Chapitre 5 : Le Premier coup !

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Une déchirure fendit la contrée qu’autrefois les Grecs nommaient Hyperborée. Une faille béante où le cosmos, en fusion, grognait, tandis qu’à vitesse subluminique Warren traversait ses strates éclatées. Un battement de cœur plus tard, ses rangers foulaient la poudreuse sibérienne. Des rafales cinglantes se faufilaient sous sa cape. Pourtant, cela ne lui fit ni chaud ni froid.

En ce temps, en ce lieu, il n’était plus un Darck. Il incarnait désormais Zummurud Hurras al-Wujud, Gardien de l’Existence. Sa stature évoquait un prince foulant une Terre conquise lorsqu’il shoota un monticule de neige, l’éparpillant. Sous l’effet de la brèche qui se dissipait, un souffle hivernal d’émeraude s’échappa.

Ici, la nuit polaire écrasait tout, vaste et indifférente. Il se perdit dans l’infini stellaire et ses constellations… Une pensée le rattrapa. Le Sultanat cosmique... enclave esseulée dans l’infini de la Création... Le vertige le prit.

— Ils sont si loin.

Ancrage face au vide, son pouce glissa sur sa chevalière et ramena son attention sur l’horizon. Là-bas, dans le blizzard, la forteresse des Néotolc suintait une perdition sans nom. L’envie de l’anéantir lui tordit les entrailles, brutale, alléchante :

— Un sort suffirait.

Il serra les dents et refoula la foudre sillonnant ses veines :

— Non…

Sa mission exigeait un contrôle absolu sur son impulsivité. À sa grande surprise, une pulsation traversa son turban. Il se sentit devenir invisible. Ce n’était pas qu’une dissimulation : il se fondait entre deux couches de réalité, où les lois brouillées le rendaient physiquement inexistant, suspendu entre attraction et apesanteur.

Exalté par cette révélation, Zummurud ferma les paupières. Une pulsation vrilla ses cheveux, coula sous sa peau, s’enroula autour des nerfs. Une marée ardente, brute, irrésistible, escalada l’échine, dévora la gorge, embrasa ses pensées.

Premier battement. Le turban vibra. Les arabesques vertes du tissu pulsèrent. Une onde fusa, fondant la neige, ciselant la glace en gerçures tranchantes. La surface se fissura, craqua sous la pression. Une brume ardente s’éleva, bousculant l’air figé de la steppe.

Deuxième battement. Un halo émeraude imprima sa peau. Il glissa, se répandit, s’insinua. Le recouvrit. Ses prunelles se fendirent, deux éclats voraces en fusion. Son bras droit s’étira. Sa paume s’ouvrit.

Là, dans ce creux offert, une sphère prit forme. Infime, d’abord. Sous l’afflux de sa volonté elle vacilla, se tordit, se condensa. Un astre miniature, captif, croissant à mesure que son essence y infusait. Elle s’éleva. Un battement de cils plus tard, l’orbe se fractura, se muant en son clone spectral. Cherchant à percer les secrets de cette forteresse maudite avant d’en franchir le seuil, il le projeta au-delà de sa chair :

L’obscurité l’accueillit avec la brutalité d’un gouffre affamé. Une puanteur âcre le heurta, mélange de vodka bon marché, de sang et d’urine. Tout était confus, fragmenté. Il refusa de céder, s’accrochant pour voir au-delà. La perception frappa. Brutale. Une salle immense, oppressante. Des murs de pierre suintaient d’une humidité écœurante.

Au centre, des silhouettes dénudées formaient un cercle orgiaque, scandant des incantations graves, habitées d’une ferveur fiévreuse : Ô Seigneur des Djinns, entends notre appel ! Leurs litanies s’intensifiaient, basculant dans une transe frénétique. Et lui, Elyzior, se tenait là. Majestueux. Brillant d’une perversité dévorante.

