Chapitre 8 Chez Auguste
Deux minutes plus tard, je sortis de mon bureau, la rage au cœur pour chercher Nicolas, mais il avait déjà quitté le bâtiment. Je ressentais plein d’énergie, un mélange explosif d’une mauvaise énergie et d’une plus positive, de quoi me donner cependant de l’entrain. J’avais envie d’annoncer la nouvelle, je me sentais libéré. J’allais poursuivre le projet de toute une vie, c’était merveilleux. Allant et venant sans aucun but, mon exaltation mêlée de haine et de soulagement me rendait fou, je voulais le crier sur les toits, l’annoncer au monde entier, ou au moins en parler simplement à quelqu’un… Mais la seule à qui j’avais l’habitude de me confier dans un cas comme celui-là, la seule avec qui j’avais toujours partagé mes coups de blues comme mes moments d’enthousiasme, mes bonnes comme mes mauvaises nouvelles, celle qui était à mes côtés pour le meilleur et pour le pire depuis toujours, celle-là n’était plus là. Je m’en rendis compte, mais refusai de tomber dans la tristesse ou la nostalgie, ni dans quoi que ce soit de négatif.
Je réfléchis pour trouver avec qui partager ce moment, et je me rendis compte que mes amis n’avaient plus l’âge de recevoir une visite à l’improviste pour discuter autour d’un verre. Ils avaient une famille et leurs petites habitudes. Pour simplement les voir, il fallait téléphoner suffisamment à l’avance pour qu’ils puissent « s’organiser » comme ils disaient. Je désespérais devant le répertoire de mon smartphone qui défilait sans trouver une seule personne possible. Il y avait bien la secrétaire du labo du troisième étage, Rose. Je m’arrêtai un moment sur son nom, hésitant. Je m’entendais bien avec elle et elle n’avait ni famille ni obligations ; elle adorait sortir boire des verres le soir. Mais je n’aurais pas pu partager grand-chose, vu la confidentialité qu’il fallait garder de ma décision : d’un labo à l’autre, les bruits de couloir circulaient toujours plus vite que les informations officielles…
Finalement, je me retrouvai avec la seule option possible. Étrange et surprenant d’en arriver là. Comment lui expliquer, que lui dire ? La seule personne qui pouvait peut-être accepter l’invitation était Michelle, l’étudiante que j’avais invitée au cinéma quelques jours plus tôt.
Que faire ? Si je l’appelais pour un rendez-vous, il était évident que cela risquait de passer pour une intention sous-entendue. Le souvenir de son genou contre ma cuisse me traversa l’esprit. Certes, j’allais commencer une procédure de divorce, je pouvais me considérer comme libre. Mais j’avais aussi tous les espoirs de me réconcilier avec Jocelyne. Je ne pouvais pas risquer de tout compromettre et de me rajouter des problèmes supplémentaires. Et tout de même, elle avait au moins vingt-cinq ans de moins que moi, ce n’était pas correct. La chaleur de ce genou dans le cinéma traversa de nouveau mon esprit au moment où je me disais qu’il fallait de toute façon que je partage avec quelqu’un mon bonheur de l’instant. Libéré de mon plus gros problème, et libre tout court, autant le fêter avec elle !
Je l’appelai. Elle ne décrocha pas. Je me souvins d’une conversation avec un jeune thésard qui m’expliquait qu’à l’époque actuelle, on ne se passait que rarement des coups de fil à l’improviste entre jeunes. On préférait les messages, SMS, réseaux sociaux, et de toute façon on ne répondait pas à un numéro inconnu. Elle m’avait laissé son numéro, certes, mais pas moi ; pour elle, mon numéro était donc inconnu. Alors, je lui envoyai un SMS. Je m’y repris plusieurs fois avant de trouver une formule assez neutre, mais encourageante tout de même. Je reçus immédiatement la réponse :
« Michelle ― D’accord, on peut se voir dans le centre-ville vers huit heures. Dites-moi où ».
Je sentais bien que j’allais peut-être faire une connerie, mais j’étais quand même plutôt fier de moi. Je me disais que décidément tout était en train de basculer et que, quitte à foutre le bordel dans ma vie, autant faire tout ce que je voulais sans me préoccuper des conséquences : mes malheurs méritaient bien mon insouciance en retour ! Vingt-cinq ans de moins et elle avait accepté un rendez-vous : après tout, même si cela n’allait pas plus loin, c’était déjà un beau résultat !
Acceptant ce mode de communication à la noix, je lui renvoyai un SMS pour lui donner le lieu de rendez-vous. Je lui proposai un bar neutre qui nous permettrait de choisir ensemble un autre endroit plus agréable pour la suite.
Je pris le tramway vers le centre-ville. Je me sentais plus léger que jamais, soulagé de toutes mes préoccupations. Plus besoin de convaincre la commission, plus besoin de parler à Dalembert pour m’engueuler avec lui ou pour lui expliquer le recrutement d’il y a dix ans, plus besoin de chercher un financement, plus d’équipe à gérer, plus de comptes à rendre à la hiérarchie, pas besoin d’autre vengeance puisque celle-là me suffirait. Et en plus de cela, un « rencard » avec une jeune fille !
Je ne la trouvais pas très belle, sans être laide pour autant, disons simplement banale physiquement. Mais en y pensant bien, elle avait tout de même un certain charme et sa grande intelligence me plaisait vraiment. Une dernière pensée pour Jocelyne me serrait le cœur avant de descendre du tramway. Je me dirigeai ensuite vers le lieu de rendez-vous.
