Chapitre 2 : Hurras al-Wujud/Les Gardiens de l’Existence

9 minutes de lecture

La porte ornée d’une triskèle claqua brutalement avant de s’évaporer tel un mirage. Au-dessus d’eux, un cristal projeta des reflets stroboscopiques si éblouissants, qu’ils levèrent instinctivement leurs avant-bras pour s’en préserver.

— Qu’est-ce que c’est ? grogna Kieran, reculant d’un pas.

Warren se pencha, intrigué, tandis qu’un frisson remonta lentement sa colonne, laissant une sensation électrique se propager. Le bourdonnement, sourd, mais persistant, s’intensifiait à mesure qu’il accordait son Mana avec la fréquence qui résonnait jusque dans ses os. Ce n’était pas seulement un son, mais une présence, un écho viscéral qui éveillait des sensations inexpliquées. Sans réfléchir, il laissa échapper :

— Vous avez remarqué ? Cette impulsion touche exactement 2211 candélabres… le mois et l’année de naissance de notre mère. Ça ne peut pas être une simple coïncidence. Tout semble tourner autour de notre famille ici.

Enlil qui attachait ses cheveux avec un sortilège, demanda :

— Et cet éclairage de discothèque démodé ? Sérieusement, qu’est-ce que c’est censé être ? J’imagine qu’il y a un truc bien plus poussé derrière.

Fidèle à sa réputation de monsieur-je-sais-tout, Warren prit les devants avec assurance :

— Un scanneur… Mais pas n’importe lequel. Ça doit analyser nos Manas. Un mélange de technologie humaine et de sorcellerie, forcément.

Les éclats s’apaisèrent. La gemme diffusa un halo rosé.

— Et ça nous a reconnus ? s’inquiéta Enlil.

— Vu qu’on n’a pas été atomisés, je dirais que oui, plaisanta Warren.

Sous leurs pieds, la plateforme s’illumina, révélant neuf tubes monumentaux qui les cernaient complètement.

— Qui aurait pu concevoir une pareille merveille ?

Alors que ses frères haussaient vaguement les épaules, il s’accroupit et posa une main sur le sol transparent.  Comme un lac troublé, la surface vibra en cercles concentriques. Il inspira profondément, et une compréhension instinctive s’imposa :

— Ce système…

Pointant les tubes, il ajouta :

— Ce pourrait être… un genre de coffres-forts ?

— Et qu’est-ce qu’on est censés y trouver ? La fameuse herbe enchantée qu’Enlil planque dans le grenier de la villa Siriki, peut-être ? s’esclaffa Kieran.

Mi-amusé, mi-consterné, l’accusé répliqua :

— Sérieusement ? Dois-je te rappeler que tu en as revendu à des humains, et que les sbires du palais ont dû intervenir quand ils ont commencé à voir l’au-delà ?

Se marrant sous l’anecdote qui avait mis leur mère dans une rage légendaire, Warren longea les bords de la plateforme. Ses doigts glissèrent sur des motifs sculptés jusqu’à une empreinte incrustée, presque invisible.

— Attendez une seconde…

Pour valider son hypothèse improbable, il formula sa demande d’un ton plus abrupt qu’il ne l’aurait souhaité :

— Kieran, pose ta paume ici.

Méfiant, il obéit, traînant légèrement ses semelles. Rien ne se produisit. Enlil tenta le coup, mais là encore, aucune réaction. Enfin, Warren s’y attela. Une décharge. Un chuintement. Une vapeur irisée qui s’échappa, enveloppant trois tubes d’un voile mouvant. Mêlé à une pointe d’ozone et de sel, un effluve métallique piqua les narines, tandis que les colonnes révélaient leurs contours cachés.

— Rubidium, Émérite et Saphiron recèlent quelque chose d’unique fait pour nous. C’est étrange, mais je le sens profondément, ce lieu vibre de concert avec mon Mana.

— Donc, tu nous dis qu’on est scannés par un truc technomagic et que toi, tu es soudain le passe-partout ? Fascinant, ironisa Kieran.

Curieux, Enlil exigea :

— Et les autres tubes ?

Un brin pensif, le génie hasarda :

— Peut-être qu’ils sont pour d’autres Darck.

— D’accord, mais comment on fait pour les ouvrir ?

Warren fronça les sourcils et projeta un arc électrique sur l’Émérite, le réduisant en morceaux. Parmi les débris, un turban verdoyant se dégagea, serpentant à la manière d’une vipère prête à frapper. Sa parade ondulante le charma. Attiré irrésistiblement par l’essence du benjamin, le turban plongea vers l’avant.

Son porteur tendit les bras et l’attrapa. Une décharge vive raidit ses muscles. Il grimaça, mais tint bon, refusant de lâcher prise. D’une volonté résolue, il ajusta le tissu autour de ses épaules. Celui-ci s’anima immédiatement, sinuant pour envelopper son crâne, ne laissant briller que ses pupilles dorées. Une sensation inédite s’imposa : un passage unique, un point de connexion entre deux réalités, où tout se réduisait à l’essentiel.

