3.2

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Sur ma toile, à côté de mon grand-père, il y a Odile.

Odile, et ses grandes robes à fleurs colorées de vieille tata sans avoir jamais été ni vieille ni tata.

Odile, sa coupe de cheveux courte et hirsute, aux couleurs qui dégorgent toujours un peu sur sa peau au niveau des pattes. Rouge, orange, prune, brun sombre quand elle est moins rigolarde.

Odile comme une femme bûcheronne, qui exhale la force, toise le monde minuscule de sa hauteur, et a de belles mains toujours manucurées et pleine de bagues.

Odile, et sa grande silhouette dégingandée à la démarche claudicante mal assurée qui ose quand même parfois les talons. Tout en elle emmerde le monde, sa fragilité en premier.


Elle débarquait au café Odile, elle serrait mon grand-père dans ses bras, lui donnait des bises claquantes, me donnait un tas de pièces à cacahuètes pour que je leur fiche la paix et reste bien sage sur mon tabouret. Elle débarquait aussi devant le portail vert, prétextant une réparation, un besoin de déplacer un gros meuble, ou n'importe quelle absurdité, et le ravissait à ma grand-mère qui n'était pas dupe tout en tentant de se convaincre à voix haute.

Ils n'avaient pas besoin de faire semblant de prendre la voiture, sa maison était au bout de la rue, encore plus près du café. Une grande maison incroyable comme on en fait plus, le bas vitré de milliers de carreaux bombés et opaques, qui à l'origine était l'atelier de pâtisserie de son père, avec un grand escalier de fer qui donnait le vertige, servait accéder à l'étage par l'extérieur et en faisait le tour se prolongeant en terrasse passerelle. L'étage était un mélange de baies vitrées, immensément incroyable pour l'époque, et de grosses pierres dorés incorporées à un blanc de chaux. Une maison paquebot. Le travail d'une vie, celle de ces parents. Le début d'un naufrage, celui d'un héritage bu par trop de tristesse de trop d'amour.

Quand j'étais toute petite, on commandait mes gâteaux d'anniversaire aux parents d'Odile, un fraisier, avec des fleurs et des feuilles en pates à sucre parfaites. Le meilleur fraisier du monde entier. Et bon et beau. Tout la ville commandait ses gâteaux d'anniversaire aux parents d'Odile. Et puis un jour ils n'ont plus été là, je n'ai pas retenu le comment du pourquoi et l'ordre des choses. Elle parlait d'eux de temps à autre, en chuchotant, et c'était une histoire d'amour, de blessures, de tragique esquissé du bout des lèvres, trop d'amour trop de liens trop d'attachements à ses parents. Ma grand-mère qui n'aimait pas fouiller les blessures des autres et avait déjà les siennes à assommer, résumait ça à c'est la maison, c'est trop grand pour elle, c'est tout pareil qu'avant comme un musée, c'est vivre avec les fantômes. Sacré grand-mère qui se foutait de l'hopital et de la charité, dans le vrai et l'incomplet.

Car c'était ça et autre chose.  

J'aimais beaucoup Odile. Je la détestais aussi parfois, sans savoir. Puis la méprisais vers la fin. Puis l'aimait à nouveau et ainsi de suite. C'était compliqué d'aimer sans réserve en grandissant.

Quand j'aimais beaucoup Odile, j'allais chez elle, à l'étage de la maison paquebot, c'était plein de chats, de lumière, de propre et de beau, des tas d'objets de voyage, de brocante, et je ne sais plus, des choses qui accrochaient mon regard en tout cas. Quand je venais pour passer les vacances chez mes grands-parents, elle me prêtait un vélo, que je récupérais au sous-sol de l'atelier quand je voulais comme je voulais, des années durant. On partait aussi tous ensemble en excursion, en ballade, manger des cuisses de grenouilles dans des petites ginguettes au bord de l'eau. On riait beaucoup. La voiture devait pas mal zigzaguer aussi, mais ça j'ai oublié.

Un jour que je l'attendais dans le salon de la maison paquebot, pendant qu'elle se préparait et qu'elle tardait, j'avais été prise d'une peur panique. J'étais sage, j'étais dressée. Je ne bougeais pas quand on me disait d'attendre. Jamais je ne me serais avancée dans les pièces de la maison d'Odile, même que j'étais venue un millier de fois, sans la peur panique. Au bout d'un temps qu'elle ne répondait pas à mes appels, j'avais avancé jusqu'à la porte de la salle de bain, toqué, retoqué, ouvert. La baignoire était remplie de bouteilles, littéralement remplie, follement remplie, et elle était là Odile, une bouteille à la main à boire en cachette derrière la porte, au goulot, l'alcool dégoulinant sur son menton, sa poitrine, sa robe, n'arrivant même pas à décoller sa bouteille pour me répondre, m'éloigner. Je me rappelle par bribes tu diras rien hein , promis, quand c'était trop grand pour ne pas être répété même si ça laissait une drôle de salissure de trahison de répéter, aussi les questions, mais comment se lavait-elle du coup? Et puis pourquoi cet amas dans la baignoire quand il y avait des tas de pièces avec des tas de placards avec des tas de places, et encore tout un sous sol immense, et d'autres questions qui n'ont pas de réponses, qui dépasse l'intelligible. Pourquoi pas et à quoi bon. Je n'étais plus une petite fille, mais une jeune fille trop terrorisée de tout pour garder, tenter de comprendre, accepter de ne rien comprendre et de ne pas juger. J'ai passé Odile de la case blanche à la case noire, pas de place pour le gris, pas de place pour pas de cases, pas de place pour aimer en dehors des cases.

Mon grand-père est partit avant Odile. Si on quantifiait la proportion de chagrin liée à cette perte mais est-ce possible, est-ce que cela a un intérêt, non mais c'est pour dire, Odile avait sans doute la jauge la plus haute, parce que les autres on jugeait on les passait d'une case à une autre, et mon grand-père et Odile ils s'aimaient juste comme ils étaient à se détruire et à la fois à rire et boire la vie jusqu'à plus soif. Il me semble qu'Odile a eu un amoureux nocif, et puis que ça la détruite un peu plus qu'elle ne l'était déjà, je crois qu'elle s'est suicidée. Il y a des choses que j'ai tellement enfouies, que dans l'appel à la mémoire viennent des convictions sans détails et surtout sans la certitude absolue qui vient avec le détail. Elle est restée beaucoup attachée à ma grand-mère, au début rigolarde, en compagnie, en vadrouille, puis quand elle a eu bu le fond du fond de la maison paquebot qu'elle avait vendue, en amie qui n'en est plus et viens toujours demander une allonge. C'est pour ça aussi que je ne l'aimais plus du tout quand j'y pense.

Avant le premier atelier, je repensais, je déterrais, je rebrassais tout ce à quoi je n'avais plus repensé, je tentais de voir de plus loin, de plus grande, je disais, non, non, aucun problème, et effectivement il n'y en aurait pas, mais aussi parce que je faisais un travail de préparation, que c'était un  peu lourd et plombant, tout en étant plus tendre plus avisé vu d'aujourd'hui . Parce que je pelletais et pelletais des brouettes d'images, de sentiments et d'associations, je pelletais pour évacuer et plus je le faisais et plus j'en remontais, plus ma toile prenait des visages, des souvenirs, bien loin de la toile vierge et blanche.

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