« Je te guiderai. »

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Maï était certain d’avoir perdu connaissance… Mais il se tenait bien sur ses deux jambes. La panique le gagna quand il remarqua l’absence de sa fille, de même que celle leurs compagnons. Que leur était-il arrivé ? Que lui était-il arrivé ?

Le vent glacé lui porta l’odeur d’un prédateur. Sa menace était telle qu’elle en était palpable, alors même qu’il ne la percevait pas. La bête laissait libre court à ses grognements et les branches les plus fines vibraient et leurs feuilles tremblaient à mesure qu'elle s'approchait.

« Qui es-tu ? Où est ma fi… ? »

L’air de ses poumons se vida lorsqu’il se retrouva soudain nez à truffe avec la bête. Le champ de vision de Maï était envahi par son visage couvert de poils. Le souffle chaud qui s'échappait de sa gueule souleva son manteau à peine enfilé et l’obligea à reculer. Sous le choc de l’apparition, Maï ne prit garde à la racine derrière son talon, trébucha et chuta. De ce nouveau point de vue, il put observer la majesté du loup, dont le dos caressait la cime des bouleaux et la queue balayait le givre des arbres sans même les briser. Son manteau était aussi immaculé que la plus pure des neiges, ses poils longs flottaient au gré du vent, dévoilant des griffes au bout de ses pattes antérieures plus épaisses que son propre buste. Il n’osa jeter un œil aux postérieures, autrement funestes. Ses longues moustaches noires témoignaient de la vieillesse de la bête et contrastaient avec ses crocs blancs acérés, révélées par ses babines tremblantes. Le loup leva sa patte et le temps s'arrêta : le vent ne secouait plus les arbres, les oiseaux s’étaient tus, la vie n’était plus. Maï se releva et, alors qu'il essaya de s'éloigner, il se retrouva face à un œil dont le diamètre seul le dépassait. Pendant plusieurs minutes, il fut figé par l’intensité de son regard.

Maï contempla chaque nuance du dégradé de dorés de son iris, au milieu duquel trônait une pupille en fente qui se dilatait et se rétractait de façon irrégulière. Le monstre le jaugeait et il décèlerait la moindre de ses intentions, fusse-t-elle bonne ou mauvaise. Lorsqu’il eut fini de le sonder, il releva la tête, passa son chemin et son image s’évapora à la suite d'une bourrasque neigeuse alors qu’il s’enfonçait dans la forêt. Une voix rauque et lassée résonna dans les bois :

« Où est mon enfant... ? »

Suivi par un long hurlement qui ne connut ni écho, ni réponse.

***

« Réveille-toi… L’Esprit Loup Roi de la forêt… »

Maï trouva un premier repère dans la voix chevrotante d’Ayanna. Tout était noir pour lui et il ne réussit pas à bouger le petit doigt. Elle insistait, encore et encore, répétant la comptine qui l’aidait à concentrer ses pouvoirs spirituels. Maï l’avait vue les utiliser à plusieurs reprises et, bien qu’elle ne les maîtrisât pas, elle avait appris à faire appel à eux et à guérir certaines blessures. Cela aussi, elle le tenait de sa mère.

« Amisa, Idama… ! »

Le rythme des battements du cœur de sa fille diminuait, son souffle s’apaisait.

« Papa ! »

La chaleur de ses mains le réconfortait, le froid de la terre glacée sur laquelle il était allongé le glaçait. Ses doigts et ses orteils se rétractèrent nerveusement et ses poumons inspirèrent tout l’air qu’ils purent trouver. Surpris, il releva son buste d’une traite, bousculant sa fille en sanglots sur ses genoux. Il était en vie, il avait été épargné. Maï caressa la tête d’Ayanna qui ne s’arrêtait plus de pleurer. Idama lui témoigna aussi son soulagement en lui mordillant les cheveux. Sa main suivit la gueule du cerf, lui gratta le cou, puis il expira tout l’air qu’il avait emmagasiné. Ayanna s’écarta pour sécher ses larmes et son nez.

Afflux d’émotions trop important ou fatigue, Maï ne trouva pas la force de soulever ses paupières.

« Ca te dérange si on s’arrête un peu ? »

Il resta sans réponse.

« Hein ? Qu’en dis-tu ?

— On peut attendre, Papa.

— Tu veux bien revenir dans mes bras ? Je n’arrive pas encore à ouvrir les yeux. »

Ayanna ne vint pas.

« Qu’y a-t-il ? »

Elle posa ses mains gantée sur ses joues, fit glisser ses pouces aux coins de ses yeux.

