Diner au manoir
Hésitant quant à la façon de se comporter avec le nouvel Adrien, Cédric avait essayé de se rapprocher de Solène pour glaner quelques informations sur son état d’esprit. La première de la classe l’agaçait moins depuis qu’il avait reconnu son importance auprès d’Adrien. Il admirait son habileté à gérer la situation, mais elle semblait le fuir depuis quelques jours. Bien qu’aimable avec les personnes de son entourage, Cédric ressentait une certaine hostilité à son égard.
Ses parents étaient ravis de son idée et nous devions commencer par prendre le repas en famille. C’était l’occasion pour eux de le remercier d’avoir sauvé leur fils et ils prévoyaient un menu d’exception. Cédric ne pouvait plus faire marche arrière malgré sa honte grandissante pour son attitude récente. Il craignait un refus, une discussion pénible, alors il l’invita juste avant de rentrer en classe. Adrien accepta, visiblement heureux de sa proposition.
Déjouant la surveillance de Véronique, Ludivine s’était gavée de sushis avant l’arrivée d'Adrien. Elle avait demandé le plus petit morceau de viande du plat et, seulement quelques brocolis, espérant garder une peu de place dans son estomac pour le dessert.
Adrien était vêtu d’un jeans et d’un simple T-shirt parme. Il portait à nouveau du mascara et du vernis sur des ongles de plus en plus longs. Ses cheveux atteignaient maintenant ses épaules. Ne l’ayant plus vu depuis un moment, les parents de Cédric furent surpris par son apparence lors de son arrivée, mais, respectant les codes de la noblesse, ils ne laissèrent pas paraitre leur embarras. Pour détendre l’atmosphère, la discussion s’était d’abord cantonnée à des sujets ordinaires pour ensuite glisser sur les projets d’avenir du jeune homme pour l’année prochaine. Philippe, connaissant son talent au violon, l’encourageait à passer le concours pour entrer à l’académie de musique. Adrien hésitait encore.
Au moment du plat principal, le baron proposa pour porter un toast pour le remercier de l’aide apportée lors du naufrage.
— Nous sommes heureux de t’avoir à notre table ce soir, Adrien. Cela nous donne l’occasion de te remercier à nouveau pour ce que tu as fait pour notre fils en attendant les secours. J’espère que tu t’es complètement remis de l’accident.
— Je vous remercie, monsieur d’Arpige. Le suivi psychologique offert dans le service de traumatologie m’a beaucoup aidée. Mes discussions avec la psy m’ont permis d’accepter une situation que j’essayais de me cacher par le passé, ma dysphorie de genre. La vie est courte, il est important pour moi d’être celle que je suis réellement.
Le sujet critique venant d’être abordé, un silence rapidement brisé par Ludivine s’installa.
— C’est quoi une disorie de genre, s’enquit-elle pendant qu’elle écrasait ses brocolis.
— Dysphorie, la corrigea gentiment Adrien. C’est lorsqu’une âme de fille se pose dans des corps de garçons, ou inversement. On a besoin d’acquérir le physique qui nous correspond pour se sentir bien dans sa peau.
— Tu vas devenir une fille alors, Adrien ? Aiiie
Adrien appréciait les questions candides de l’enfant, ces interrogations qui embarrassent les adultes et encore plus les adolescents. Cédric donna un coup de pied à sa sœur sous la table. Charlotte lança immédiatement un regard accusateur à son fils. Adrien s’empressa de répondre à Ludivine.
— C’est possible, mais il faut du temps pour cela. En attendant, si tu veux me faire plaisir, appelle-moi Alicia.
Cédric ayant omis d’informer ses parents du nouveau prénom choisi par son ami, la baronne s’excusa de ne pas avoir été informée de ce changement avant son arrivée en jetant un nouveau regard noir à son fils. Elle s’inquiéta ensuite des probables difficultés rencontrées par son invitée.
— J’ai la chance d’avoir le soutien de mes parents, poursuivit-elle. C’est pour les remercier de leur soutien que je me suis choisi un nouveau prénom commençant par la même lettre. Au moins je garde les mêmes initiales, blagua-t-elle.
— C’est un bel hommage à tes parents, Alicia, reprit Charlotte. Et un bien joli prénom.
Philippe préféra garder le silence pendant cet échange, occupé à nettoyer une trace sur ses verres de lunettes. Et, malgré ses bonnes résolutions, ce prénom restait toujours bloqué au fond de la gorge de Cédric.
— Je peux aussi compter sur mon amie Solène. C’est elle qui m’a conseillé d’entamer ma transition en douceur pour ne pas provoquer inutilement les personnes qui m’entourent. Mais cette situation n’est facile, finit par conclure Alicia.
— Nous essaierons de te soutenir du mieux que nous le pourrons, lui assura Charlotte.
Cédric, apathique, n’arrivait pas à prendre part à la conversation. Adrien voulait être considéré comme une fille et sa famille semblait trouver cela normal. Ses parents louaient l’attitude exemplaire de Solène et le jeune homme se sentait de plus en plus mal de ne pas avoir été à la hauteur de leur amitié.
…
Après le repas, les jeunes se dirigèrent tous les deux vers la plage. Protégé par l’obscurité d’une nuit sans lune et encouragé par les aveux obtenus grâce à sa cadette, Cédric se sentit enfin prêt à aborder le sujet qui les avait éloignés.
— Je suis désolé de ne pas avoir été à la hauteur de tes attentes lorsque tu as tenté de me parler pendant la soirée pizza. Je n’avais jamais été en contact avec une personne transgenre par le passé. Je ne savais pas comment réagir. Je t’ai blessé et je n’en suis pas fier. Il me faudra sans doute du temps avant de pouvoir t’appeler Alicia, mais j’essaierai.
— Je te connais assez, Cédric, cette situation atypique est difficile pour toi.
Ils se bousculèrent un peu et coururent jusqu’à la mer, s’éclaboussant comme des enfants. L’eau était encore chaude en cette fin de mois d’octobre. Cédric évacuait ses remords, Alicia se remémorait à quel point leur amitié lui avait été bénéfique. Trempés, ils retournèrent dans le loft de Cédric pour se sécher, emportant deux bouteilles d’Orval au passage.
— Il me faudra sans doute du temps ...
— Notre amitié est importante pour moi. Te savoir à mes côtés pourrait m’aider à trouver la force d’entreprendre la chirurgie… ou pas.
La soirée se poursuivit, assis sur le divan, les bouteilles d’Orval se vidant les unes après les autres. Un peu grisé, Cédric finit par déclarer.
— J’aimerais que tu joues un morceau pour mon anniversaire… avec les autres artistes prévus pour l’occasion. Ce serait l’occasion de leur montrer que notre amitié est toujours aussi solide. Je t’ai toujours considéré comme le frère que je n’ai jamais eu.
Alicia accepta, enthousiaste, même si, au fond de lui, il savait qu’il faudrait encore du temps à Cédric avant de pouvoir accepter sa nouvelle identité de genre. C’était une première étape et leur amitié lui avait manqué.
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