3.3
Après mon père, mon grand-père et Odile, je remontais aussi JoJo et Marie.
Mon grand-oncle et ma grande tante. Ce que je remontais, revenait de tous les âges, toutes les époques passées, mais surtout je remontais le mois de stage que j'avais passée hébergée chez eux, alors que j'étais étudiante, dans leur maison que j'avais en amour depuis la toute petite enfance avec leurs gros chiens, le poulailler, le portique rouillé qui n'avait plus de balançoire et la vue sur les champs. Tous les soirs, ça commençait gentiment, les verres, les nouvelles de la journée, celles de nos vies, en plus intime et plus quotidien, le repas, bon fait maison, puis la veillée qui s'étirait en trop de verre.
Jojo il laissait glisser des cachets de toutes sortes au fond de sa gorge, le vin par-dessus. Il me regardait, voyait ma mère, me regardait comme on voit un fantôme, comme on s'y accroche, pleurait allait se coucher. Ou pleurait, baissait la tête, restait là en silence. Parfois des mots, des phrases entières, des pardons inintelligibles, irrecevables, des borborygmes d'ivrogne. Gentil mais fou d'un mal qui rampe jusqu'aux autres et les atteint.
Marie, c'était différent. La soif plus grande, la colère aussi, plus grande que la tristesse, plus amère. Des mots en pagaille. Elle sortait des albums photos, me parlait de ma mère dont on ne m'avait quasi plus rien dit, parlait du vide qu'elle avait laissé, du drame enduré, et que c'était un peu cruel, pour eux, que je lui ressemble autant, que c'était la faute de mon père, un meurtrier, et de là je décrochais ne suivais plus le fil, le souffle coupé, incapable d'arrêter le flot, de commenter. Un autre soir c'était autre chose. Chaque soir de ce mois-là, il y avait une vieille histoire qui sortait d'un tiroir, mélange de rancœur, de vieille bouillasse passée, de genèse familiale. Du beau aussi, mais noyé, arrosé, qui flottait, surnageait à peine. Un désir de me transmettre, une histoire, des souvenirs que je n'aurais jamais, un portrait, un élan sincère je pense, sans se rendre compte que tout ce que je recevais c'était du poison. Que cela me brasserait des mois durant, avant que je ne balaie, que j'oublie dans l'urgence de respirer. Rien qu'un mois comme ça, ça vous vaudrait des années de thérapie. Je m'en suis dispensée.
Quand je rebrassais tout ça, je pensais aux impacts, à mes réticences, ma façon de toujours m’éloigner des hommes qui avaient tendance à lever le coude, même juste un soir, un instant, comme si c'était une ligne rouge qui définirait l'homme entier et tout ce que je ne voulais pas. Des sentiments naissants, des élans, des inclinaisons, paf, un, deux, trois, quatre verres levés, cette réticence balayait tout d'un coup, transformait l'allant en dégout ou en indifférence glaciale, en deux secondes. Définitif, sans retour arrière.
J'avais peur que ne se manifeste cette réticence, un dégout, un quelque chose dont le contrôle vous échappe, peur d'être renvoyée au passé, peur d'un visage qui me rappellerait celui de mon père, pas peur tout de suite, peur cinq minutes avant le premier atelier. Mais ce n'est jamais arrivé. Et cela ne m'arrivera plus jamais. Je n'ai fait aucun rapprochement d'aucune sorte. Pas de jugement. Je suis arrivée avec ma toile aussi vierge que blanche, les fantômes ce sont tus, ils n'ont fait aucune interférence, j'étais juste prête à échanger, prête à recevoir et à donner, paumes grandes ouvertes.
Pourquoi alors repeindre la vieille toile ? Justement pour écrire qu'on en revient, même tard, même avec des années et des années, on en revient des ressentis très tranchés, de la condamnation facile, de l'incompréhension, de l'évitement. On arrive a jeter par-dessus bord des pelletées de cailloux brassés entassés dans sa valise, on y arrive, à se déshabiller de sa peau de vieille peur. On le fait par une confiance venue d’on ne sait où, dans le mouvement de tendre vers, d’aller, de ne plus se tapir, on y va, on avance vers tout ce que l'on a fuit, évité, on va vers ces autres sans réfléchir, sans savoir le beau qui vient, que l'on va tisser ensemble et qui nous grandira tous.
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