des vacances, Charlotte donnait congé à leur aide-ménagère et se levait tôt pour préparer elle-même le petit déjeuner. Véronique avait été la nurse de Ludivine, sa petite sœur née prématurée, avant de devenir la cuisinière de toute la famille.
À dix ans, Ludivine était matinale et elle avait déjà entamé ses crêpes lorsque Cédric entra dans la pièce.
- T'es tombé du lit, lui lança-t-elle en guise de bonne journée
- Et toi, tu ne sais toujours pas manger proprement !
Jaloux de cette sœur, venue troubler son bonheur d’enfant unique alors qu’il avait atteint l’âge de raison, Cédric ne manquait pas une occasion de la rabrouer. Ludivine frotta sa bouche du revers de la manche de son pyjama en commençant à sangloter. Mais ce matin, le regard courroucé de sa mère ne l’arrêta pas.
- Et en plus moi, je vais pouvoir naviguer seul cet été.
- Même pas vrai, papa ne te laissera pas effrayer les lamantins au large.
- Ben, si. Il a confiance en moi.
Cédric se remplit une assiette avec les douceurs préparées.
- Et peut-être que je demanderai au roi des mers de t’emmener au fond de l’océan, comme cela je serai tranquille.
Leur grand-mère aimait leur raconter des histoires de sirènes lorsqu’ils étaient petits et Triton devenait de plus en plus terrifiant à mesure que ses petits-enfants grandissaient. L’ile était entourée des diverses espèces de siréniens, ces vaches marines trop souvent blessées par les hélices des navires et qui avaient donné naissance à cette mythologie locale. Sa sœur les collectionnait sous forme d'animaux en peluche.
Voyant sa mère sur le point de le réprimander, Cédric s’enfuit dans sa chambre pour y avaler les crêpes encore chaudes avant de sortir rejoindre Adrien.
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