Chapitre 4 : Les jouets de la Régente.
Obéissant à la demande d’Enlil, le Palais écarta les rideaux à six heures. Ses rayons caressèrent le torse du prince, y diffusant une tiédeur bienfaisante, tandis qu’il s’étirait, les muscles encore engourdis. Au-delà de la baie vitrée, une forêt de Rosarbres baignait dans un océan améthyste. Leurs pétales pourpres dérivaient, exhalant un parfum de litchi, avant de se désagréger dans l’écume.
L’illusion du panorama ne dissipait pas le poids des décisions prises la veille. Il inspira à pleins poumons, cherchant à alléger son fardeau. Un souvenir heureux refit surface : les samedis matin où, après une semaine à l’Université des Arts Invisibles de Marseille, il préparait le petit-déjeuner pour sa famille. En l’absence de leurs parents, ses frères, bien qu’adultes, comptaient toujours sur lui. Il leur devait ce semblant de normalité, au risque d’affronter les foudres maternelles lorsqu’elle se réincarnerait.
Une pointe de tristesse l’envahit, mais il la repoussa d’un revers mental.
— Allons, Enlil, pas de mélodrame ! C’est le premier jour d’une nouvelle vie.
Même nu, il ressentait la présence impalpable du chech sur ses épaules. En un sens, cela le rassurait.
Décidé à tirer parti de son statut actuel pour asseoir son avenir, Enlil projetait de s’installer sur Terre. L’ambiance du Palais l’oppressait. Et Zargua ? Une contrariété qu’il se refusait à nommer. Ne jamais s’infliger ce qui n’est pas nécessaire était l’un de ses mantras favoris. Porté par cette résolution, il bondit du lit et rejoignit le sas menant à son espace balnéaire.
… … …
Quarante-cinq minutes s’égrainèrent avant qu’il ne termine sa toilette. Réagissant à son humeur, le chech le para d’un pantalon rouge ample et d’une chemise de soie noire. Pour la journée, il opta pour une coupe courte, tranchant avec ses mèches plus longues, lustre d’une époque à présent révolue. Après une brève analyse, ses oreilles s’ornèrent de fins anneaux… et étant ce qu’il était, s’attarda sur son reflet, admirant la précision de ses traits et l’éclat de sa peau.
Fier de son allure, Sa Majesté engagea un appel psychique. Un spiraltor s’incarna. Fasciné par la fluidité du transport, il effleura sa surface fluctuante, se promettant d’en doter sa future demeure. Il franchit ses turbulences venteuses et s’installa dans l’œil du cyclone, en suspens… puis comprit qu’il attendait une direction :
— L’une des cuisines de notre aile.
Le remous l’engloutit : la chambre se brouilla, et en un battement de cils, Enlil se retrouva à l’entrée de la cuisine.
D’un claquement de doigts, il lança la musique du Palais. Aussitôt, les premières notes vibrantes de « Born to Be Alive » résonnèrent dans la pièce, la transformant en piste de danse improvisée. Porté par l’énergie contagieuse de la mélodie, il virevolta avec une aisance insolente, chaque mouvement s’avérait un pur spectacle.
Une cuillère en bois l’atteignit, se métamorphosant en micro. Il entonna les paroles. Pivot élégant, déhanché audacieux : il s’abandonna, bras levés, index pointés vers le plafond.
Comme en écho à sa pantomime, les étagères s’animèrent. Un flot d’ingrédients s’éleva dans une farandole féerique : farine lunaire en nuage scintillant, œufs cristallins tournoyants, et lait ondoyant au cœur d’une brume diaphane. Grisé par la saynète, Enlil brandit sa cuillère tel un sceptre :
— Mesdames et messieurs ! Préparez-vous, car sous vos mirettes ébahies, le Gordon Ramsay des arcanes entre en scène !
Il s’arrêta, le regard pétillant, et lança avec emphase :
— Et souvenez-vous : avec moi, c’est tout… ou rien !
Le Palais, spectateur silencieux, mais attentif, salua la performance d’une vague d’applaudissements factices, ravissant le Prince qui, en secret, rêvait d’être un acteur adoré de tous.
Dans un clin d’œil emprunté à une séquence culte, Enlil murmura :
— Un œuf frais de mes poules ?
Magistral, il fit virevolter une cuillère d’argent, entraînant la pâte dans un tourbillon maîtrisé, sept fois dans le sens des aiguilles d’une montre, puis dans le sens inverse. Un crépitement fugace traversa le mélange.
