« Tu as peur, Papa ? »
En fin de compte, Maï n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit. Il resta assis, penaud, à scruter le vide. Combien de temps ? Ce ne furent pas ses interrogations à propos de l’attaque qui l’avaient empêché de trouver le sommeil. Non, c’était la peur. À la fois celle d’être à nouveau assailli – il était d’ailleurs surpris que son arme matérielle eût vaincu le loup – et celle de l’inconnu. Son univers, qu’il pensait connaître sur le bout des doigts, devenait soudain hostile. Et si les esprits avaient été à l’origine du départ de sa tribu et non l’économie changeante ?
« Bonjour, Papa. »
Les braises du poêle peinaient à rougeoyer sous un tapis de cendre. Déjà ?
Maï s’enfonça au fond du canapé pour accueillir Ayanna sur ses genoux, laquelle ne bougea pas d'un pouce. Bien sûr qu’elle ne lui pardonnerait pas son mensonge si facilement. Après tout, elle était au moins aussi têtue que lui. D’autant plus qu’une fatigue visible s’additionnait à sa ténacité habituelle.
Maï se rendit à la cuisine, glissa quelques bûches dans le four, ajouta du foin puis y jeta une allumette. De son côté, Ayanna s’afféra pour aller recharger le panier de bois et leur arrangea des bols lorsqu'elle revint, comme à son habitude. Leur quotidien pouvait-il reprendre son cours aussi facilement ?
Le petit-déjeuner avalé, la vaisselle lavée, la fillette se pressa d’enfiler ses bottes et son manteau et saisit la poignée de la porte. Alors qu’elle l’ouvrit, Maï hallucina l’image d’un loup se jetant sur lui, crocs en avant, prêts à se planter dans sa gorge. Un frisson lui parcourut l'échine et ses poils se dressèrent sur sa peau, malgré la chaleur ambiante. Il tomba à la renverse, se protégeant contre la menace invisible. Seules les gouttes de sueur qui perlaient contre son dos le rappelèrent à la frontière de la réalité.
« Papa !
— Je… Je vais bien…
— Arrête avec tes mensonges ! Ton front est trempé ! »
Elle se déchaussa aussi vite qu’elle le put, courut dans la salle de bain et lui ramena une serviette chaude. Il réussit tout juste à maîtriser son souffle alors qu’elle l’épongeait.
« Tu sais papa, ce n’est pas grave si je ne sors pas. »
Il ne lui en fallut pas davantage pour reprendre ses esprits.
« Attends, Ayanna. Il n’est pas question que l’on s’empêche de vivre parce que j’ai pe… »
C’était encore plus difficile à prononcer qu’à accepter.
« Tu as peur, Papa ? »
Il hésita à lui parler, mais il fut contraint de céder face à la franchise pure de son regard.
« Oui… L’attaque d’hier m’a beaucoup surpris. Et qui sait ce qui me serait arrivé si tu n’avais pas été là ? »
Maï fixait la lance emballée dans un linge et calée contre le mur de la porte. S’il ne pouvait plus s’en saisir, ce n’était pas le cas d’Ayanna, à qui il avait confié de la ranger, puis ordonné de ne plus la toucher. Il continua :
« Tu sais, je n’ai pas dormi cette nuit.
— Tu as fait des cauchemars ?
— Même pas. J’étais juste… sur mes gardes. C’est sûrement ma méfiance couplée à ma fatigue qui provoque des hallucinations.
— Mais, tu sais, Papa, le loup est parti. »
Idama aussi s’était avancé sur la scène. Les risques avaient sans aucun doute disparu. Malgré tout, Maï ne se sentait pas prêt à remettre les pieds dehors. Les événements de la veille l’avaient, pour ainsi dire, traumatisé. Sa sécurité avait été bafouée, de même que son territoire et son égo. Pire, il avait été blessé dans son rôle de protecteur. Ayanna franchit la porte alors qu’il était perdu dans ses pensées et il croisa le regard du cerf qui les attendait. L’animal fut le premier à détourner les yeux, semblant signifier à Maï que sa peur était infondée.
Voilà qu’il parvenait à déchiffrer le regard du cerf ! Etait-il en train de devenir fou ? Comment allait-il bien pouvoir passer l’hiver et son mois sans soleil s’il perdait déjà la raison ? L’esprit martelé de questions, il retourna s’assoir sur le canapé. Ses inquiétudes s’amplifiaient à mesure qu’il énumérait toutes les menaces auxquelles sa fille et lui devaient se préparer.
« Papa… Je vais dehors… Mais ne t’inquiète pas, Idama est avec moi… »
Sa voix tremblotait, ses gestes hésitaient, mais elle rejoignit le cerf malgré tout. Quel imbécile il pouvait faire… Voilà qu’il inquiétait sa propre fille. Parmi toutes les craintes, c’était bien celle de l’inconnu qui dominait. D’après ce qu'il avaient appris auprès des anciens, les malédictions pouvaient se manifester sous plusieurs formes. Les plus courantes étaient l’altération psychique et la transformation physiologique. Certaines pouvaient même conduire à la mort. Lorsqu’il réalisa l’ampleur de cette finalité, il se leva du canapé, se précipita dans la cuisine et s’éclaboussa le visage. Son cœur battait la chamade et il se trouva incapable de calmer ses émotions, lui, chasseur. Son souffle commençait à se saccader, sa poitrine à se serrer, son estomac à se soulever. Plusieurs fois, son diaphragme se contracta, l’obligeant à inspirer plus que de raison, jusqu’à ce qu’une remontée acide remontât dans sa gorge. Etait-ce dû à la malédiction ? Etait-il maudit ? Sans aucun doute. Allait-il mourir maintenant ? Comme ça ? Alors même qu'Ayanna était partie ? Mourrait-il seul ? La nausée se concrétisa en un dégorgement de bile qui tapissa l’évier. Toutefois, enfin il réussit à décontracter ses muscles et à reprendre le contrôle de sa respiration. La panique passée, il se rinça la bouche et l’évier afin de ne pas inquiéter davantage Ayanna. L'amertume du liquide gastrique s'obstinait à rester et lui brûlait ses lèvres gercées par le froid. Maï s’adossa contre les pierres chaudes du four et se laissa glisser jusqu’à s’assoir. S’être lavé le visage lui avait refroidi les esprits. Mais il se trouva incapable d'organiser ses pensées.