Shlyukha, sa fille enceinte de lui, enchaînée sur un piédestal, observait avec une fureur lasse. Ce n’était pas la première fois qu’on la souillait ainsi. Venimeuse, elle marmonna :

— Ces chaînes ne me retiendront pas éternellement…

Dévorés par une frénésie animale, leur coup de rein gagnant en ardeur, les adeptes martelait leur litanie, l, :

« Ibliss ! Seigneur des Djinns ! Accepte notre semence ! »

Zumurrud perçut la fureur de l’agneau sacrificiel. Son âme, étranglée par le rituel, se débattait encore :

— Je me vengerai, Elyzior. Toi, tes adeptes… je vous ferai crever à petit feu.

Ne supportant plus cette folie, son spectre astral fut arraché violemment à la forteresse. Sa réintégration le marbra de ce dont il fut le malheureux témoin : la configuration du lieu, l’odeur insoutenable, la folie des adeptes, et surtout la rage brûlante de Shlyukha, prête à consumer le monde. Qu’importe ce qui lui arrivait. Elle n’était pas sa mission.

— Au moins, je n’aurai pas à me soucier de ce taré.

Il s’élança, traçant une ligne nette dans la neige. La Forteresse surgit à l’horizon, démesurée, hérissée de tours torsadées qui tentaient désespérément de scarifier le firmament pailleté.

L’endroit exsudait une corruption rampante. Pourtant, au-delà de cette façade terrifiante, un détail le fascinait. Son architecture insensée et sa logique déroutante imposaient une majesté perverse. Quelle main impitoyable avait façonné cet édifice ? Quel esprit abyssal pouvait tisser de tels sortilèges ? Il ravala une admiration amère, indésirable, mais indéniable. Ses propres incursions dans les arcanes de l’Obscur étaient maladroites en comparaison. Là où ses sorts tenaient de l’instinct brut, ce qu’il voyait relevait d’un art froid, d’une maîtrise méthodique.

Face à une telle construction, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer Enlil, souverain, façonnant l’espace d’un simple caprice. Pour la plupart, ce lieu était un monstre d’architecture. Pour son grand frère, une distraction. Ce mépris naturel pour la difficulté l’agaçait autant qu’il le fascinait.

La grille rouillée se dressait, tordue comme si elle avait subi une torture millénaire. Sous sa paume, le métal frémit, rigide et hostile, avant de geindre. Un souffle fétide, où le soufre s’accrochait à la pierre suintante, lui souleva le cœur. Sur son parcours, les murs se tordaient sous les angles impossibles de l’architecture. Malgré la neige boueuse alourdissant ses bottes, Zumurrud remarqua qu’aucune trace ne marquait son passage :

— Putain que j’adore ce turban !

Une plainte liquide résonna : un goutte-à-goutte lourd et poisseux. Plus loin, une fissure au plafond laissait suinter une huile noirâtre, exhalant la pourriture. D’une porte entrebâillée, un éclat jaune vif trancha l’obscurité.

À l’intérieur, la lumière du Karistal révéla deux hommes emmitouflés dans de lourds manteaux de fourrure, coiffés de chapkas râpées. L’un faisait tourner un poignard entre ses doigts avec une précision nerveuse. À côté de lui, l’autre balançait sur ses genoux une jeune femme vêtue de haillons, tremblant sous le poids des pleurs étouffés.

— Элизиор мог бы пригласить нас на оргию.

L’œil dur, Zummurud leva un doigt :

(tarjama/Traduction) تَرْجَمَة —

Les rustres tressaillirent, saisis par un frisson. Le couteau dansant entre ses doigts, l’un d’eux s’avança, un rictus cruel étirant ses lèvres. Il grogna :

— Les flux s’entrelassent kamarade. Khalarie tombrrrra. Et le klan Darck ? Rien ne rrrestera, juste souvenir, da Igor ?

Il avala son verre d’un trait et l’abattit contre la table.

— Opachki kamarade !

Le choc résonna, strident. Zummurud verrouilla son corps.

— Et si… Si quelqu’un deskouvrrre, Boris ? Si la cité devinaît, hein ?

Le froid se condensait autour de celui qui, avec une lenteur provocante, infligeait son humiliation à la captive, pinçant ses mamelons déjà violacés.

— Devinirrr ? Chercherrr ? Qu’ils essaient ! Lorrrsqu’ils comprendrrront, ce serrra déjà trrrop tardrrr. Rien ne rrrésisterrrra. Khalarrie, leurrr éclat, leurrrs souverrrains : tout disparaîtrrrra.

