Le retour des filles

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À l’occasion de l’anniversaire de son fils, le baron avait décidé d’offrir un service de taxi aux jeunes en fin de soirée. La sécurité des invités de Cédric, probablement un peu éméchés en fin de soirée, était une priorité pour Philippe. Même s’il était encore tôt, un taxi attendait devant le manoir et les deux filles s’y engouffrèrent, pressées de quitter les lieux. À peine leurs adresses communiquées au conducteur, Solène interrogea sa voisine.


— Alors, contente ?

— Éprouvant.

— Je m’en doute ! J’ai craint pour toi lorsque j’ai entendu gronder la salle.

— Dur en effet. Je préfère partir maintenant.

— Cédric semblait attristé par ton départ. Pour une fois, il s’est comporté dignement.


Renfrognée sur son siège, Alicia finit par lâcher un « Ouais » mêlant dépit et agressivité.

— C’est la première fois que je dis quelque chose de positif à son sujet, tu pourrais apprécier, rigola Solène.

— J’ai l’impression d’être une excentrique, une artiste déguisée en femme.

— Moi, je vois qu’avec le maquillage et ta coiffure, une personne extérieure au village aurait facilement pu te confondre avec une fille, même sans la robe.

— Une personne extérieure au village, comme tu dis, ronchonna Alicia. Ici, pour tout le monde, je suis Adrien déguisé en fille.


Face à ces arguments difficilement réfutables, Solène mit un moment avant de trouver des mots encourageants, à défaut d’être réconfortante.


— Maintenant que Cédric a imposé ta.. différence, ce sera plus facile. Tu as un allié de plus.

— Et pourtant, je ne me suis jamais sentie aussi seule. Adrien avait une amoureuse, mais personne ne peut aimer Alicia. Peut-être devrais-je partir.

— Non, cria Solène. Pas comme mon père !


Alicia avait récemment ravivé un souvenir douloureux, celui du père de Solène fuyant l’île. Quelques mois après son départ, il n'avait plus donné de nouvelle. Ceux qui quittaient Pescarine sans utiliser la navette officielle ne revenaient jamais.


— Mais moi, je reviendrais, tenta Alicia pour la rassurer.

— C’est ce qu’il nous avait aussi promis et, depuis cinq ans, nous n’avons plus aucun signe de vie.

— Ai-je le choix ? Sur le continent, on me considérera comme une femme et cela m’aidera à savoir si je suis prête à entamer les opérations nécessaires à ma transformation.


Solène se tut, pensive. Alicia pourrait bientôt partir si elle voulait poursuivre des études sur le continent ou passer le concours pour intégrer une prestigieuse académie là-bas. Dans ces conditions, Solène était certaine de pouvoir la retrouver. Elle-même avait choisi de rester sur l’île, mais les étudiants revenaient tous, à l’exception de quelques-uns préférant s'exiler. Mais une petite alarme intérieure lui soufflait qu’Alicia ne pourrait pas attendre aussi longtemps.


— Tu te doutes que j’ai beaucoup parlé de toi avec ma mère… chuchota-t-elle le visage baissé. Elle dit qu’il est normal de se poser des questions sur notre sexualité à notre âge.

— Anna m’a affirmé la même chose. Mais je dois aller là où on ne connaîtra qu’Alicia pour trouver la réponse.

— Ma mère a quelques doutes sur le professionnalisme de cette psychologue. Son frère aîné a quitté l'île en même temps que papa. S’il avait été seul avec ce besoin de liberté, il ne serait probablement pas parti.


Après la disparition de son mari, la mère de Solène avait établi un cocon féminin réconfortant avec ses deux filles. Alicia imaginait parfois leurs discussions entre femmes, certainement à l’opposé de celles entretenues avec son frère aîné. Valentin et elle ne se parlaient d’ailleurs presque plus l’annonce de la transition. Les retours des échanges entre Solène et sa mère abreuvaient à chaque fois le désert affectif de la jeune femme.


— Ne penses-tu pas que l’important, c’est de trouver quelqu’un qui t’aime comme tu es ? demanda-t-elle d’une voix à peine audible.

— Et ce quelqu’un, ce ne sera pas toi.


L’amertume d’Alicia mit fin à la conversation. Elle avait senti qu'elle s’éloignait depuis l’essayage de la robe. Et cette douleur lui enserrait encore un peu plus le cœur depuis qu’elle avait vu Cédric déshabiller Solène des yeux.

Le froid entre les deux amies fut de courte durée, la maison d’Alicia étant à une dizaine de minutes à peine du manoir. Le taxi s’arrêta et Alicia se pressa de descendre lorsque Solène l’interpella.


— Tes vrais amis t’aimeront toujours, où alors ils n’ont jamais réellement été tes amis. Promets-moi au moins de ne pas quitter l’île sans me prévenir…


Alicia ne pouvait rien lui promettre et elle laissa le véhicule poursuivre sa course avec Solène.



Comme il n’y avait plus de lumière et qu’il était encore tôt dans la soirée, Alicia en conclut que la maison était vide. Elle avait besoin de temps pour elle. En montant silencieusement l’escalier en chêne menant à sa chambre, elle entendit un bruit venant de la salle de bain. Eh bien qu’elle ait pressé le pas pour ne pas attirer l’attention sur elle, la porte s’ouvrit brutalement, laissant apparaître son Valentin, une serviette autour de la taille.


— Alors la drag queen, pas trop huée ce soir ? se moqua-t-il.

— Fous-moi la paix, grogna-t-elle.

— J’espère que tu ne nous as pas fait trop honte.


Alicia entra dans ma chambre sans lui répondre. Elle avait avancé, mais elle n’avait pas atteint son but. Son frère avait beau être rude avec elle, ses paroles aiguisées par certaines vérités la touchaient là où cela faisait mal. Ici, elle n’était qu’un homme habillé en femme, elle aspirait à une autre vie.


— C’est facile de provoquer, faut assumer ensuite, cria Valentin.


Alicia entra dans sa chambre en claquant la porte et enleva furieusement sa robe, qu’elle jeta dans un coin. À cet instant, un message tinta sur son smartphone.


Tu étais très belle ce soir.


Solène avait joint une photo d’elle sur scène, au moment où elle s’était laissé emporter par le son du violon. Elle avait zoomé sur son visage émacié. Rasée de près et avec le contouring adoucissant l’angle de sa mâchoire, Alicia pouvait effectivement passer pour une fille.

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