Il posa l’index sur le saladier, accélérant la synergie des ingrédients. Saisissant l’instant, il brandit le bras tel un maestro triomphant. Aussitôt, dans une chorégraphie millimétrée, des poêles surgirent en un cercle cérémoniel. Des flammèches jaillirent de ses doigts, chauffant les surfaces métalliques à la température idéale de 220 degrés.
La pâte s’érigea et se répartit gracieusement dans chaque poêle. Enlil glissait, pivotait, et rythmait son bassin au tempo exaltant de la musique. Sans faiblir, il chanta plus fort. Les crêpes s’élevaient et virevoltaient dans un ballet aérien.
— Confiture. Nutella. El Morjen ! chanta-t-il à la place du refrain.
Les placards s’ouvrirent, libérant les condiments. Une crème dorée s’étala sur l’une, un chouia de gelée rougeoyante imprégna une autre, tandis que beaucoup de chocolat recouvraient une troisième. Elles s’empilèrent avec élégance sur un plateau ciselé.
Théâtral, il posa la touche finale : un soupçon d’épices sur une omelette fumante, tandis qu’un jus d’orange cristallin transparaissait dans un pichet. Un froissement d’étoffe…
Le Showman coupa court à sa folie, et redevint le Prince taciturne incarné à la perfection. Kieran apparut, ensommeillé, irrésistiblement happé par l’odeur du café et des viennoiseries. Il toisa son frère, incapable de masquer son amusement, et lança :
— Pas la peine de te cacher, on t’entend chanter jusqu’à Neptune… et ce n’est pas la porte à côté !
— Ferme-la, Kieran.
— Transformer un simple petit-déjeuner en spectacle, c’est ton don. Alors, ce café ? Je m’attends à une potion divine, vu ton talent.
Nonchalant, Enlil fit glisser une crêpe sous son nez, l’arôme suffisant à clore la discussion.
Peu après, Warren traîna ses claquettes, accoutré d’un vieux short de foot froissé et d’un t-shirt délavé. À moitié endormi, il tapota leurs épaules en guise de salut et, tout en bâillant, lâcha :
— Mmh... ça tombe bien... j’ai faaaim...
Il fouilla machinalement ses poches… puis s’arrêta net. Instagram n’existait pas dans les années 60… et son portable avait explosé avec la Terre. Il s’installa sans cérémonie, lorgnant le buffet :
— Hmm… par quoi on attaque ?
Une flamme jaillit au bout des doigts d’Enlil, embrasant une cigarette dont la fumée paresseuse s’éleva avec volupté. Le parfum amer se mêla à la douceur sucrée de la pièce, créant un contraste familier. Aucun ne protesta. Ils savaient que ce rituel scellerait l’humeur de la journée.
Après la première bouffée expulsée, Sa Majesté proclama son habituelle provocation :
— Si ça vous dérange, la sortie est juste là.
Zargua déboula, vêtue d’un bikini fluo fluctuant qui tranchait avec l’ampleur d’un couvre-chef gigantesque. Ses talons claquaient avec assurance, scandant son exubérance. Dans une main, elle balançait un cocktail orné d’une ombrelle miniature, tandis que sa gestuelle rappelait la diva qu’elle incarnait.
Elle pivota, faisant onduler son chapeau avec extravagance, et déclara :
— Mes chéris ! J’arrive tout droit d’une beach party holographique où j’ai littéralement éclipsé tout le monde ! Même les sirènes n’avaient pas d’aussi gros nibards que les miens.
Enlil et Kieran se figèrent, oscillant entre stupeur et incrédulité, tandis que Warren, incapable de se contenir, éclata. Pris d’une risée irrépressible, il s’effondra, plié en deux. Sa tenue délirante ? Leurs mines médusées ? Impossible à dire, mais il gaussait à s’en décrocher la mâchoire.
Zargua le toisa de haut en bas et annonça :
— Dix minutes, mes stars. Centre de contrôle. C’est le temps nécessaire pour être radieuse.
Perdant sa lueur cabotine, elle s’approcha de Warren. L’instant d’avant, elle était une diva en bikini fluo. Maintenant, elle était une énigme. Une force qui savait ce qui allait suivre. Lui caressant la joue, elle révéla :
— Cette première mission pour réécrire l’histoire, c’est ton moment de gloire !