Ses ongles s’enfonçant dans sa paume, Zummurud serra les poings. Prêt à bondir. À leur arracher le cœur.

« Pas maintenant. Pas ici. »

— Les flux se resserrrrent, reprit l’un d’eux. Ils naîtrrront bientôt. Et même le Vampyrrrr fléchirrrra, da ?

Il glissa dans le couloir, leurs mots lui collant à la peau. En revanche, l’idée que son père puisse fléchir devant quiconque d’autre que sa femme le fit marrer : « Pauvres inconscients que vous êtes ! »

Au gré de son pèlerinage, il finit par atteindre les geôles. Les barreaux contenaient bien plus qu’une simple présence : des fragments d’êtres, consumés, suspendus entre ce lieu et l’oubli.

Plus loin, une figure se détacha, maigre au point d’en devenir irréelle. La peau, tiraillée sur une charpente à peine vivante, portait les marques d’un supplice sans fin. Des ongles déchiquetés griffaient frénétiquement la pierre, émettant un crissement strident.

Enjambant l’obstacle, il s’arracha à cette vision : il n’y pouvait rien. Pourtant, au fond, une tempête grondait. Une vague de rage qu’il n’avait ni le loisir ni la force de libérer. Ce n’était pas leur douleur qu’il était venu affronter, pas leur enfer qu’il avait juré de défaire. Mais alors, était-ce cela sa mission ? Ignorer ces âmes perdues, se détourner face à tant d’atrocités ? Combien d’injustices pouvait-il encaisser avant que son rôle ne se vide de sens ?

Au bout, une cellule massive s’imposa, étouffante. Une figure maigre oscillait doucement, enchaînée à des glyphes incandescents gravés dans le métal des liens. Ses bras tiraillés ployaient sous les fers qui lui volaient son Mana. Malgré son état, il dégageait une résilience implacable, une force muette. Mais pas d’espoir.

Sous des mèches argentées, un visage marqué par les âges offrait une fragilité évidente, presque illusoire. Secoué par son misérable état, Zumurrud traça des lignes complexes avant que le verrou ne cède, la porte métallique s’entrebâillant suffisamment pour qu’il se faufile.

L’homme le toisa :

— Qui êtes-vous ?

— Salam Al-Sahra. Je suis venu pour vous libérer.

Kader redressa le buste, le poids des chaînes n’entamant pas sa volonté.

— Libérer, dis-tu ? Tu crois qu’en quarante ans, ces murs ou les chiens d’Elizior ont réussi à briser ce qu’ils n’ont jamais compris ? Tu penses me piéger avec cette ruse pathétique ?

Un rictus acéré, à mi-chemin entre défi et mépris, effleura ses lèvres :

— Qu’il tripote ses outils, qu’il use sa magie pour fouiller là où rien ne lui appartient ! Pourquoi aujourd’hui serait différent ? Il peut bien inventer ses atrocités, il n’aura rien. Ce qu’il veut mourra avec moi.

D’une expiration émeraude, Zumurrud fit céder les chaînes. Un murmure finit par s’échapper des lèvres de Kader :

— Après tout ce temps, pourquoi maintenant ?

Zumurrud inspira longuement avant de répondre :

— Jusqu’à ce matin, j’ignorais même ton existence. Et pourtant, par ton lignage unique, toi seul peux transmettre la Régalia à Darrius Coltone. Ce geste ouvrira une brèche que nous pourrons façonner.

Kader tressaillit. Son regard s’ancra dans celui de Zumurrud.

— Mon vieil ami ? Est-ce lui qui vous a envoyé ! Comment savez-vous pour le bijou et pour mon clan ? »

— Non ! Je suis Hurras al-Wujud.

Tous les sorciers dignes de ce nom connaissaient la légende des Gardiens de l’Éternité. Contrairement à la majorité, Kader savait que ce n’était pas un mythe, mais une réalité indiscutable. Néanmoins, cette vérité, brutalement confirmée, réussit à lui faire oublier un instant son propre état misérable.