J’arrivai en premier au café Auguste et m’installai au comptoir. Ce grand bar de la place de la Victoire n’avait pas beaucoup changé. En face de l’ancienne université de pharmacie devenue faculté de sociologie, il recevait son flot ininterrompu d’étudiants du matin au soir depuis plusieurs générations. Il avait gardé une partie de sa décoration de boiseries, c’était agréable d’y sentir flotter mes souvenirs de jeunesse, les meilleurs certainement, ceux qui donnent une touche de nostalgie. Les autres, on les oublie…
Lorsque je la vis pousser la porte du bar, je n’en revins pas. Sa beauté attira d’abord mon attention, avant même de me rendre compte de qui il s’agissait. Il faut dire qu’à l’université, elle négligeait son apparence, et ne faisait aucun effort de maquillage ou dans sa façon de se vêtir. On aurait pu la décrire banale et nonchalante. Mais là, c’était tout le contraire. Un jean serré bleu foncé, un chemisier blanc ajusté dont le bas entrait dans le pantalon, presque transparent, mettant en valeur une poitrine bien faite dans un large décolleté entouré petite dentelle. Des chaussures à talon aiguille lui cambraient le bas du dos et lui donnaient la démarche élégante pour laquelle elles avaient été inventées. Sa chevelure châtain clair, semblant tomber négligemment de toute part, terminait de donner la touche rebelle à son visage, et s’accordait avec la malice brillant dans ses yeux. Je ne pouvais croire qu’il s’agissait de la même étudiante lambda qui avait pu s’être ainsi transformée en jeune fille fatale. Dès ce moment, je sus que je m’engageais sur une voie plus que compliquée.
― Coucou ! me fit-elle en déposant d’un félin mouvement de tête, une petite bise furtive sur ma joue. Vous n’avez pas trop attendu ?
― Non, je suis arrivé il y a dix minutes à peine. Je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer, ce lieu est rempli de souvenirs pour moi.
― Ah, très bien ! C’est aussi un de mes bars préférés. Si vous voulez, nous pouvons rester là, proposa-t-elle en appuyant d’un regard qui m’invitait à accepter.
― D’accord, asseyons-nous à une table si vous voulez…
En allant vers la table, mon esprit s’encombra de pensées nombreuses et entremêlées. Je n’y comprenais rien. Comment ma vie avait-elle en si peu de temps pu basculer deux fois, s’effondrer et renaitre, en quinze jours ? Passé d’une relation de couple devenue insupportable à ce qui semblait être une promesse de paradis ?
Hélas, je perdis tout de même un peu mes moyens devant elle. Sa beauté et son sens de la répartie me firent vite sentir que je n’étais pas à la hauteur. Mon avantage de professeur sur son étudiante ne suffisait plus pour préserver l’ascendant. L’assurance, que j’affichai au départ dans ma confortable position hiérarchique, s’estompait au profit d’une timidité grandissante. Il faut dire qu’elle avait fait le chemin inverse et paraissait déjà tout à fait à l’aise. Dans ce bar qui appartenait à ma mémoire d’étudiant, je me retrouvais maintenant sur son terrain à elle : je n’étais plus un étudiant !
La conversation avait cependant commencé convenablement, les sujets étaient intéressants et parfois pleins d’humour. Jusqu’à ce qu’arrive un étudiant visiblement alcoolisé. Il vint la saluer. Ils ne se connaissaient que vaguement, mais son alcoolémie et la tenue extrêmement sexy de Michelle l’avaient poussé à tenter une approche. Il échangea deux trois mots avec elle, jusqu’au moment où elle me présenta. Il se rendit compte que j’étais un professeur connu de l’université dans laquelle il était lui-même étudiant ; cela jeta un froid qui amusa Michelle. Il se retira vers la table de ses amis. Mais il continua à boire, encore plus intensément semblait-il. Un moment plus tard, il revint vers notre table visiblement très éméché. Comme c’était prévisible, son comportement devint lourd avec Michelle et je lui en fis la remarque, lui demandant de bien vouloir nous laisser. Il fut grossier, questionnant ce qu’un vieux, de surcroit professeur, pouvait bien faire avec son étudiante dans un bar le soir. Je ne sus pas quoi répondre, je balbutiai vainement quelques mots. C’était extrêmement gênant et cela mit fin à la bonne ambiance qui régnait entre Michelle et moi. Une distance tacite s’installa entre nous à partir de ce moment-là. Peut-être le regrettait-elle autant que moi, mais tous deux nous sentîmes obligés de tenir compte intérieurement de cette remarque embarrassante. Une demi-heure plus tard, nous décidâmes de ne pas recommander de boisson et d’aller autre part. Hélas, le bar que nous avions choisi se révéla fermé, nous étions lundi soir. Tout paraissait maintenant nous dire d’en rester là. Nous nous souhaitâmes bon retour et bonne nuit, et nous nous serrâmes la main mollement. Finalement, nous avions fini par nous tutoyer et cela me sembla être la seule évolution positive de notre relation durant cette soirée.
Je rentrais chez moi vers minuit. Je croisai Jocelyne dans le couloir en allant me coucher dans le lit installé dans mon bureau. Elle me jeta un regard noir en secouant la tête comme pour dire que j’étais désolant et pitoyable. Je m’endormis en décidant de ne plus jamais revoir Michelle.
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