4.1

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J'écrase ma cigarette contre le rebord d'une des grandes boîtes de conserve.

Je me demande ce qu'elle a pu contenir... des pêches au sirop, des tranches d'ananas, des raviolis, des tomates pelées ? Peut-être juste un fond de sauce. Une base de bouillon. Ça contient quoi ce genre d'immenses boîtes de conserves ? Que mangent les soignants, les patients au long cours, à la cantine ? Est-ce qu'on y sert de la nourriture aussi avachie que les grandes tours ? Y a-t-il du vivant, du local, du coloré gorgé de terre et de soleil dans les assiettes ? Ou du chimique, pratique, économique, pas le choix le temps le budget ?

Quand je découvre un nouveau lieu, c'est comme quand je rencontre quelqu'un pour la première fois. Le général m'indiffère, le conventionnel m'ennuie, la norme est une brume à percer pour déceler le vrai. Ce qui m'attire, attise mon regard et mon intérêt, ce sont les tout petits détails de rien. Cela tient à la fois de l'inconscient et du maladif. Je capte, je scrute, je décortique, je jauge, je juge. Très vite. Puis je reviens dessus par moments. J'adoucis ou force le trait, cherche à comprendre, condamne, passe à autre chose ou m'obstine. La pensée en mouvement perpétuel sans rien figer. À certains moments, je me fatigue toute seule. À d'autres, je me dis que c'est ça le sel de la vie, la poésie, ce qui nous élève au-dessus du morne et du banal. Les petits détails de rien qui disent tout.

Je regarde au bout de l'allée, la façade de l'établissement un peu défraichie que le soleil redore, et puis encore la mer au loin, en contrebas. C'est bien, la mer ici. La clinique là-haut, surplombant la mer. Oui, c'est bien. Ça doit aider quand on s'assoit sur les chaises aux couleurs dépareillées. Aider à se laver l'âme, à oublier le laid, le dur, à se réconforter des tracas, à raccommoder le corps à l’esprit, ou encore je ne sais quoi d'autre de nécessaire. Et ce, même si il y a un paquet de trucs moches entre la mer et le surplomb, comme des lignes à hautes tensions, des bâtiments gris rabougris, du vert qui peine, des tours affaissées ici et là, des rails, des cailloux, et je ne sais plus dans le détail précis, mais un enchevêtrement de métal et de béton, de putain ça me tue ! Qu’est ce que ça vient foutre ici ? Quand même, merde ! Du triste, du révolté émanant de ce bassin citadin érodé et vieillissant. Mais la mer reste la mer. Majestueuse, infinie, simplement plus grande que tout. Il suffit de regarder le très loin, par dessus l'entre-deux, cet endroit de l'horizon où ciel et mer se confondent et où il ne fait que bleu.

Les graviers blancs crissent sous mes boots. Je porte un jean bleu foncé, un col roulé noir, mon blouson d'aviateur, une grande écharpe noire, et deux sacs bien chargés. Tête au carré, noir bien lissé, regard souligné au Khôl. Mon idée de l'efficace et du rester soi. Sérieuse mais pas guindée, simple, à l'aise pas déguisée. Parée à l'aventure. J'ai hésité quand même, combattu la tentation du bien ou mieux paraître. C'est tout humain cette tentation. Mais j'ai gagné le combat. Je suis fière de moi.

En remontant l'allée, j'avise de nombreuses petites alcôves. Des recoins aménagés, des arrondis buissonnants avec bancs et tables en pierres, rehaussés de tonnelles grillagées où rampe péniblement, en lianes fines, un vert chétif. Puis d'autres plus informels, d'entre deux buissons. Des zones à zoner, à fumer, à parler. Des boîtes de conserves encore, des chaises aussi. Je croise des gens, certains aux traits fatigués, en survet chaussettes claquettes pour beaucoup. Des hommes, quelques femmes aux accents d’ici, des esseulés à prendre l'air, à fumer avidement, tremblants, puis d'autres détendus, en grappes, à papoter, rigoler. Certains aux regards curieux, un peu animal. D'autres avenants, aux regards plus rigolards.

Je souris grand. Je dis bonjour. J'ai le trac, mais j'ai décidé. Que je serais un grand sourire avant tout. Cela me semble important, dès les premiers pas. On ne peut pas être serein quand on a l’hésitation en face. C’est contagieux. On hésite aussi. On se retranche en soi. Il me faut susciter de l'ouverture, de la confiance. Alors je souris, je n’hésite pas. J'ai le trac quand même en-dedans.

Je passe les portes automatiques. Tout de suite à gauche, l'accueil. Il y a une petite dame à queue de cheval et aux jolis yeux clairs derrière le comptoir, un patient en jogging claquette lui parle. Je patiente, polie, en retrait. À droite des banquettes en simili cuir d'un vieux bordeaux, en bout de banquettes je reconnais l'encart avec le logo aux couleurs de la maison d'édition. Ils y ont installé un coin lecture, au mur des affiches de com' sur les ateliers, et l'une d'un de mes vieux textes, avec mon nom et mon prénom. En rouge, en grand. Sur papier glacé. Petite sueur. Mal à l'aise. Ah merde. Je comprends l'idée, certes. Je l'aurais même trouvée immensément chouette à une autre place que la mienne. Si ce n'était pas mon nom mon prénom mon vieux texte étalé là sur le mur. Je l'aime bien quand même cette histoire. Je l'ai choisie parmi une tripatouillée écrits entre 2014 et 2018. Soit à une période où j'écrivais tout et n'importe quoi, forgeais, bifurquais, m'essayais, me perdais aussi parfois dans des choses qui n'étaient pas moi et me collaient la grimace à relire. Ou me stupéfiaient même carrément. On a le droit. On doit frayer avec la liberté de tout écrire.