— L’un de ses fils ! Ceux de l’avenir.

La déférence qu’il arborait ne laissait aucun doute : il connaissait la Reine. Mais de quelle version s’agissait-il, puisque la sienne était morte et incapable de voyager dans le temps ? Las de ces questions qui s’entassaient, il décida de ne pas insister et répondit simplement :

— En effet ! Je viens d’un temps où Néant sera libéré.

Assommé par la révélation, Kader joignit le pouce et l’index, les embrassa puis les colla à son front, en signe de conjuration. Machinalement, il vint frotter son avant-bras :

— Je peux vous la donner, si c’est ce que vous voulez.

— Ce rôle t’appartient. Je peux orienter les choses, mais je ne peux pas agir à ta place. Il est primordial que ce soit toi qui la confies à l’intendant Royale, peu importe le moyen.

— Je comprends.

— Elizior n’a jamais pensé que tu pouvais l’avoir sur toi ?

— Ce monstre est un sot bouffi d’arrogance.

Cela suffit au sorcier qui, soulagé, tenta de se relever. Mais, pris d’un vertige, il se détourna avant de s’appuyer sur ses entraves pendantes, ses jambes frêles peinant à le maintenir debout. Compatissant, Zumurrud tendit une main que l’autre repoussa avec fermeté :

— Je peux me débrouiller.

— Garde ton foutu orgueil pour plus tard.

Il posa sa paume sur son torse, prêt à insuffler la guérison, mais une sensation émana de la chevalière scintillante. Une mise en garde implicite l’obligea à limiter son intervention à un simple regain d’énergie, laissant les blessures profondes intouchées.

— Toi seul peut me percevoir, et je ne peux que t’escorter vers la sortie.

Croisant l’index et le majeur, il transforma les débris épars en un pantin grotesque puis psalmodia :

« تَوائِم »

(tawā’im/Jumeau)

Face à cette vision déstabilisante, Kader vacilla. Cette confrontation avec sa propre déchéance le convainquit de suivre Zumurrud vers la sortie.

— Appuie ton bras sur mon épaule. Ne le relâche sous aucun prétexte. »

Appréhendant le contact physique, Kader hésita.

— Pourquoi ? »

— Contente-toi d’obéir.

Le ton de Zumurrud ne souffrant aucune réplique, il se fit violence et s’exécuta. Une sensation étrange l’effaçait du monde tangible. Il comprit : lâcher, c’était s’exposer.

Hors de la geôle, ils progressèrent, sans émettre un son, l’écho de leurs pas avalé par l’entre réalité. Muscles bandés, respiration mesurée, ils guettaient le moindre frémissement. Dans cette obscurité pesante, l’imagination, cruelle complice, forgeait d’innombrables monstruosités, tapies dans les alcôves oppressantes.

Par instants, sa prise sur Kader se raffermissait, un avertissement muet quand un mouvement suspect traversait l’ombre.

Les patrouilles, cuir bardé de runes luminescentes, s’appliquaient à leurs rondes, veillant à ce que l’orgie à la gloire d’Ibliss ne soit pas interrompue. La jouissance, la bestialité, les pleurs et beuglements de désespoir s’étendaient à l’intégralité de la bâtisse, tandis que les bottes des gardes martelaient la pierre avec une régularité millimétrée. L’envie de jouer la déité vengeresse l’obsédait. Il se contint. De plus en plus difficilement.

Alors qu’ils s’apprêtaient à franchir un croisement, des voix jaillirent, accompagnées du choc métallique des armes. Vif, Zummurud se plaqua contre le mur poisseux, entraînant Kader. Presque imperceptibles. Mais un choc, et tout s’effondrerait.

Trois hommes, épées et poignards cinglés à la hanche, échangeaient des propos âpres, leur diction imprégnée d’une froideur sibérienne.

— Encore un rrrituel demain... Moi plus pouvoiirrr supporrrter ça, grogna le prrrrremier.

— Toi voulirr finirrr en offfrande, da ? grommela le second. Ne rremets pas en question ce qui nous dépasse, Kamarade.

— Peut-êtrrre, mais les crrris… moi les entendrrr encore, avoua le dernier.

