Prodrome :

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Artisan du mal, Néant s’étendait…

Là où ses tentacules frappaient, les mondes se gommaient : continents, océans, cités, tout devenait miette. Plus de pulsars, plus de comètes ni d’étoiles. Les nébuleuses effacées, les constellations dissoutes : rien ne subsistait, tout cédait à la vacuité.

Son faciès ? Pas de traits ! Pas de contours ! Juste un abîme d’absence où la vue se perdait. Et pourtant, à l’apogée de l’apocalypse, un bastion résistait. Une frontière où, pour un instant encore, Néant, contemplait le savoureux carnage qu’offrait Palais Palladium.

Suspendu dans les ruines cosmiques, le fief intergalactique portait ses cicatrices : dorures ternies par la suie et son socle de nuages à présent gris cendreux. Sous les assauts des suppôts de Néant, ses tours s’effondraient une à une. Acculés, mais inflexibles, les Darck, souverain de la magie, tenaient les derniers remparts face à l’inéluctable. Trois jours de lutte acharnée. Les soldats, tous tombés, laissaient derrière eux des cadavres explosés, d’où jaillissaient des humanoïdes noirs et visqueux. Ils glissaient, cliquetaient, et se ruaient.

En proie à la rage devant ce paysage de désolation, La Reine ferma les paupières, confiant sa conscience aux décombres du domaine. Une empreinte se forma : la Régente, isolée dans une aile dévastée, cernée par des bêtes qui dévoraient méthodiquement son essence. La sauver signifiait sacrifier l’Arche ; l’abandonner à son sort s’imposait. Rongée par la culpabilité, Sa Majesté recalibra mentalement son plan.

Alors que ses fils et son mari luttaient avec acharnement, un râle lugubre retentit, suivi de coassements et grognements : « Gogs », qui annonçait la prochaine vague. Enlil, l’ainé, rejoignit sa mère qu’il devinait en pleine réflexion, et se faisant grave, déclara :

— Il nous observe. Ça suffit, attaquons !

Inébranlable, elle rétorqua :

— Le temps nous manque. Laissons-le se dévoiler.

— Mais pourquoi ?

Plutôt que de répondre, la Reine lia sa psyché aux siens :

Zargua est tombée et ne peut plus activer l’Arche. Warren, écoute-moi : c’est à toi d’y parvenir maintenant, sinon tout ce que nous avons fait sera réduit à néant. Darrius, tu dois veiller sur lui et t’assurer qu’il reste concentré, peu importe le prix. Kieran, repousse ces maudits Gogs, éloigne-les autant que possible. Enlil et moi… nous tiendrons Néant à distance, quoi qu’il en coûte.

Warren abandonna les combats, évitant d’un bond agile les griffes d’un Gog. Ses mocassins frappèrent les dalles brisées alors qu’il fonçait vers le portail. Devant la surface lisse, il hésita une fraction de seconde. Un filament mal aligné, et tout basculerait : un passé incontrôlable, une dispersion éternelle dans les méandres du temps.

Une goutte de sueur glissa sur sa joue. « Et si je me trompais… » Il inspira profondément, serrant les mâchoires. Privé du soutien de Zargua, il se sentait perdu.

— Par où commencer ?

Comme une prière informulée, une résonance mentale l’imprégna. Subtile, extirpée d’un râle moribond, mais reconnaissable :

— Laisse-moi… faire…

Zargua El Gamma, âme personnifiée de l’Univers, agonisante quelque part, agissait. Bien qu’il éprouvât la voracité des Gogs déchiquetant sa chair, Warren s’abandonna à la possession. Une chaleur monta, irradiant ses tatouages, tandis que des filaments giclaient de ses doigts pour se connecter à l’appareil. D’une voix qui n’était en rien la sienne, il psalmodia :

— يا مفتاح المجهول، افتح بوابة الخلاص

(Ya meftah al-majhoul, iftah bab el-khalas.)

. يا سر الكون، أشعل مصيرنا.

(Ya sirr al-kawn, ash'al masirna.)1

Les premiers glyphes du pourtour de l’Arche s’animèrent, alors que la litanie s’intensifiait :

— نُور القِدَم، حرّر القيد

(Nour el-qidam, harrir el-qayd.)