Des particules fusionnantes créaient des algorithmes, où science et magie coexistaient. Des équations transparaissaient avant de s’effacer : des intégrales arquées, des matrices infinies, des formules gravées d’une complexité que Stephen Hawking n’aurait pu aborder. Une sueur froide coula le long de sa nuque. Tout apparaissait à la fois parfaitement clair et terriblement écrasant. Comment pouvait-il comprendre autant… et si peu ?

Il tendit le bras. Le fil qu’il pinça, tissée de zéro et d’un, répondit, déployant une énergie dense, mais curieusement docile.

— Qu’est-ce que tu fais ? lâcha Enlil.

Warren hésita. Comment traduire l’indescriptible ? :

— Vous ne voyez pas ? Les structures qui soutiennent tout…

— Non, rien, grogna Kieran. Tu parles de quoi, exactement ?

— Les courants. Ils maintiennent l’univers. Ils sont la base.

Kieran fronça les sourcils.

— Et tu veux en faire quoi, au juste ?

— Je peux les manipuler. Modifier ce qu’ils contiennent. Peut-être... réécrire ce qu’ils sont.

Il s’accroupit près des filaments. Sous son influence, le réseau vibra, réagissant comme une mécanique sensible. Une pulsation s’intensifia, relâchant un potentiel brut, prêt à être façonné.

— Tu es sûr de ce que tu fais ? répliqua Enlil, méfiant. Ou tu improvises complètement ?

Warren releva les yeux, une certitude tranquille dans sa réponse :

— Je ne sais pas. Mais je sens que c’est là et que ça me reconnait.

Impatient, Enlil projeta une flamme qui frappa le tube de rubidium. L’implosion qui s’ensuivit libéra un Chech écarlate qui sans autre cérémonie vint camoufler son visage. Immédiatement, à travers son prisme flamboyant, l’univers se révéla. Les planètes murmuraient ; il touchait leurs âmes vibrantes. Il ressentait leur force vitale. Ce lien transcendantal n’était pas qu’un simple échange : c’était un pacte de protection mutuelle. Captant sa présence, les soleils disséminés nourriraient son Mana.

Chaque fragment de cette toile intersidéral l’appelait, réclamant équilibre, préservation... et domination.

Des visions se succédèrent : des jungles verdoyantes, des océans vastes, des civilisations oubliées et des entités irradiant dans les ténèbres. Mais une faille émergeait, froide et insistante. Ce symbole, gravé dans l’architecture du cosmos, hantait sa perception. Une triskèle, emblème de son clan. Le Palais Palladium lui apparut alors comme le cœur de ce réseau interdépendant. Marqué d’un mélange de ferveur et de gravité, il s’extasia :

— Je vois tout ! Les cycles : création, destruction, renaissance. Je ressens leurs douleurs, leurs luttes, leurs espoirs... tout m’appartient.

Oscillant entre angoisse et désarroi, Warren exprima ses doutes :

— Et si cette autorité te dévore ? Si tout ce que tu es disparaît, qu’est-ce qu’il restera vraiment ?

C’est avec la dureté d’une lame affûtée qu’il rétorqua :

— Ce n’est pas une possession. C’est un lien. Ces voix résonnent en moi, leurs volontés se fondent dans la mienne.

— Tu marches sur un fil étroit. Le moindre faux pas, et tu replongeras. Peu importe sa pureté, cette prérogative ne pardonne ni faiblesse ni atermoiement, le prévint Kieran ?

Enlil inspira :

— Pourquoi craindre ? Ce n’est pas un choix ou une hésitation. Les ténèbres m’acceptent, la lumière me guide. Je serais le point où tout converge vers mon autorité.

— Et si tu échoues ? tenta-t-il

— Imaginez ce que je pourrais accomplir. Moi, Enlil, le plus grand sorcier depuis que notre espèce existe.

Empreint d’une inquiétude sincère, son cadet fut direct :

— Je t’ai vu sombrer. Je t’ai ramené à bout de forces, mais cette fois, ce ne sera pas aussi simple. Si tu te perds maintenant, ce n’est pas juste toi que tu détruiras. Ce sera tout ce que l’on a entrepris. Renonce à cet artefact, tu n’en as pas besoin.

Ce n’était pas seulement la peur qu’il entendait, mais l’écho de réminiscences qu’il préférait oublier. Le Chech fouillait ses émotions et explora sa chute vertigineuse dans les Obscurs Arcanes. Car, après l’exécution de Nick, Enlil s’était jeté à corps perdu dans une sanglante vengeance. Pendant des mois, il disparut, hanté par une soif meurtrière, traquant parmi les humains, les violeurs, prédateurs, despotes et chefs de guerre. Il ne se contentait pas de les assassiner ; il les faisait ressentir, dans leur chair et leur âme, les crimes qu’ils avaient perpétrés. Ce n’était pas une justice ; c’était une expiation. Puis, Kieran l’avait retrouvé affronter, piéger et assommé pour le conduire dans un endroit inconnu de tous.