Tapie dans l’ombre, Zumurrud accrocha d’un toisement tranchant Kader qui tremblait, imposant qu’il contrôle sa peur. Soumis, stressé, suant, Kader se raidit, osant à peine respirer. La pression s’accrut, jusqu’à ce que les cerbères d’Elizior s’évanouissent dans l’obscurité. Alors, ses doigts serrèrent brièvement le poignet de Kader :

— Avance !

Les couloirs pulsaient d’une hostilité sourde. L’urgence martelait l’air. Le temps fuyait, insaisissable. L’espace se refermait sur eux, étouffant, jusqu’à la porte. Une masse usée, promesse d’issue. Zumurrud freina net. C’était la seule échappatoire qu’il avait distinguée lors de son errance spectrale.

Ils pénétrèrent un réseau de canalisations entremêlées. L’une d’elles, béante, laissait échapper des volutes d’énergies éteintes, vestiges de déchets magiques aspirés vers les entrailles du complexe. L’ouverture, large comme un homme, dégageait une puanteur innommable. Kader s’en approcha, jaugeant l’étroitesse du conduit. S’il n’avait pas été si maigre, jamais il ne se serait faufilé à l’intérieur.

— Seul celui qui porte la Régallia à Darrius peut offrir à l’univers une chance de survivre, murmura Zumurrud. Tu es le premier maillon d’une longue chaîne, ne l’oublie pas.

Kader pivota, hésitant, ses traits marqués par la fatigue. Ses lèvres se plissèrent légèrement, une question silencieuse dans son regard.

— Et toi ? Tu restes ici ?

Sa chevalière luisit, marquant la fin de sa mission en ces lieux.

— C’est ton chemin, maintenant. Ne regarde pas en arrière. Va.

— Et moi, comment je fais ? Seul, sans pouvoir, au milieu de cette plaine sibérienne maléfique…

L’incertitude pesait, aussi poisseuse que le dos de sa veste.

— Ne crains rien, sois résilient. En cet instant, il n’y a pas d’âme plus précieuse à la survie de l’univers que la tienne.

Kader tressaillit, secoua la tête et perdit son sang-froid.

— Tu me parles de mission, de survie, mais regarde-moi ! Je ne suis qu’une ombre, un sorcier brisé, vidé de tout. Rends-moi ma vigueur, donne-moi une chance d’accomplir ta basse besogne.

— La réussite prend différentes formes, tu trouveras la tienne au moment... opportun.

— Alors… alors ne me laisse pas échouer…

Sentant qu’il perdait courage, Zumurrud mentit :

— Nos chemins se retrouveront de l’autre côté, et je veillerai sur toi.

Kader hésita, puis un hochement de tête scella sa décision. Il pivota, inspira et, à quatre pattes, se glissa dans le tunnel d’évacuation des déchets, avalé par la fange salvatrice.

Atterré d’envoyer ce brave homme vers une mort quasi certaine, Zumurrud ne s’attarda pas. D’autant plus que, sous peu, les Néotolc découvriraient la fuite. D’une pichenette, une lueur verte naquit. Le vortex émeraude rugit. Il s’y précipita. L’univers bascula. Le temps éclata. Puis, plus rien.

Il surgit, projeté au centre du Palais Palladium, éclatant tel un météore fracturant l’obscurité environnante. Ses bottes frappèrent le cristal noir dans un choc vibrant, déclenchant une pluie de pétales pourpres qui jaillit de l’invisible, se dispersant autour de lui en une parade spectrale.

Warren redressa son allure, mais cette fois, sa rage était palpable, vrillant l’air autour de lui. Ses mâchoires serrées trahissaient la tempête qui grondait en lui. Kieran et Enlil, d’ordinaire impassibles, échangèrent un regard inquiet.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Warren ? s’enquit Kieran, la consternation perçant son ton.

— Ce qui m’arrive ? tonna Warren en se retournant vers eux, les yeux brûlants de fureur. Je pensais exfiltrer un sorcier, pas lui faire miroiter une liberté pour l’envoyer à la mort !

Le silence tomba, glacé. Enlil croisa les bras, scrutant son frère avec gravité.