« — Papa… tes yeux sont ouverts. »

Pas de panique, pas de panique… Maï avait beau se le répéter, il n’y croyait pas. La main d’Ayanna prit la sienne. Maintenant qu’il y pensait, il sentait les clignements de ses paupières qui humidifiaient ses yeux par automatisme.

« Ca va aller, Papa. Je suis avec toi. »

Cette remarque lui fit entendre qu'elle ne pouvait rien pour lui. Ayanna tira sa main vers le haut pour l'aider à se relever. Maï puisa dans ses réserves de courage et s’appuya sur sa fille pour garder un point de repère. À peine debout, il tituba : ses notions d’équilibre étaient devenues obsolètes. Il aurait à s’adapter mais les conditions ne lui en laissaient pas le temps.

« Je peux marcher. Mais je vais nous ralentir. Nous ne sommes plus très loin de la gare, tu veux bien aller chercher quelqu’un et…

— Non ! »

Elle poussa son père qui, surpris et déséquilibré, tomba à terre. Ayanna s’empressa de le rejoindre alors que Maï réalisait que sa vie ne serait plus jamais la même… Si les pouvoirs spirituels de sa fille ne pouvaient rien pour lui, c’était sans doute qu’il resterait aveugle.

Maï restait sourd aux excuses d'Ayanna. À leur place, de multiples questions s’ouvraient à lui et se répétaient dans sa tête et l’obsédaient : était-ce curable par quelqu’un d’autre ? Impossible pour lui de continuer une telle vie...

« Ensemble ! On ira ensemble ! »

Les mots d’Ayanna purgèrent toutes ses pensées.

« Ensemble, on réussira. J’apprendrai à prendre soin de toi et à faire attention. Je ne te ferai plus tomber. Promis… »

Maï resta pantois. Il ne trouva pas la force de se relever, bien qu’il en eût l’énergie. Le son des pas de sa fille s’éloignait.

« Idama. »

Les sabots du cerf résonnèrent contre la terre gelée pour rejoindre sa maîtresse. Les parties métalliques des sangles des sacs tintaient, les cuirs frottaient. Ayanna geint alors qu’elle devait porter une sacoche trop lourde pour elle, qu’elle laissa tomber dans la charrette. Elle recommença le processus une seconde fois, puis retira la barre métallique. Le grincement des métaux qui se frottaient l’un contre l’autre effraya les oiseaux qui, en s'envolant, secouèrent les branches desquelles la neige tomba.

Les pas d’Idama claquèrent contre le sol au milieu de la cacophonie, alors qu’Ayanna serrait les lanières de cuir.

« Attends, Ayanna, tu…

— Laisse, Papa. Je t’ai vu faire, alors je sais faire. Repose-toi. »

En tant que père, il était comblé que sa petite fille fût aussi responsable. Sa réflexion l’aida à prendre du recul sur les évènements. Etrangement, il se découvrait fier. Tellement qu’il s’en retrouva blessé. Ne pouvait-il pas être ce père qu’il avait réussi à devenir ? Allait-il devoir vivre le restant de ses jours assisté par sa fille ? C’était son rôle de la protéger. Pas l’inverse.

« J’ai terminé, Papa. Tu veux continuer à te reposer ?

— Non, ça va. »

Ayanna lui attrapa le bras pour l’aider à se relever.

« Je te guiderai. »

L’espace d’une seconde, il pensa ne pas la reconnaître. Ce ton grave et posé n’était sans doute pas celui d’une enfant. Le lien avec ses pouvoirs spirituels était évident et Maï craignit qu’un jour ils ne prennent le dessus sur sa fille. Alors même qu’ils étaient la source de ce qu’elle était.

Ayanna lui lâcha le bras, lui donna ce qui lui sembla être la gourde en cuir.

« Attends-moi un instant s’il te plaît. »

Maï, désemparé, chercha à l’arrêter et dû se résoudre à l’attendre, les fesses posées sur un sol moite et froid. Ce noir complet lui rappelait le néant et l’inconnu qu’il avait perçus dans son cauchemar. En réalité, chacune de ses sensations le lui rappelait. Peut-être aurait-il dû accorder plus d'attention à ce qui avait été un avertissement...

Sans repère visuel, il n’arrivait pas à se souvenir de la position des arbres où celle de la charrette. Le moindre bruissement, provoqué par le vent ou l’envol d’un oiseau, le faisait tressaillir. Le sabot d’Idama frappait le sol de façon régulière, ce qu'il n'avait encore jamais perçu. Le familier devint étranger. Tout ce qu’il avait appris, il l’avait perdu en même temps que sa vue. Le cerf brama alors que des bruits de pas se rapprochaient. Etait-il en train de l’avertir d’un danger ?