D’un détour rapide, elle s’empara de la tasse d’Enlil. Il la récupéra immédiatement, coupant court à toute protestation :
— Épargne-moi tes excès matinaux. Ou abstiens-toi de revenir.
Un rire pincé s’éleva, acide, tranchant l’air comme un éclat de verre. Les talons de Zargua claquèrent en s’éloignant, furieux. Enlil porta posément la tasse à ses lèvres, savourant une gorgée avant d’écraser sa cigarette dans le liquide noir. Le grésillement de la combustion résonna, un bruit sec, une sentence. Aucun doute pour ses frères, elle avait ruiné sa bonne humeur.
— Prends ton temps. Nous n’avons pas à répondre à ses caprices.
Enlil fit naître une tornade argentée. Kieran, sans perdre une seconde, y plongea. Warren, quant à lui, tapotait le pourtour de la table, égaré dans ses pensées :
— Je vais marcher un peu. Ce matin me rappelle autrefois. Ces tours du palais… c’était simple, tranquille, ça ira.
Son aîné haussa légèrement les épaules :
— Comme tu veux. À plus tard mec.
Il s’avança calmement vers le spiraltor. Il y disparut. Le Phénomène se divisa et s’estompa, les emportant vers leurs propres préoccupations.
Warren quitta la cuisine et se dirigea vers ses appartements. Une fois devant une imposante armoire, il l’ouvrit et s’y immergea. Autour de lui, des mannequins figés, des portants débordants de tissus précieux et des vitrines scintillantes d’accessoires enchantés.
Sans hésiter, il attrapa un treillis sobre, des rangers robustes et un sweat noir. Avant de refermer le placard, il enfila sa veste aviateur. Ces choix traduisaient son état d’esprit : pragmatique, sans superflu.
Il dévisagea son reflet, menton levé, comme en quête d’une certitude. Ce n’était pas un garçon accablé qu’il voyait, mais un sorcier de 23 ans, accompli, décidé à changer la face du monde, avec une fierté insolente. En accord avec lui-même, il invoqua une spirale. En un souffle précis, l’œil du cyclone l’emporta et le déposa au centre de commandement.
La pièce s’ouvrait sur une nef, saturée de symboles flottants et de projections holographiques. Enlil et Kieran étaient déjà là, installés près de l’estrade. Zargua trônait nonchalamment sur un fauteuil sculpté, ses jambes croisées, son chapeau exubérant incliné à un angle improbable. Elle tourna la tête vers Warren :
— Enfin ! Mais après tout, l’élégance n’a jamais été une question de vitesse.
— Merci, et franchement, ta nuisette, c’est presque une arme fatale. Les humains n’auraient aucune chance.
Le cillement acéré, l’aîné le scruta, muet. Mais l’ombre d’un rictus détendit ses traits. Kieran l’encouragea à sa manière :
— Alors, prêt à nous surpasser ?
— J’sais pas si tu te rappelles, mais j’ai fait la guerre à vos côtés !
D’un tapotement, la Régente activa le Karistal scintillant à son poignet. Elle le plaça sur un piédestal émergeant du sol, et aussitôt, les projections dévoilèrent des schémas stellaires complexes et un globe immatériel qui lévitait en rotation fluide. Captivé, Warren s’avoisina :
— C’est un système de supervision ? Mais… pourquoi n’en avons-nous jamais entendu parler ? Comment ça marche ?
Zargua s’approcha calmement :
— Mon cher, c’est le centre de contrôle du Sultanat, un joyau unique, forgé pour plier le temps à la volonté de ses maîtres.
Enlil fronça les sourcils. Kieran croisa les bras, oscillant entre scepticisme et fascination. Warren, lui, avançait d’un pas, attiré malgré lui par l’énergie du lieu.
— Oui, confirma-t-elle. Ici, passé, présent et futur ne font qu’un.
Zargua bascula la tête en arrière avec un soupir digne de Madonna. Ses paupières se fermèrent. Lorsqu’elle les rouvrit, une lueur kaléidoscopique pulsa dans ses iris.
— Attention, mes cocos, Maman raccorde son esprit !
Les holoécrans clignotèrent. Happé par le spectacle, Warren tendit la main vers l’un.
— C’est incroyable, ce mélange de technologie et magie… et pourtant, j’ai l’impression de déjà connaître ça… Pourquoi ça me semble si familier ?