Lorsqu'il releva la tête, son regard croisa l’urne voilée de sa femme. Il éprouva une honte profonde, si profonde que son estomac se noua et son cœur se serra aussi fort que lorsqu’on lui annonça qu’ils seraient à jamais séparés. Il repensa à toutes les promesses qu’il s’était fait, qu’il lui avait faites. Il ne pouvait pas les laisser pour compte. Sa fierté prit la place de sa peur. Il réalisa qu’il lui restait peut-être une solution. Même si les chances de lever une malédiction restaient maigres. Pour sa sécurité et celle d'Ayanna il devait rester pragmatique. Maï s’approcha de l’urne et caressa la surface du voile comme s’il s’était agi du cou de Rivière et lui sourit avec tendresse.
« Merci de veiller sur moi. »
D’un pas décidé, il s’approcha du seuil d’entrée. À son tour, il enfila ses bottes, se couvrit de son manteau de peau. Il se releva, saisit la lance et résista aux petits éclairs qu'elle manifesta. Lorsqu'il attrapa la poignée, il fut pris d'un vertige. Maï se raisonna et se persuada que c’était dû à son manque de sommeil. Et il poussa la porte. Il franchit le perron puis avança d’un pas dehors, puis d’un deuxième, puis d’un troisième. Sa flûte laissée à l’intérieur, il joint son index à son pouce, porta ses doigts à sa bouche et siffla trois fois. C’était le signal pour qu’Ayanna rentrât. La silhouette de la tête du cerf émergea en première de derrière les troncs. Puis ce fut au tour d’Ayanna, encapuchonnée et boudinée par son manteau et ses couches de vêtements. La fillette ne s’était pas éloignée de la clairière.
Elle s’approcha avec peu d’entrain, les yeux fixés sur son arme. Maï s’assit en tailleur sur la neige et attendit qu’elle le rejoignît. Il plaça la lance maudite entre eux, puis en dévoila la pointe, avec précaution. Enfin, il inspira profondément, et chercha les mots les plus adaptés pour qu'Ayanna le comprît.
« Sais-tu qu’il est possible de repérer les esprits grâce à certains objets ?
— Comme avec le collier de maman ? »
Maï fut surpris qu’elle se souvînt du pendentif de sa mère que lui-même avait oublié. Bien sûr, il tentait chaque jour de se rappeler de tous les détails, mais les affres du temps étaient impitoyables et certains souvenirs s'effritaient.
« Pas tout à fait. De ce qu’elle m’a dit, le collier de maman lui permettait de mesurer l’énergie spirituelle de chacun et de la transmettre sans que personne ne soit blessé.
— Alors non, je ne le savais pas. On pourrait retrouver le Loup grâce à la lance ? »
Il ne savait si sa fille était simplement très perspicace ou bien sa curiosité naturelle l'animait sans discontinuer. Dans tous les cas, elle avait vu juste.
« À la différence de ta mère, je ne suis pas très doué pour communiquer avec les esprits. Donc je n’en suis pas sûr. Par contre, peut-être que toi, tu pourrais essayer ?
— D'accord ! »
Cette pratique, sans conséquence, consistait à retracer le lien spirituel qui unissait son monde à celui des esprits. Maï s’étonna que les savoirs de ses grands-parents et de son peuple fussent aussi ancrés en lui, malgré le peu d’intérêt qu’il leur avait manifesté par le passé.
Instinctivement, Ayanna plaça ses mains au-dessus de la pointe, marquée par la patte, et se concentra. Ses paupières tombèrent à mesure que sa poitrine se gonflait d'air. Son visage s’apaisa, ses muscles se détendirent. Plusieurs minutes passèrent avant qu’elle ne revînt à elle.
« Le Loup n’est plus là, Papa. J’en suis sûre. Par contre, je sens son énergie en toi.
— Tu es la meilleure. Je n’ai même pas eu besoin de t’aider. Enfin, si j’avais su comment faire…
— Les esprits m’ont guidée. Ils ont l'air d'être attirés par la lance. »
Sa mise en garde contre la malédiction, qui ne le quitterait pas de sitôt, lui asséna un grand coup au moral. Toutefois, plutôt que de se morfondre, il préféra sentir les bras de sa fille glisser contre ses côtes. Maï l’enlaça à son tour puis la porta et se releva. Le cerf les observait de loin mais une lueur dans son regard l’interpella. Il s’approcha de l’animal et lui caressa le front, désirant lui témoigner sa confiance à son égard.
Il ne savait pas si son message avait été transmis mais on ne pouvait pas lui reprocher d’avoir tenté de lui signifier sa reconnaissance.
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