Prodrome :
Plus de pulsars, plus de comètes ni d’étoiles. Les nébuleuses achevées et les constellations disparues, rien ne défiait les ténèbres. Aucun écho, aucun stigmate. Tout s’estompait, consumé par sa vacuité. Artisan du mal, Néant s’étendait… Là où ses tentacules frappaient, les mondes se gommaient : continents, océans, cités, tout devenait cendre. Son visage ? Pas de traits ! Pas de contours ! Juste un abîme d’absence où la vue se perdait.
Et pourtant, à l’apogée de l’apocalypse, un bastion subsistait. Une frontière où, pour un instant encore, Néant, hésitant, contempla le Palais Palladium. Suspendue au milieu des ruines du cosmos, la suie recouvrait ses dorures fanées ; ses colonnes cédaient une à une – ce qui l’enchanta. Meurtris et acculés, les Darck, clan souverain de la magie, tenaient leur position avec persévérance. Depuis des jours, leurs sorciers succombaient. À présent, tous étaient morts.
Devant ce panorama agonisant, la Reine projeta ses sens à la recherche de la Régente. En une seconde, elle la perçut dans la bâtisse, piégée par les bêtes. Alors que ses fils et son mari luttaient avec acharnement, un râle lugubre retentit, suivi de coassements et grognements gutturaux : « Gogs », qui annonçait la prochaine vague. Les carcasses des valeureux explosèrent en un jet de chair putride, libérant des humanoïdes noirs, grotesque, huileux. Enlil, l’ainé, rejoignit sa mère qu’il devinait en pleine réflexion, et se faisant grave, déclara :
— Il nous observe. Ça suffit, agissons !
Inébranlable, elle rétorqua :
— Laisse-le venir à nous. Notre plan marchera.
Sa psyché lia les siens :
— Enlil et moi ferons barrage à Néant. Warren, il faut activer l’Arche temporelle… Je crains que Zargua n’ait échoué. Tu dois y parvenir. Darrius, veille à ce qu’il ne soit pas dérangé, quoi qu’il en coûte. Kieran, garde-les Gogs à distance, je t’en supplie !
Le troisième fils abandonna la bataille pour se précipiter sur l’Arche d’Émeraude. Ses doigts effleurèrent sa surface, stimulant le mécanisme qui les conduirait vers le passé :
— Par où commencer ?
Il transpirait, paralysé : « Zargua aurait dû être là. Sans elle, je suis perdu. » Ses tentatives maladroites lui rappelaient cruellement son inexpérience « Suis-je vraiment à la hauteur ? ». Pourtant, tout reposait sur ses épaules. Il serra les poings, expira lentement et se força à balayer ses doutes pour retrouver ce qu’elle lui avait enseigné. Comme une prière informulée, une résonance mentale, subtile, arrachée à un souffle mourant, mais reconnaissable, l’imprégna :
— Laisse-moi… faire…
Zargua El Gamma, âme personnifiée de l’Univers, agissait malgré l’agonie qui la torturait. Bien qu’il sentît la voracité des Gogs déchiquetant l’épiderme de la Régente quelque part dans le palais, Warren s’abandonna à la possession. Une chaleur monta, ses tatouages ésotériques irradièrent, et des filaments jaillirent de ses doigts pour se connecter à l’appareil, lorsqu'illorqu’il psalmodia :
— يا مفتاح المجهول، افتح بوابة الخلاص
. يا سر الكون، أشعل مصيرنا.1
Les premiers glyphes du pourtour de l’Arche s’animèrent, alors que la litanie s’intensifiait :
— نُور القِدَم، حرّر القيد
! أجب دعوتنا، يا مَلك الجلال.
Darrius reculait, ses efforts repoussant à peine la horde infinie :
— Grouille, je ne tiendrai pas longtemps !
Plongé dans une transe mystique, Warren était coupé du tumulte alentour. Les rugissements, les craquements et les implorations ne parvenaient pas à franchir le rempart psychique qui l’enveloppait. Sa respiration était lente, régulière, mécanique. Plus loin, Kieran frappait sans relâche, ses piques cristallins transperçant les Gogs :
— Je vais être submergé ! cria-t-il.
Attendant l’apparition de la Mortifère Créature, la reine mutique scrutait haineusement l’horizon. Soucieux, Enlil se tourna vers elle :
— Si nous échouons…
Elle le stoppa net :
— Cela n’arrivera pas !
Et, au-delà des ombres rampantes, Néant se dévoila, un gouffre mouvant, attiré par le frisson de l’Arche. Avec lui, la fin de toutes choses avançait inexorablement. Sa Majesté et son héritier entrelacèrent leurs énergies en un pouvoir radiant de leurs mains jointes. Une poussière d’or se forma dans le vide stellaire, se changeant en un mistral brûlant. Ce souffle éthéré frappa Néant comme une supernova. Il vacilla, ses ténèbres se brisant sous l’impact. Mais malgré cette résistance héroïque, il progressait toujours, mais plus rudement :
— Vous vous heurtez à l’inéluctable, cracha-t-il.
Elle répliqua :
— Nous n’avons pas besoin de t’arrêter. Juste de te ralentir.
Leurs doigts se dénouèrent pour appuyer leurs paumes l’une contre l’autre, composant un nouveau commandement. Y répondant, le vent intersidéral s’interrompit, ses particules en suspension. Sous leur volonté, l’énergie l’encercla. La sphère se contracta, ses éclats devenant des aiguillons. En une torsion, elle devint un orbe qui fusa. Certain de son invincibilité, il ne chercha pas à esquiver. D’abord, il ricana :
— Déplorable.