Maï porta une main sur l'étuis du couteau attaché à sa ceinture, se releva en s’appuyant sur le sol de l’autre.

« Papa. »

Ayanna lui prit son arme et l'échangea contre un long bâton.

« Quand nous étions à Minespoir, un ami utilisait un bâton pour appréhender les obstacles. J’espère qu’il t’aidera aussi. Je vais garder le couteau, on ne sait jamais. »

Ayanna saisit la main de son père qui cherchait son visage, puis la posa sur sa joue ronde, qu’il tata, avant de remonter dessiner le contour de ses yeux en amandes. Puis elle se trouva enlacée si fort qu’elle pensa que son corps aurait pu se briser s’il venait à la serrer plus. Amisa, écrasé par leur étreinte, tentait de s’extirper de son manteau. Elle défit les boutons liés par des lanières de cuir, sans se dégager de son emprise, puis laissa le petit être se faufiler au dehors. Le lapin se secoua avant de se frotter le museau frénétiquement, sous le regard attendrit d'Ayanna.

Quand elle voulut rendre son accolade, elle réalisa que son père tremblait comme un faon. Elle le laissa ainsi le temps d'aller chercher une couverture, qu'elle déposa sur ses épaules.

Il la palpa puis écarquilla ses yeux.

« Ayanna… Approche s’il te plaît… »

Alors qu’elle prit la main de son père, il lui tendit la couverture avec un sourire froid.

« Nous devrions rentrer à la maison.

— Non ! »

Bien qu’elle fût consciente qu’il s’agissait là de la décision la plus raisonnable, elle ne pouvait se résoudre à l’accepter.

« Je ne veux pas !

— Nous aurons d’autres occasions de nous rendre en ville. »

Avait-il oublié comment avancer en perdant la vue ? Un flot d’émotions bouillit en elle : de la déception, bien sûr, mais aussi la peur, l’appel de la raison et celui du dépassement de soi. Ses réflexions s’entremêlèrent, se heurtèrent les unes contre les autres, certaines plus fortes, jusqu’à ce qu’il n’en restât qu’une :

« Je ne veux pas que l’Esprit Loup gagne aussi facilement ! »

Pourquoi pensait-elle à gagner ? À perdre ? Elle n’était pas son ennemie.

Maintenant qu’il ne savait plus ce que reflétait son regard, Ayanna pouvait lire en son père comme dans un livre ouvert.

« Si nous nous arrêtons là, nous ne pourrons plus y retourner. »

Son père cessa de trembler, son visage se fronça, comme lorsqu’il s’apprêtait à l’avertir ou à la gronder, puis s’adoucit. Bien qu’elle fût autrefois raillée par ses camarades pour avoir exprimé certaines de ses pensées, son père l’avait toujours prise au sérieux.

« Peux-tu m’en dire davantage ?

— Nous devons aller voir le shaman à Minespoir. Il saura nous dire quoi faire face aux esprits de la forêt. Et… peut-être qu’il te rendra la vue. »

Le coeur d'Ayanna s'emplit de joie lorsque son père s’appuya sur le bâton qu’elle lui avait trouvé pour se relever.

« Peux-tu m’emmener à Idama, s’il te plaît ? »

Sa voix était douce, la rassurant sur sa prise de décision. Ayanna savait que son père n’était pas habile lorsqu’il s’agissait d’exprimer ses émotions. Néanmoins, si elle avait renoué avec lui au cours de cette année passée dans la forêt, elle l’avait aussi connu dans ses pires moments alors qu’ils vivaient encore à Minespoir. Ainsi, malgré son jeune âge et son manque d’expérience, elle était certaine de connaître son père par cœur.

Ainsi, la fillette le savait imparfait et que, depuis la disparition de sa mère, il avait connu de nombreux moments de doutes. De son côté, elle avait préféré étouffer les siens afin qu’il eut pu retrouver sa voie.

Ayanna en avait souffert, seule dans son coin. Mais la fillette savait qu’elle n’avait pas enduré toutes ces douleurs en vain car, aujourd’hui, il se relevait et était prêt à avancer avec elle.

Ayanna posa la main désormais gantée de son père sur l’encolure du cerf lequel la rassura d’un regard. Une dernière fois, elle s’assura que toutes les sangles de la charrette étaient bien serrées puis, alors qu’Amisa grimpa sur son épaule pour se frotter à son visage, elle souffla dans son sifflet pour donner le départ.

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