— La Chevalière a refusé que tu le requinques, n’est-ce pas ? murmura-t-il. Et dans son état, il ne fera pas cent mètres avant de mourir.

Warren lâcha un rire sans joie, amer, puis serra les poings si fort que ses jointures blanchirent.

— Exactement. Elle l’a condamné, et moi avec. Et je suis sur que Madame la Régente le savait ! Pourquoi m’avoir laisser croire que j’accomplissait une bonne action.

Toute la rage contenu explosa en faisceau d’énergie, une onde brûlante qui jaillit de ses paumes et frappa violemment le mur le plus proche. L’impact pulvérisa la paroi dans une détonation assourdissante, projetant des éclats cristallins dans les airs. Mais aussitôt, le Palais se répara de lui-même, absorbant l’onde destructrice comme s’il n’avait jamais été touché.

Zargua, jusqu’ici impassible sur son estrade, leva enfin son regard sur lui. Un silence écrasant précéda sa voix, froide comme la lame d’un coutelas.

— Reprends-toi, Warren.

Elle s’avança, toisant l’impétueux d’un air de défi, son fiel transperçant chaque mot.

— Le Palais ressent tout ce qu’on lui inflige, à l’instar de Kader. Tu veux qu’il meure en agonisant ? Parfait. Continue à répandre ta colère et ressens l’écho de sa souffrance.

Zargua esquissa un mouvement, prête à infliger à Warren le même tourment pour lui enseigner une leçon. Mais avant qu’elle n’agisse, une poigne de fer enserra son bras. Enlil, son regard d’acier braqué sur elle, murmura d’une voix menaçante :

— Si tu t’en prends à lui, je te désosse pour m’assurer que tu sois bel et bien morte.

Zargua le toisa, une baston de regards électriques s’échangeant entre eux.

— Tu oses ! N’oublie pas que tu n’es pas mon maître.

— Et alors ? D’ailleurs, c’est qui ton maître ?

Un silence glacial tomba alors qu’elle le dévisageait longuement. Un instant, elle songea à lui jeter à la figure la vérité : nul autre que son futur fils. Mais elle se ravisa. Cela perturberait le déroulé programmé du grand plan cosmique.

Un frisson traversa l’assemblée. Warren déglutit, mais l’ombre de la rage ne quittait pas son regard. Il fixa Zargua, les poings toujours serrés.

— Alors dis-moi pourquoi, Zargua. Pourquoi l’envoyer à la mort alors qu’on pouvait le sauver ?

Elle se contenta de le dévisager, impénétrable :

— Le moment est venu de le découvrir, annonça-t-elle.

Le centre de contrôle éclata en fragments incandescents. L’espace trembla sous la naissance d’une perception neuve. Une onde dévora le Palais, substituant au connu une construction si saisissante qu’elle abolissait toute distinction entre le réel et son double projeté. L’illusion s’imposa, impérieuse, une certitude s’ancrant dans la matière.

Un tunnel prit forme. Étroit, oppressant. Une artère sombre, étirée. Les parois suintaient d’humidité spectrale. Un écoulement régulier résonnait, lancinant.

À quatre pattes, se trainant dans la fange, Kader s’inscrivit dans l’hologramme. il luttait, tendons durcis, nerfs brûlants.

Warren, captivé par cette figure éreintée, parla pour lui-même :

— Il continue.

Distant, Kieran riposta :

— Continuer ? Cet homme n’atteindra jamais Khalarie

Indifférent en apparence, Enlil analysa la scène :

— Ce qui compte, c’est qu’il progresse.

Malgré l’inéluctabilité de la conclusion, le benjamin ne pouvait s’empêcher d’espérer son salut :

— Allez, Kader !

Le tunnel s’élargit brutalement, la neige envahit tout. Une étendue gelée s’étendit devant eux, balayée par un blizzard furieux. Le ciel éclata dans une décharge verte, illuminant la tempête et révélant une énergie inarrêtable. La douleur, la peur, la fatigue : tout cela le tirait vers l’arrière. Pourtant, quelque chose en lui résistait. Pas par bravoure, ni par force. Par une volonté brute, dépouillée de tout. Parce que vivre, respirer un instant de plus, valait ce calvaire.