Dans le plus grand secret, durant des semaines, il resta à ses côtés, veillant jour et nuit, luttant contre l’Obscur qui le dévorait. Cela avait failli le briser plus d’une fois, mais il n’avait jamais cédé. Enlil se souvenait de cette compassion rare, une flamme que personne d’autre n’avait su allumer, pas même leurs parents. Kieran n’avait ni jugé ni sermonné ; les crimes ne comptaient pas. Tout ce qu’il voyait, c’était un frère au bord du gouffre, un point de non-retour qu’il refusait de le laisser franchir. Et un bon matin, la perte de Nick fut moins douloureuse. Cette envie de vivre s’était ravivée, portée par l’amour inébranlable de Kieran.

Le Chech l’imprégnait sans réserve, reconnaissant la coexistence naturelle de sa Lumière et de ses ténèbres, non comme des forces opposées, mais comme des moitiés indissociables. En conséquence, sa conscience s’ouvrit pleinement à l’univers. Ses sens s’étendirent. Ce n’était pas une lutte, mais une acceptation sereine.

— Je ne tomberai pas, décréta-t-il.

À cet instant, ils aperçurent la certitude d’un homme qui avait traversé l’enfer et en était revenu.

— Je suis né pour régner, mais pas pour détruire. Ni pour asservir.

Le Chech frémit une dernière fois, comme s’il prenait une décision définitive. Alors, ses flammes s’apaisèrent dans une étreinte consentie.

Rassuré, le cadet se moqua :

— Comme d’habitude, le meilleur pour la fin !

Sa glace heurta le Saphiron, déclenchant une éruption bleutée d’un froid saisissant. Lorsqu’il l’approcha, une déferlante de gel l’ébranla. Le keffieh saphir se forma, glissant pour venir couvrir la partie inférieure de son visage. Un tressaillement. Tout se contracta. Sous ses semelles, la réalité vacilla, laissant place à un voyage astral parmi l’immensité galactique.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? lança Warren. On dirait que tu es… ailleurs.

Kieran ne réagit pas immédiatement, absorbé par la vue. Une carte cosmique imprimait ses contours dans son cerveau, traçant des frontières, des mouvances, des choses que personne n’avait perçues auparavant :

— Je navigue sur l’univers. Pas seulement sa vastitude, je découvre son apparence.

— Son apparence  ? intervint Enlil.

Il leva une main avant de lâcher :

— Contrairement à ce que nous pensions, tout est structuré. Quatre murs d’énergie pure l’encerclent, comme les parois d’un cube. Tout ce qui existe est contenu à l’intérieur. Nous sommes enfermés.

D’un mélange d’incrédulité et de curiosité, Warren le toisa :

— Et cette expansion ? Pourquoi se poursuit-elle si tout est… limité ?

Mentalement, Kieran traça les trajectoires. Les lisières, les trous noirs, les supernovæ, la vitesse de la lumière... tout devenait clair et tout détenait une fonction.

— Deux faces restent inatteignables, expliqua-t-il. L’expansion est dirigée. L’univers comble le vide, cherche ses extrémités. Voilà pourquoi il s’étend. Pas par hasard, mais par nécessité.

— Et les quatre autres ? riposta Enlil, les bras croisés, le ton tranchant.

Kieran perçut une anomalie. Une perturbation. L’un portait une brèche, une rupture.

— Il y a eu une faille, grogna-t-il. Quelque chose a enjambé cette frontière. Je ne sais pas si c’est entré… ou sorti.

Warren déglutit :

— Et ça change quoi ?

— Si Néant a franchi cette limite, alors il provient d’un domaine qui ne devrait pas interagir avec le nôtre.

Même Enlil, d’habitude sceptique, parut ébranlé.

— Néant… venu de l’extérieur ? souffla-t-il.

Warren serra les poings

— Ça expliquerait pourquoi rien ne fonctionne contre lui. Mais qu’est-ce qu’on fait, alors ?

Ses perceptions toujours saturées, Kieran inspira :

— On apprend. Cette fois, on sera prêts. Maintenant, j’aperçois nos chances se dessiner. Maman savait exactement ce qu’elle faisait en nous envoyant ici. C’est fou... Je n’ai jamais ressenti une telle plénitude !

— Ouais, c’est fou, acquiesça Enlil.

— En résumé, nous avons chacun hérité du contrôle d’une facette de la Création, constata le génie.

Une brise venue de nulle part apporta une fragrance inoubliable, reconnaissable entre mille : Alien, l’essence signature de la Reine.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Le Scribe de l'Obscur ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0