Mais la Régente resta muette. À la place, la représentation photonique d’un sorcier apparut. Des chaînes noires parcourues d’inscriptions pernicieuses radiaient à ses poignets et à ses chevilles, bloquant son Mana. Zargua focalisa son attention sur Warren :
— Voici Kader, le dernier de la lignée du clan oublié. Ce sont eux qui veillent sur l’une des trois Régallia sacrées. Dans votre version, il n’a jamais été libéré, et n’a donc jamais remis le bijou à Darrius.
— Très bien... mais quel serait l’impact, concrètement ?
— C’est le caillou dans la mare, celui qui défie les lois mêmes de l’existence.
— Et ? répliqua Warren, croisant les bras.
— Intervenir dans son épopée, c’est déclencher un ricochet imprévisible. Les ondes de ce ricochet bouleverseront notre réalité.
— Mais pourquoi lui, bon sang ?! s’impatienta Enlil. Qu’est-ce qu’il a de plus que les autres ?!
Zargua ébaucha un sourire énigmatique.
— Parce qu’il protège la seule Régallia précisément localisée à cette époque.
Zargua brilla d’une lueur calculatrice, ce qui n’échappa pas à Enlil. Il serra les poings, frustré par ses demi-vérités. Il connaissait ce sourire. Il savait qu’elle en cachait plus.
— Tu en dis toujours trop ou pas assez, marmonna-t-il.
— Et c’est quoi, ces Régallias ? demanda Kieran, intrigué.
— Vous avez vu la fresque de Kishar et ses fils, je présume ?
Enlil hocha la tête.
— Oui, et alors ?
— Elles y sont représentées. Le Fouet infernal. Le Manam Hivernal. Les Shurikens Plasmal.
— Et ils font quoi, exactement ? s’impatienta Warren.
— Ils canalisent des forces capables de remodeler l’histoire elle-même. Mais il y a un hic, mes étoiles, continua-t-elle en fixant tour à tour les trois frères. Vous ne pouvez pas manipuler le chech, le turban, le keffieh et les Régallias en même temps.
— Quel est l’intérêt, si on ne peut pas les utiliser ensemble ? rétorqua Kieran, perplexe.
Zargua croisa les bras :
— Cette information, mes chéris, vous l’aurez… dans quelques décennies. Soyez patients.
— Et son retour à Khalarie, ça va provoquer quoi, au juste ? interrogea Kieran, sceptique.
— Cela déclenchera des forces capables de remodeler le cours de l’histoire, répondit Zargua d’une voix plus douce. En tant que dernier de sa lignée et invisible au fil du temps, il est notre premier pion sur l’échiquier cosmique.
Un silence tomba un instant, avant qu’Enlil ne rompe l’ambiance :
— On pourrait simplement s’emparer de la Régallia et la transmettre à qui de droit.
— Prenez garde ! lança Zargua, son ton légèrement plus grave. Votre statut vous prive d’agir directement. Vous ne pouvez qu’influencer les acteurs de l’épopée. En clair, vous êtes les scénaristes d’un blockbuster intersidéral, et pas les héros.
— Et si on brisait cette fichue règle ? largua Kieran.
— Tsunamis, tremblements de terre, déchirures spatio-temporelles, pluies de grenouilles… Bref, des trucs vraiment charmants.
— Va, Darling ! Libère Kader de la forteresse des Néotolc !
— En Sibérie ? Pourquoi moi ? Kieran est le maître de la glace, il ferait bien mieux !
Enlil se tendit et lâcha :
— Elysior nous capterait en une fraction de seconde, lui comme moi !
L’inexplicable enveloppait le benjamin : il échappait à tout repérage venant du clan Néotolc. Résigné, son turban s’anima. Un ruban apparut sur ses épaules et s’étira, ne livrant que ses yeux, tandis qu’une pichenette de Mana jaillissait de ses doigts.
D’un craquement net, la faille s’ouvrit en une fissure béante, dévoilant les plaines enneigées de la Sibérie. Là-bas, la forteresse des Néotolc luttait contre les spirales furieuses que sculptaient les vents catabatiques. Il ferma les paupières, laissant le tumulte s’effacer pour se focaliser sur son objectif. Tout s’éteignit. Seul son sang pulsait encore lorsqu’il voulut demander des instructions à la Régente, mais, se rappelant les paroles de leur mère, il sut qu’il ne pouvait compter que sur lui-même.
Sans hésiter davantage, Warren se fondit dans les contours irréguliers de la brèche, l’avalant. Une pression oppressante l’entoura. Pourtant, il poursuivit, jusqu’à ce que la température chute brusquement.
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