Kieran détourna les yeux. Les alarmes hurlaient, un grondement sourd qui résonnait dans les conduits comme un appel à la traque.

— Ils ont découvert sa fuite !

Kader percevait leur présence. Son pouls frappait ses tempes, mais il ne fléchit pas. Aucune hésitation. Il s’engouffra dans une brèche étroite, replié, les coudes heurtant les tas d’immondices stagnantes. Progression aveugle, doigts engourdis, fouillant une voie à travers l’immondice et la souillure d’Obscur.

Une lueur vacillante, au loin, le fit redoubler d’efforts. Était-ce vraiment une issue, ou un piège de son esprit épuisé ? Peu importait. Il n’avait pas d’autre choix que d’y croire. Une lame de vent glacial s’insinua dans le passage, lui mordant la chair. Puis enfin, il se hissa hors de l’ouverture, s’effondrant sur le manteau de neige.

Le froid, implacable, le frappa comme une gifle. La tempête rugissait autour de lui, déchaînée, chaque bourrasque lui arrachant le souffle. La neige s’écrasait sur son dos, s’infiltrait sous ses vêtements, alourdissant ses mouvements. Il roula maladroitement, luttant pour se remettre debout. Ses jambes cédèrent un instant, mais il força ses muscles à le soutenir. La forteresse, massive et menaçante, s’élevait toujours au loin, comme un spectre qui refusait de disparaître.

La tourmente hurlait, s’acharnant à lui voler jusqu’au dernier éclat de chaleur. Une percussion brutale, une chute. La neige s’écrasa sur son dos, s’insinua dans ses haillons glacés collés à sa chair. Un choc sourd ébranla son torse, pulsant une douleur tenace jusque dans ses os.

— Ce sorcier est époustouflant. Sa pugnacité mérite qu’il soit épargné.

— C’est ma faute… J’aurais dû… j’aurais pu… murmurait Warren, les poings crispés, son regard rivé sur la silhouette qui vacillait sous l’assaut du blizzard.

Zargua et Enlil avançaient juste derrière Kader, glissant dans cette retransmission holographique qui offrait la scène sans leur imposer la souffrance qu’endurait le pion. Encore contrariée par l’escarmouche, la Régente révéla :

— Kader a encore un rôle à jouer dans l’histoire.

— Il va s’en sortir ou pas, s’énerva Warren.

— Tu verras !

L’opposition entre la réalité sibérienne et le factice du Palais était saisisante. Contrairement à lui leurs manteaux restaient intacts, et leur souffle ne formait aucune brume. L’engourdissement le figea, ses nerfs crièrent. Il exigea de ses jambes qu’elles le soutiennent, s’arrachant au poids invisible qui le tirait vers la blancheur infinie. Derrière, la silhouette de la forteresse trônait, indifférente à sa lutte.

Kader crispa ses phalanges. Des fissures zébrèrent sa peau sous l’assaut du givre. Son ossature savait déjà l’issue. Lui, non. Il traçait sa route.

« Là. C’est fini. Ce n’est pas si mal, n’est-ce pas ? Juste… dormir. Laisser Zummurud et tout le reste s’éteindre. Plus de combat. Plus de douleur. »

La douleur pulsa, perça le voile d’engourdissement.

« Non ! Pas maintenant ! Pas comme ça ! »

Un râle échappa à ses lèvres fendillées, plus animal qu’humain.

« Ils veulent que je tombe ? Que je cède ? Que je sois un pion jeté au vent ? Qu’ils aillent au diable ! »

Il était Kader. Son nom, son clan, sa promesse, son univers. Tout pesait dans sa poitrine, un fardeau qui ne pouvait sombrer. Il n’avait pas traversé l’enfer pour mourir ici, sous cette prison gelée.

« Zummurud… maudit sois-tu ! »

Il ferma les paupières un instant, rassembla les miettes de sa volonté. Son souffle, saccadé, expulsait de fines volutes dans l’air glacé. Une lueur de chaleur au milieu de ce néant blanc.

