Horizon

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Dix ans passèrent depuis cette douce époque. Et jamais ô combien jamais je ne l'oublierai. En ces temps, tout était plus simple.

J'ai grandi toutes ces années avec Johanna. Nous sommes devenus proches, nous sommes sortis ensemble comme le font deux adolescents qui s'éprennent l'un pour l'autre. Nous avons eu nos histoires de jalousie, nous nous sommes disputés, mais nous avons toujours su nous réconcilier.

Toutes ces années, je ne me rendais pas compte de la chance que j'avais, je le sais maintenant. Bizaremment, ce qui me faisait le plus peur chez elle, c'était aussi ce que j'aimais le plus et qui la rendait si exceptionnelle à mes yeux. Elle avait ce besoin constant de vivre. Au sens littéral du terme. Elle voulait essayer les expériences les plus folles et ne se contentait jamais de ce que le quotidien lui offrait. Même si elle était tombée amoureuse de cette île, je suis persuadé qu'elle la trouvait trop étriquée pour elle et ses envies d'aventure. Chaque jour la démangeait un peu plus et mettait sa patience à rude épreuve.

Ses yeux d'enfant était maintenant ceux d'une jeune adulte mais ce regard vers l'horizon, mélange d'espoir et d'inquiétude, persistait et ne s'éteignait pas. Elle rêvait d'ailleurs. En tout cas, elle ne voulait pas rester toute sa vie sur cette île. La mer l'appelait, je le sentais. Je la comprenais. Si je ne l'avais pas rencontrée, je ne pense pas que j'aurais eu ce désir car pour beaucoup d'entre nous qui avions grandi sur l'île, nous n'avions tout simplement pas l'argent pour partir et nous devions nous occuper de nos familles. Jamais, ça ne me serait venu à l'esprit. Oui mais voilà, j'avais rencontré JO.

Son quotidien n'avait pas été des plus simples. Elle vivait dans le pensionnat de l'école, élevée par les bonnes sœurs et par la directrice qui l'avait élévée comme sa fille. Enfin, c'était beaucoup dire. Johanna m'avait raconté un tas de choses sur elle, que c'était une femme dure et qu'elle ne pouvait jamais rien faire. Elle était surveillée en permanence et le peu de son temps libre, elle le passait avec moi.

Nous avions littéralement grandi ensemble. Je lui avais fait découvrir l'île, lui avait fait aimer ce bout de terre perdu au milieu des océans, loin du continent bruyant et dangereux dont on nous avait toujours éloigné. Je connaissais chaque parcelle de cet endroit où j'étais né et je n'avais jamais eu de plus grand bonheur que de le partager avec Johanna. Elle connaissait mon père par cœur et ce dernier l'avait élevée comme sa propre fille. Elle plaisantait avec mon frère comme s'il avait été le sien. Elle rigolait avec les gens du village qui l'aimaient plus que tout, enchaînant les parties de cartes tard le soir, et les discussions sur la vie qui s'écoulait sur l'île. Elle venait souvent manger à la maison et nous rigolions des heures durant en refaisant notre petit monde, parlant de gens du coin et en pensant que toute la vie continuerait ainsi. Elle connaissait tout le monde mais tout le monde ne la connaissait pas. Je le savais, mais je ne m'en souciais pas.

Tout ce que je voulais, c'était vivre avec Johanna sur l'île. Vivre aux côtés de cette magnifique fille qui devenait une femme, cette rouquine aux yeux pétillants et au sourire foudroyant, qui s'intéressait à tout et voulait tout savoir. Continuer à arpenter ces collines qui s'étendaient à perte de vue, se baigner nus dans cette eau turquoise sublime, élever nos enfants ensemble, les voir grandir et s'épanouir ici comme mes parents et tous ceux qui avant eux l'avaient fait. C'était un chemin que je voulais emprunter avec elle, seulement avec elle. Je pensais que le temps était immuable et que rien ne changerait. J'avais tort.

Cela me fait penser à une discussion que nous avons eue tous les deux il y a bien longtemps maintenant à l'heure où j'écris ces lignes.

Nous étions assis sur des rochers, contemplant la mer qui s'étendait à perte de vue. Il faisait nuit et nous ne percevions que les bruits des vagues et le faisceau du phare qui parcourait l'horizon. JO s'était blottie dans mes bras et je la serrais contre moi pour la réchauffer. Ce n'était franchement pas désagréable.

Nous étions silencieux, occupés à écouter le monde merveilleux qui nous entourait. Puis, soudain, JO murmura :

- Dis, je peux te poser une question ?

- Oui, je t'en prie, comme si tu allais te gêner, répondis-je d'un ton faussement incisif.

Elle semblait hésiter et ça me fit tiquer. D'habitude, Johanna n'hésitait jamais. Elle était plutôt du genre à foncer tête baissée avec une limace à la main.

- Vas-y, je t'en prie, l'encourageais-je. Tu sais bien que tu peux tout me demander.

Et c'était vrai. J'aurais été prêt à tout pour lui plaire.