! أجب دعوتنا، يا مَلك الجلال.

(Ajib da'watna, ya malek el-jalal !)2

Éreinté, Darrius reculait, luttant vainement contre la pression de la horde infinie.

— Grouille, je ne tiendrai pas longtemps ! cria-t-il.

Plongé dans une transe mystique, son fils était dorénavant étranger au tumulte qui l’entourait. Repoussant la meute qui menaçait leur position, Kieran transperçait les Gogs sans relâche, faisant jaillir du sol des stalagmites acérées qui disparaissait d’emblée, pour récidiver.

— Je vais être submergé ! hurla-t-il, désespéré.

Attendant l’irruption de la Mortifère Créature, la reine mutique scrutait haineusement l’horizon. Soucieux, Enlil se tourna vers elle :

— Si nous échouons…

Elle le stoppa net :

— Cela n’arrivera pas !

Les Gogs se figèrent. Au-delà des ombres rampantes, l’adversaire émergeait, attiré par le frisson de l’Arche, porteur d’anéantissement. Sa Majesté leva sa paume droite. Enlil, posté à ses côtés, appuya la gauche sur la sienne. Progressivement, une poussière cuivrée apparut, flottant dans le vide stellaire. La brume scintillante se concentra, avant de se libérer dans une rafale brûlante, se déchaînant vers Néant. L’ébranlant brièvement. Pourtant, son avancée se poursuivait, lente, mais implacable. Enlil se campa face à l’entité, prêt à défier l’inéluctable.

— Approche… grommela-t-il.

— Nous le retenons. C’est suffisant pour l’instant, déclara sa mère.

À son commandement psychique, ils dirigèrent leur essence mystique vers un nouvel effort. Le vent d’or, à présent transformé en une sphère compacte, engloba Néant. Elle se resserra pour produire des aiguillons qui fusèrent comme des lames de cristal. Le monstre s’arrêta, non par douleur, mais accablé par une émotion étrangère : un brin d’affection filial. Inébranlable jusqu’alors, il vacilla – ses contours oscillant entre disparitions et reforme :

— Vous jouez avec des forces qui vous dépassent, cracha-t-il.

Le duo royal prit une posture défiante, luttant pour ne rien laisser paraître de l’épuisement qui les gagnait. Elle répliqua :

— Même le vide ne peut échapper à ce qu’il méprise le plus.

— L’amour… une absurdité pathétique. Pourtant, il m’enchaîne momentanément. Sachez-le : ma haine monte comme une marée. Quand elle éclatera, je vous réduirai en poussière, avec l’indifférence d’un géant face à des insectes.

Enlil leva la main et tendit le majeur. Malgré la tourmente apocalyptique, une lueur de malice passa chez la Reine. Un tantinet inquiète, la Mortifère Créature se perdit dans sa hargne :

— Votre arrogance me rappelle ma génitrice, qui me sous-estime. Dansez donc dans l’ombre, en vain. Allez-y, tentez…

Près de l’Arche, Darrius et Kieran reculaient, cédant du terrain sous l’assaut des Gogs. Ces derniers approchaient dangereusement de Warren, épuisé, mais obstiné sous l’influence résiduelle de la Régente. Lorsque l’ultime symbole s’emboîta enfin, une onde argentée émergea, se concentrant en un vortex au cœur du portail. Zargua, mourut, redonnant à Warren le contrôle. Écrasant sa douleur pour se focaliser sur l’urgence, il inspira et lança :

— C’est fait !

Réagissant à la perturbation, Néant, malgré son immobilisme, projeta un maléfice fulgurant. Darrius, prompt et précis, abaissa son bouclier, se catapulta dans un bond agile, puis, d’un coup de pied retourné, détourna l’offensive vers le remous temporel. Warren fut ainsi épargné. Kieran, tendu, dressa son bras en alerte :

— Bougez-vous !

Impassible, Enlil fixait la Mortifère Créature :

— Allez-y ! Nous vous rattraperons.