Pour autant, c'est étrange de se retourner sur des écrits de dix ans. Sauf quand on se reconnait. C’est pour cela que c’est ce texte-là et pas un autre. J'en ai choisi un où je me reconnaissais, ou plutôt où je saisissais encore, dix ans après, où s'était posé mon regard et pourquoi, et ce qu’il voulait partager. Et même s'il faudrait le reprendre entièrement pour le débarrasser du rococo et de ces rififis et mignonneries inutiles, je peux me sentir dedans, me reconnaitre. Juste l'histoire d'un gars qui écrit dans des carnets au stylo à bille noir. Une histoire du banal mais pleine de petits détails.

Jeanne a validé le choix, j'ai validé qu’on en fasse une affiche. Mais c'est autre chose que de le réaliser, de se retrouver le nez dessus, et dans quelques minutes face à des gens qui l’ont lue. Je vire tout cela de ma tête illico presto. Heureusement que je suis grande maintenant. Avant j'aurai pu me barrer sur un coup de sueur pareil. Juste pour un détail, un détail qui donne des vertiges, mais rien qu'un détail quand même.

Je me présente à la dame de l'accueil qui me sourit, sait déjà qui je suis, attrape un trousseau de clefs, sort de son comptoir pour ouvrir une porte à digicode qui se trouve juste dans le petit couloir de derrière et me conduire au bureau de Camille.

Evidement je relève le trousseau de clefs, la porte à digicode, et au final je l'oublie, car toutes les autres fois cette porte sera ouverte sans besoin de code ou de clefs.

Camille est grande. Pas que grande, c'est au-delà de la taille. Elle dégage un truc qui la grandit encore, comme une aura. Une lumière. Un halo bienveillant entouré de boucles claires. Elle arrive vers moi, souriante, la voix protocolaire un peu, mais pas coincée ni hautaine. Encore moins condescendante ou scrutatrice du petit truc qui dépasserait. Pas du tout ce genre là, Camille. C'est à dire la voix de circonstance d'une directrice d'établissement, une prestance et une élocution de circonstance, et à la fois une coolitude tout à fait inattendue. Je m'attendais à un tailleur impeccable et chiant et des talons clac-clac, sur un chignon faux sourire réhaussé de breloques et de pierrailles, parce que oui , je l'ai dit, je jauge, je juge. Pas méchante en fait, plutôt animale et plutôt par instinct pour me situer et anticiper mes pas. Camille elle a un jean, aussi, un chemisier élégant tendance bohème, des Docks Marteens, violettes je crois, un ou deux tatouages aux poignets, et des bracelets de perles noires, genre litho thérapie, alignement des énergies, enfin des bracelets qui ne sont pas que des bracelets et que je situe comme ça à peu près. La coolitude. Poignées de mains pour cette première, accueil protocolaire, mais chaleureux, sincère. Très rapide, comme toutes les prochaines fois, hors séance de lecture finale, car occupée, débordée, sollicitée. Mais une très bonne vibe, qui se capte très vite.

Je suis en confiance du coup. En confiance, en surprise et en aventure, et je vais même toute seule comme une grande au bout du couloir qu’elle m’a indiqué. Il y a des alcôves encore, je me dis que c’est un endroit de coins et de recoins. Des fauteuils ici et là, plein de petits bureaux, de soignantes, soignants, patients et patientes qui s’agitent au bout et une grande salle de conférence dans le dernier recoin. Je me présente encore. J’échange rapidement. Je capte des images, des impressions. La grande salle sera la mienne. On invite les patients de l’atelier d’hypnose à rejoindre exceptionnellement la salle de détente, certains et certaines se lèvent, d’autres restent assis, quelques hommes, mais surtout des femmes. Une infirmière demande à une femme si elle est passée par le bureau, si elle a soufflé, elle y va en rigolant, elle a oublié. On me demande d’attendre Marion qui va arriver. Marion est la soignante qui restera avec moi durant les ateliers. Deux femmes se serrent dans les bras dans le couloir. Elles se serrent fort, joyeuses, émues. Comme des amies qui se retrouvent, comme des femmes qui ne se sont pas vues depuis longtemps et qui partagent une histoire commune. Elles viennent toutes les deux pour l’atelier.

Je décide de rentrer dans la grande salle. Je dis bonjour à la cantonade, sourire, sans trop chercher personne du regard. La salle est divisée en deux, un espace en arc de cercle fait de fauteuils confortables, un autre de table et de chaises, avec un tableau blanc et un coin café. Une horloge au mur. Tout baigné de lumière, de grandes fenêtres et au loin la vue sur le scintillement de la mer. Je me dis que c’est à la fois simple et parfait. Je pose mes affaires, je révise mentalement, comme une étudiante à cinq minutes de son oral. Même grande, il y aura toujours ce tambourinement d’un cœur de petite fille sous mes côtes. Je convoque les morts que j'aime comme il m'arrive parfois, à des moments que je jauge importants, où cela m'est néccessaire. Comme ça dans l'instant. Une pulsion. Sans être d'aucune religion, j'ai mes croyances, mes rituels, mes sensations intimes. Il y a les vivants que j'aime bien sûr, mais les vivants que j'aime vivent leurs vies dans le même espace temps. Ils ne se convoquent pas. Les morts que j'aime c'est pratique, ils sont au-dessus, en-dessous, et au-delà, partout et nulle part à la fois. Ce que je convoque c'est une chaleur, une énergie bienveillante, une main qui se pose pour calmer les tambourinements de ce coeur de petite fille, et lui infuse force et sérénité . C'est cela et c'est aussi un peu comme un haka d'avant match, une connexion au primaire, à l'ancestral, pour se donner la force de. Et alors je me redresse, alors je suis prête et je cherche et croise maintenant tous les regards.

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