« Bouge ! Maintenant ! »

Il arracha un tressaillement à ses muscles, un ordre brutal à ses membres brisés. Debout. Encore. Le blizzard l’avalait, broyait son élan. Il trébucha, s’affaissa, arracha un appui dans la poudreuse avant de s’extraire à nouveau.

Derrière lui, les voix portées par la tempête devinrent plus distinctes. La peur l’enflamma. Une explosion retentit, un éclair noir déchirant le ciel, frappant le sol dans une violence assourdissante. La neige jaillit, projetée en tourbillons aveuglants. Une nouvelle décharge l’effleura à l’épaule, lui arrachant un cri étouffé. Il s’effondra, roulé en boule, le souffle haché. Le froid s’insinuait plus profondément encore, une étreinte insidieuse qui tentait de le clouer là.

Un fil ténu, un sillon incertain. Une percée ou un cul-de-sac ? Aucune importance. Il avançait.

Rétréci sur lui-même, il rampa, bras en feu, jusqu’à heurter une paroi de glace. Son dos cogna la surface rigide, chaque inspiration brûlait. Caché, pour combien de temps ?

Les paupières closes, il fouilla son esprit. Une issue, un sursis, n’importe quoi.

— Maintenant, trancha Zargua, distante.

Ses doigts noircis par le gel s’enfoncèrent dans la neige durcie. Un tracé hésitant, chaque symbole gravé dans la douleur. Les runes s’inscrivaient sous l’effort démesuré. Il inspira, rassemblant ce qui lui restait de mana :

« À la forge de mon essence, par la braise de mon héritage, que ma mémoire devienne aile, que mon savoir devienne cri ! »

Son cœur et son cerveau se contractèrent violemment. Une chaleur fugace irradia son torse avant d’être arrachée à son être. Une fraction de lui-même, fluide et impalpable, s’éleva, flottant au-dessus des symboles gravés. Son fragment d’âme, se tordit, devenant un faucon aux plumes de glace éternelle.

Les muscles raidis, il tira une pierre polie, déchira son avant-bras dans la longueur et alors que le sang pissait, il fouilla la plaie. La douleur était là, mais elle ne comptait plus. Enfin, ses doigts se refermèrent sur l’objet enfoui : un petit cercle de saphir, plat.

Écorchée par l’effort, il incrusta la Régallia dans le col du faucon et lui dit :

— Trouve Khalarie. Va à Darrius Coltone. Fais ce qu’il faut.

L’animal fixa Kader et prit son envol.

L’effort avait drainé ses dernières forces. Ses paupières devenaient trop lourdes pour rester ouvertes. Un sourire discret effleura ses lèvres, l’ébauche d’une satisfaction profonde. Il avait tenu sa promesse. Peu importait ce qu’il adviendrait de lui. Ce qu’il avait accompli vivrait au-delà.

La projection se dissipa, ramenant le centre de contrôle. Zargua s’éleva à nouveau, proclamant :

— Il n’est plus. Mais tout suit son cours.

Kieran détourna le regard, une colère sourde sur ses traits.

— Une victoire, ça ?

— Chaque acte porte un prix. Celui-ci ouvre le chemin.

Enlil murmura :

— Un de moins pour des milliards de plus. Cela reste efficace.

Warren calcula rapidement, analysant la trajectoire et la vitesse du faucon chargé du message.

— S’il maintient ce cap avec les courants, il atteindra Khalarie dans environ trois jours.

Zargua leva une main impérieuse :

— Trois jours ? Tu veux qu’on poireaute pendant trois jours ? Hors de question. En plus, cela coïncide au moment où votre grand-mère accomplit sa communion d’allégeance.

Face à cette révélation, qu’il aurait dû voir venir, Enlil s’interposa :

— Tu comptes accélérer le temps là ?

— En effet, Darling !

— Garde ton tour de passe-passe. On se prend trois jours sur Terre. Retiens bien ça : on bosse avec toi, pas sous tes ordres. Au besoin, utilise les miroirs pour nous contacter.

Trouvant l’idée fabuleuse, Warren et Kieran ne se firent pas prier et le rejoignirent. Enlil invoqua un vortex rubis, que tous trois traversèrent sans un regard pour la régente.

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