Le puits oscillait, ébranlé par l’attaque absorbée. Autour, ses frères demeuraient pétrifiés, hypnotisés par les Gogs fusionnant en une monstruosité anarchique. Une masse déchaînée, convulsant. Puis, dans une déflagration brutale, l’abomination éclata. Warren fut propulsé dans le maelstrom, son cri noyé par la confusion. Derrière lui, la tempête arracha Kieran à son tour. Leur père esquiva de justesse un déluge de débris meurtriers. Quant à Enlil, il voulait en découdre. Sa mère posa sa paume contre sa joue. Fragile en apparence, ce contact portait un adieu qu’il ne pouvait accepter :

— Il est affaibli, nous pouvons encore le détruire !

— Bien sûr que non ! Et même si c’était le cas, à quoi bon s’attarder ? Il ne subsiste plus rien ici. Tu dois partir, réécrire l’histoire. Ton père achèvera ce qui peut l’être.

— Je t’en supplie !

Brisée, elle toléra qu’une larme lourde glisse jusqu’à son menton :

— Tu fais ma fierté, Enlil. Ils auront besoin de toi, et toi d’eux. N’oublie jamais ce que tu es ni ce que nous avons fait pour qu’un jour, tu sois le Roi qui soumettra la Terre et permettra aux nôtres de vivre au grand jour.

Un récipient d’opale, gravé d’une triskèle ardente, surgie dans un éclat intense. Enlil reconnut aussitôt l’Urne des Âmes souveraines. Un baiser sur son front, puis la Reine fléchit, s’agenouillant sous le poids de son sacrifice. Un spectre doré s’en échappa, s’élevant avec grâce vers le reliquaire.

Darrius bloquait sur les cendres fumantes de son épouse. L’idée même de se détourner paraissait une trahison. Tremblant, il abattit son poing sur le marbre, cherchant une force inexistante dans la pierre rugueuse, qui ne lui offrit que mépris. En états de choc, il rassembla tout son courage et ramassa l’urne. Enlaçant son garçon, il l’enfonça dans la poche intérieure de son veston. Ce dernier recula, incapable d’accepter l’inévitable : perdre son père après sa mère.

Papa insista :

— Garde-la précieusement… un jour… tu lui rendras son enveloppe…

— Et toi…

— Ne t’inquiète pas. Je serai déjà là.

Tout à coup, Néant déchaîna son ire, ses entraves pétèrent, libérant une onde de perfidie. Pris de plein fouet par le flux, le prince sentit ses côtes se broyer, mêlé à une gerbe de sang maculant ses lèvres. Il voltigea avant de heurter brutalement les marches menant à l’Arche. Son vortex se resserrait et s’élargissait, comme une plaie mal refermée. Il tâcha de résister. Heureusement, son attraction en eut raison et l’avala.

Darrius n’eut pas le loisir d’agir, que des griffes glacées se rabattirent sur sa gorge. Il suffoqua, luttant contre la poigne implacable. Ses mains agrippèrent le vide, cherchant une échappatoire qu’il savait inexistante. Un spasme le secoua, mais il croisa les iris dorés de la Mortifère Créature ! Mais comment ?

Une aberration ?

Une moquerie ?

Un avertissement ?

Un ricanement éclata, grinçant et cruel :

— Cette guerre improvisée m’a diverti, je te l’accorde. D’autant plus que la Destructrice savourera la perfection de mon triomphe, et me reconnaîtra enfin comme son égal.

L’Arche en furie surplombait ce qui restait du champ de bataille. L’assaillant céda sa proie à sa fin inéluctable, et s’y dirigea. À l’agonie, Darrius tomba face contre terre. Renoncer ? Livrer leur dernier sanctuaire ? Une flamme dans ses doigts, il murmura :

— Pas aujourd’hui, fils de pute !

Sa déflagration fusa, se confrontant au maelstrom qui implosa. En retenant Néant, l’empêchant de rejoindre sa progéniture, Darrius assura la pérennité du destin. Ainsi, il ne périt pas en vain.

1 Ô clé de l’inconnu, ouvre la porte du salut. Ô secret de l’univers, enflamme notre destin.

2 Ô lumière des temps anciens, libère la chaîne. Réponds à notre appel, ô roi de la majesté

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