Mais son rictus s’effaça aussitôt : au cœur de l’attaque, une essence imperceptible se révéla ; un fragment d’amour filial. Ses contours vacillèrent, oscillant entre dissolution et reconstitution. Un tantinet inquiet, il se perdit dans sa hargne :
— Votre arrogance me rappelle ma génitrice, qui me sous estime. Dansez donc dans l’ombre, en vain. Allez-y, tentez…
Du côté de l’arche, malgré l’épuisement, Warren persévérait. Quand le dernier symbole trouva sa place, au cœur du portail, une détonation argentée se canalisa en un vortex. Alors que Zargua mourait, lui redonnant le contrôle, Warren chassa sa peine pour se concentrer sur l’urgence, et le souffle court, s’époumona :
— C’est fait !
Alerté par cette perturbation, Néant catapulta une incandescence. Vif, Darrius abaissa son bouclier, bondit et, d’un coup de pied incurvé, dévia l’assaut dans le remous temporel. Ainsi, il épargna Warren. Kieran, tendu, leva le bras :
— Bougez-vous !
Étrangement calme, Enlil fixait la Mortifère Créature, une lueur d’admiration et de défi dans sa posture, puis ordonna :
— Allez-y ! Nous vous rattraperons.
Le vortex vacillait probablement déstabilisé par l’attaque passée au travers. Ses frères restèrent figés, malgré les Gogs s’agrégeant en une abomination palpitante et convulsée. Rapidement, la chose explosa, projetant Warren à travers le maelstrom. Son cri s’étouffa dans le fracas, tandis que la tempête emporta Kieran à sa suite. Son paternel évita de justesse le déluge de débris. Enlil demeurait impassible. « Pourquoi fuir ? Pourquoi céder maintenant ? » Ressentant sa frustration, sa mère posa sa paume contre sa joue. Fragile en apparence, ce contact portait un adieu qu’il ne pouvait accepter :
— Pas sans vous ! Il est affaibli, nous pouvons encore le détruire !
— Bien sûr que non ! Et même si c’était le cas, à quoi bon s’attarder ? Il ne subsiste plus rien ici. Tu dois partir, réécrire l’histoire. Ton père le retiendra autant qu’il le pourra.
— Je t’en supplie !
Brisée, elle accepta qu’une larme lourde glisse jusqu'à son menton :
— Tu fais ma fierté, Enlil. Prends soin de tes frères, aime-les inlassablement. Vous êtes tout ce qu’il vous reste. Et surtout, n’attends jamais d’eux moins que ce que tu t’imposerais.
Une fiole d’opale apparut dans son poing ; gravée d’une triskèle rutilante. Submergé par l’émotion, le prince pleura pour la première fois depuis son enfance. Alors que sa mère tombait à genoux, une lueur en émana, pour fusionner avec le contenant. Choqué, il porta une main tremblante à sa poitrine tandis qu’elle s’effaçait en un tas de cendres. Saisi par l’horreur, il recula. Refusant d’alourdir davantage le fardeau de son héritier, Darrius rassembla tout son courage pour ne pas fléchir. Fidèle à la noblesse qui le définissait, il ramassa le flacon renfermant l’âme de sa femme :
— Garde-la précieusement… un jour… tu lui rendras son enveloppe…
Enlil faiblit. L’accepter, c’était admettre l’inconcevable : perdre aussi leur père les laisserait orphelins, dépossédés de tout ancrage. Darrius fixait les restes fumants, incapable de s’en détourner. Mais le rugissement de Néant l’arracha à l’irréalité du réel. Intransigeant malgré sa flageolance, il enfonça la fiole dans la poche intérieure de la veste de son garçon. Alors que Néant déchaînait son ire, ses entraves pétèrent, libérant une onde de perfidie.
Enlil, pris de plein fouet par le flux, sentit ses côtes se broyer. Un hurlement se déroba, mêlé à une gerbe de sang maculant ses lèvres. Il voltigea avant de heurter brutalement le sol. Une douleur irradia son flanc, son souffle s’extirpant dans une mousse rougeâtre. L’Arche vacillait, son vortex se resserrant et s’élargissant à la fois, comme une plaie mal refermée.
Enlil tâcha de résister à son attraction en s’accrochant à un vestige de pilier, mais la voracité du puits du temps en eu raison, et l’avala.
Darrius n’eut pas le loisir de réaliser que des griffes glacées se rabattirent sur sa gorge. Il suffoqua, luttant contre la poigne implacable. Ses mains agrippèrent le vide, cherchant une échappatoire qu’il savait inexistante. Un spasme le secoua, mais ses yeux croisèrent les iris dorés de la mortifère créature. Un regard qu’il identifierait entre mille ! Mais comment ?
Une aberration ?
Une moquerie ?
Un avertissement ?
Un ricanement éclata, grinçant et cruel :
— Cette guerre improvisée m’a diverti, je te l’accorde, d’autant plus que la Destructrice savourera la perfection de mon triomphe, et me reconnaîtra enfin comme son égal.
L’Arche en furie surplombait le champ de bataille. L’assaillant céda sa proie à sa fin inéluctable, et s’y dirigea. À l’agonie, Darrius tomba face contre terre. Renoncer ? Livrer leur dernier sanctuaire ? Une flamme dans ses doigts, il murmura :
— Pas aujourd’hui, fils de pute !
Sa déflagration fusa, se confrontant au maelstrom qui implosa. En retenant Néant, l’empêchant de rejoindre sa progéniture, Darrius repoussa les limites du possible et redéfinit le destin. Ainsi, il ne périt pas en vain.
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