- Ok... dit-elle sur un ton incertain comme si elle cherchait ces mots pour ne pas me vexer ou me faire du mal de quelque manière que ce soit. Je... Où est ta mère maintenant ?

Je m'attendais à tout sauf à cette question. Pourtant, j'aurais dû m'y préparer. C'était bien la seule chose que JO ne savait pas sur moi.

- Enfin, je veux dire, ton père m'a dit qu'elle avait quitté l'île il y a longtemps, peu de temps après ta naissance... enchaîna-t-elle.

- C'est faux, lui répondis-je. Enfin... Il a raison sur une partie mais la vérité c'est qu'elle voulait partir de l'île et lui non. Ils se sont disputés et elle a pris sa décision. Elle est partie un matin, me laissant dans les bras de mon père alors que j'étais encore un bébé et elle n'est jamais revenue...

À l'instant où je lui avais fait cette révélation, j'avais secrètement espéré avoir enteriné les envies d'aventure de JO. Mais au contraire, j'avais vu à son regard perçant vers l'horizon que je n'avais fait que décupler sa curiosité. Le jour où elle pourrait partir, elle disparaîtrait. Et ce, à jamais.

Quelques mois plus tard, alors que je n'avais pas fermé l'œil de la nuit à cause du vent qui avait soufflé toute la nuit et du tonnerre qui avait grondé à tel point qu'on aurait cru que les dieux se déchaînaient, je me réveillais avec une drôle de sensation. J'avais le vertige, comme une impression que cette journée n'allait pas être comme les autres. Mais pas dans le bon sens du terme. Plutôt un cauchemar qui ne faisait encore que s'annoncer.

Je m'étais rendu à l'école comme toujours sauf que cette fois, quelque chose clochait. JO n'était pas là. D'habitude, soit elle venait directement me chercher à la sortie de chez moi, soit nous nous retrouvions à l'arbre centenaire qui ornait la place centrale du village Mais là, elle demeurait absente. C'était anormal, je le sentais... Cette journée n'avait rien d'une journée comme les autres.

Dans le ciel, les oiseaux tentaient de s'éloigner de l'île à grandes envolées pour fuir la tempête qui se préparait, en vain. Les habitants étaient restés cloîtrés chez eux, se rassemblant comme pour se donner une force invisible face à l'ennemi qui, en un coup de vent, pourrait pourtant les balayer. Certains devaient même prier pour se donner une contenance et chercher quelconque miséricorde. Mais là encore, tout espoir en cette journée paraissait désuet et impossible.

J'étais tellement inquiet que je ne m'étais pas douté une seconde que l'école allait forcément être fermée. Je me rappelle le regard que mon père m'avait jeté sur mon retour en me hurlant dessus. Je voyais qu'il avait vraiment eu peur pour moi, notamment après la gifle qu'il m'avait collée en pleine joue.

Je me rassurais alors en me disant que Johanna n'était pas si bête que moi et qu'elle avait forcément dû rester à l'abri dans sa pension. Surtout que la directrice devait être plus vigilante qu'un gardien de prison.

Les heures passèrent, le jour demeura noir comme la nuit d'hiver qui n'en finit pas. On aurait dit que le temps s'était arrêté et que le soleil ne reparaîtrait jamais derrière les nuages qui le dissimulaient complètement. En cette journée, un silence de mort régnait dans la rue et l'île s'était tue.

Le lendemain, les nuages avaient disparu et les éclats du soleil me réveillèrent en emplissant toute ma chambre. J'avais rarement été aussi heureux de voir du beau temps. C'était comme un soulagement, un peu le calme après la tempête. Pourtant, la réalité était toute autre. Dans les rues ne régnait que le désordre, l'anarchie. Des habitations avaient été littéralement rayées de la carte, balayées par les flots. De nombreux bâtiments avaient subi des dégâts colossauxet ne ressemblaient plus à rien. Il ne restait que des ruines de mon école. Par chance, ma maison, elle, avait été épargnée miraculeusement. Ce n'était pas le cas de bien des habitants qui avaient vu les vagues engloutir leurs demeures et faire d'eux des sans-abris.

À coté des dégâts matériels considérables, c'est surtout les dégâts humains qui suscitaient bien des angoisses. De nombreuses personnes avaient disparu. Et si des corps avaient été retrouvés, les fouilles qui avaient duré des jours et des jours s'étaient révélées infructueuses la grande majorité du temps. Et un corps demeurait introuvable...

Le temps avait passé, mes espoirs avaient eux été réduits à néant. Parfois, je me demandais pourquoi la mer était si cruelle. Elle m'avait enlevé ma mère et m'enlevait maintenant la fille que j'aimais et avec qui j'aurais voulu faire ma vie. Je m'étais mis à le haïr cet océan, du plus profond de mon être. Ce bleu qui n'en finissait jamais de s'étendre à l'horizon, je devais le conquérir à mon tour et voir plus loin pour espérer une terre promise ailleurs.

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