La robe
La maison de Solène se trouvait à l’extrémité du village, loin de la plage, là où les prix étaient plus abordables. Alicia se précipita chez elle avant son cours au conservatoire. Sa main tremblait d’excitation lorsqu’elle actionna le bouton de la sonnette.
— Soit la bienvenue, Alicia, s’exclama la mère de Solène en l’accueillant. Ma fille t’attend à l’étage avec ton colis.
De condition modeste, mais loin des préjugés de certains membres de l’entourage du baron, la mère de Solène lui avait ouvert son cœur dès le début de sa transition. Habituellement, Alicia était heureuse de discuter un peu avec elle, mais, cette fois, elle était pressée de rejoindre Solène pour essayer sa nouvelle tenue. L’accès à la chambre de Solène lui était interdit lorsqu’elle était encore son amoureux, sa mère voulant préserver la réputation de sa fille. Mais, depuis qu’Alicia avait annoncé sa dysphorie de genre et sa rupture avec Solène, elle n’avait plus aucune crainte. Sur ce point, madame Minsart avait peut-être tort. Se sentir femme ne modifiait pas pour autant ses préférences, du moins, c’était ce qu’affirmait Anna. Pourtant, en ce moment, Alicia se posait encore des questions concernant une personne ayant perturbé ses certitudes.
Alicia ouvrit la porte une fraction de seconde après avoir frappé. Solène avait probablement entendu le carillon annonçant sa venue.
— Alors, elle est arrivée ? questionna Alicia pour la forme.
— Bien sûr ! C’est pour cela que tu es là, non ? Et bonjour d’abord.
— Désolée, je suis excitée comme une puce, répondit-elle en lui faisant la bise.
— Le livreur est passé ce matin, comme prévu. Je vais chercher à boire pendant que tu l’essaies, dit-elle en lui désignant le colis posé sur le lit.
Pour ne pas attirer l’attention et conserver la surprise jusqu’au bout, Alicia avait demandé à Solène de réceptionner son paquet. Cela lui laissait aussi la possibilité de revenir sur sa décision si le résultat ne lui plaisait pas. Elle ouvrit la boite et découvrit la robe aux éclats métalliques commandée. Elle l’enfila avant de se retourner vers le miroir de la garde-robe et elle ne se reconnut pas.
Solène tardait un peu, anticipant le besoin d’Alicia de se voir d’abord seule. Les minutes s’allongèrent jusqu’à ce que les pas de Solène se fassent. Avant d’ouvrir la porte de sa chambre, son amie lui demanda, comme si c’était elle qui entrait dans le domaine d’Alicia :
— Tu es prête ? Je peux rentrer ?
— Oui, déglutit-elle encore sous le choc de son changement d’apparence.
La mine étonnée de Solène lui donna immédiatement un avant-goût de l’effet qu’il allait probablement produire pendant le concert.
— Pour ton solo, elle est parfaite, murmura Solène.
Pour son premier achat de vêtement féminin, Alicia avait choisi une longue robe anthracite aux reflets métalliques. Se montrer enfin en robe était une étape cruciale pour elle et la porter pour la première comme artiste était une occasion qu’elle ne voulait pas manquer. Lors de certains spectacles, les artistes peuvent se permettre certaines excentricités. Mais en voyant l’expression de Solène, pourtant préparée à son apparition, elle commença à douter.
— Me va-t-elle ? s’inquiéta Alicia.
— Elle tombe à merveille.
— Et… Ça donne quoi sur moi ?
Solène s’approcha, regarda leurs deux reflets dans le miroir puis, elle alla s’asseoir tristement sur son lit.
— Si j’étais une bonne amie, je te dirais qu’elle te va à ravir…
— Mais tu es une merveilleuse amie. Sans ton soutien, je n’aurais pas le courage de me montrer ainsi.
— Maintenant que je te vois habillée en femme, je me demande si tu m’as réellement aimée cet été.
Au fond d’elle, Solène avait gardé l’espoir qu’ils puissent former à nouveau un couple après les errances existentielles d’Alicia. Mais ce changement d’apparence lui fit brusquement comprendre à quel point leur relation serait différente après cette étape.
— Une femme peut aimer une femme. Je n’ai aucun doute sur les sentiments que j’ai eu pour toi, répondit Alicia dans l’espoir d’atténuer le choc de son amie.
— Mais, avec cette nouvelle apparence, tu vas attirer d’autres regards. Celui d’hommes…
— Il n’y a pas de place pour l’amour tant que je n’aurais pas le corps me correspondant, coupa Alicia. Tant que je ne m’aimerais pas, je pense que je ne pourrais aimer personne.
Cet échange avec Solène n’était pas totalement sincère. Alicia espérait être vue différemment après son apparition au bal. Elle craignait cependant quelques réactions désapprobatrices, certains amis « biens pensants » de Cédric pourraient afficher un comportement ouvertement réprobateur.
— Es-tu sûr d’être prête à te montrer ainsi ? questionna Solène en réponse à ses interrogations muettes.
— Oui. Et je suis contente que tu m’accompagnes à cette soirée.
— Il faut vraiment que je t’aime pour affronter tous ces « m’as-tu vu » proches de Cédric
— Je sais… Cédric et toi, vous êtes les personnes dont le regard compte le plus pour moi. Je dois faire avec ses amis… Et merci d’essayer de te montrer plus aimable avec lui depuis que je t’ai raconté le repas au manoir.
En temps normal, Solène aurait immédiatement taclé Cédric, mais elle semblait perdue dans ses pensées. Elle connaissait la détresse d’Alicia depuis que leur amitié s’était distendue et elle était heureuse des efforts de cet égoïste envers son amie.
— Et toi, que vas-tu mettre ? Rien à me montrer ? questionna Alicia pour repartir sur un sujet plus gai.
— Non, j'utiliserai ma robe de concert. Je me sentirais sans doute plus à l’aise dans une tenue déjà portée. Et puis…
— Et tu seras, encore cette fois, magnifique !
Alicia se rappela le jour du spectacle organisé par le conservatoire, lorsque Solène l’avait séduite.
— C’est vrai, c’est mon apparence qui t’a attirée ? questionna-t-elle déçue.
— Non. Je t’ai toujours considérée comme une personne fantastique. Mais, en te découvrant dans cette tenue, ils vont tous être jaloux de moi.
— Discours patriarcal. Tu ne m’as pas habituée à cela ! s’exclama Solène en se reculant.
Cette attaque toucha Alicia, elle qui n’avait jamais adhéré aux dictats de la masculinité toxique, allait-elle les rechercher maintenant ?
— Je sais que je dois me montrer dans des vêtements féminins pour être réellement reconnue comme telle. Et j’utilise les codes du genre.
— Moi, ça m’a fait un choc !
— Anna m’a dit, lors de notre dernière séance, que j’allais probablement devenir une « lip stick », une femme trans ultra-féminine qui essaie de compenser le mauvais corps de départ.
— Moi, je l’aimais bien ton corps.
— Je sais. Mais je ne pouvais plus faire semblant. C’est une étape importante. Après, je découvrirais peut-être, si je suis prête à subir les lourdes opérations nécessaires pour cela.
Alicia prit son violon et lui proposa d’écouter le morceau répété cet après-midi. La musique met du baume au cœur et elles en avaient besoin toutes les deux. Et elles en avaient besoin toutes les deux.
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