Chapitre 9 Nikolaï
Le lendemain, je retrouvai Nicolas dans son bureau. Je lui annonçai accepter pleinement sa proposition et poursuivre le projet, sans évoquer les raisons de ma décision. Il m’expliqua qu’il lui faudrait simplement quelques jours pour obtenir un rendez-vous avec un investisseur potentiel. Mais dès le lendemain, il m’annonçait que ce serait dans trois jours, dans un café près de l’université à vingt-et-une heures. Le lieu et l’heure me parurent surprenants, mais il me fit comprendre que nous nous engagions dans une voie très alternative qui justifiait des précautions et des modes inhabituels de fonctionnement.
Trois jours plus tard, je me rendis au rendez-vous. Nicolas et moi partîmes ensemble, à pied, depuis l’université, cela nous prit à peine un quart d’heure de marche. Ce fut l’occasion d’en savoir davantage, car il était resté jusque-là très évasif quant à mes demandes de précisions sur cet investisseur.
― Tu m’as dit que cet investisseur était étranger, mais de quelle nationalité exactement ? demandai-je après avoir fermé la porte du laboratoire pour ensuite prendre le couloir qui mène à l’ascenseur.
― C’est un Russe, un industriel d’une assez grosse entreprise, mais dont il préfère garder la confidentialité.
― Nous allons tout de même travailler ensemble, cela nécessite un minimum de confiance. Je ne vais pas livrer quoi que ce soit de mes propres secrets de recherche sans savoir précisément à qui j’ai affaire.
― Écoute, tu dois comprendre que nous allons évoluer dans un milieu particulièrement discret. Cela nous arrange, car nous devons tout faire avancer sans que personne, du labo ni d’ailleurs, ne sache ce que nous fabriquons. Eux aussi, cela les arrange de passer inaperçus pour tout un tas de raisons politiques et légales. Donc, on ne leur pose pas de question et eux ne sont pas regardants. C’est gagnant-gagnant, tu comprends ?
― Oui, dans une certaine mesure. Mais je ne peux pas en savoir moins que toi sur nos « associés ». C’est le minimum tout de même !
― OK, OK, je te dirai tout ce que je sais, mais avant, il faut que je sois sûr que tu acceptes la coopération avec eux.
― Je comprends. Eh bien, tout dépend de ce qu’ils attendent en échange de leur soutien financier. Mais si j’accepte leurs conditions, tu devras alors tout me dire sur eux, que tout soit bien clair avant de s’engager définitivement, dis-je en accélérant le pas sur les grands parkings vides de l’université, comme poussé par une tension qui m’envahissait peu à peu.
Je n’étais pas encore certain de faire le bon choix. J’étais jusque-là habitué à fonctionner de façon transparente, jamais de ma vie je ne m’étais retrouvé dans une quelconque situation frôlant l’illégalité. Ce facteur de stress était doublé d’autres inquiétudes. Par exemple, la nationalité russe de ce mystérieux investisseur que je venais d’apprendre. Il me semblait que je mettais les doigts dans un engrenage d’espionnage international et mon imaginaire galopait. Quelque part, cela amenait un certain piment mais, pour moi, c’était surtout très préoccupant. Je prenais conscience que mon travail de recherche pouvait avoir de multiples applications industrielles, voire militaires ou de sécurité. La puissante intelligence artificielle que nous allions créer devait être dotée d’un certain nombre d’outils pour agir. Quelques-uns des modules d’exploration du Web permettraient, avec de légères transformations, des forçages de systèmes de sécurité complexes, à la hauteur de ceux qui préservent les données secrètes des États. Tout cela pouvait me faire froid dans le dos, mais la situation tellement inhabituelle dans laquelle je me trouvais ne me laissa pas y penser outre mesure. En réalité, ma haine avait grandi et m’aveuglait un peu plus à chaque étape. Tout ce qui s’était passé ces dernières semaines m’avait complètement transformé. Je ne supportais plus le système qui m’avait trahi, l’université, la famille, l’amitié ; tout cela venait de perdre sens et avait laissé place à un désir de revanche, me rendant tout autant agressif envers les autres que potentiellement autodestructeur. Cette motivation dominante m’empêchait de me pencher plus profondément sur d’autres questions ou de douter outre mesure. Mon esprit était ivre de colère et je considérais tout ce qui paraissait freiner ma vengeance comme une frustration, alors je reléguais immédiatement mes saines inquiétudes au second plan. Seuls comptaient ma vendetta et le projet, rien d’autre ne devrait entraver leur déroulement, ainsi se résumait ma motivation.
Nous entrâmes dans le bar du rendez-vous. Il s’agissait d’un petit bar à la mode pour étudiants friqués qui viennent s’y détendre après les cours ou s’y donner rendez-vous en début de soirée festive. La déco de type lounge, long comptoir et petites tables basses en inox, grandes plaques de verre coloré collées aux murs, chaises en skaï rouge et noir, me paraissait plutôt froide et peu agréable. Un côté classieux qui plaisait pourtant surement à ce type de clientèle. Je reconnus de suite qui était le Russe de notre rendez-vous. La quarantaine, les cheveux courts et en brosse, un nez qui avait dû pratiquer plusieurs sports de combat, les pommettes saillantes, il avait une terrible tête de mafieux assortie à une corpulence musculeuse. Il était visiblement accompagné de deux gardes du corps encore plus robustes et antipathiques que lui. J’avais l’impression d’entrer dans une scène de film, un mauvais thriller d’espionnage aux personnages caricaturés. Pourtant, c’était la réalité, et à l’évidence j’étais en train de me mettre dans de possibles très gros ennuis. J’ai failli tout abandonner et sortir du bar sans explications, comme dans un réflexe. Mais je fus trop rapidement présenté à mon interlocuteur et je décidai de faire comme si tout était normal, remettant à plus tard l’éventuel moment de renoncer.
Le personnage sut malgré tout me rassurer dès les premiers mots. Sa voix et sa façon de s’exprimer ne correspondaient pas du tout à ce qui se dégageait de son apparence. Il était très décontracté et semblait porter un intérêt très anecdotique à notre affaire. En gros, il expliqua que l’activité principale de l’entreprise qu’il dirigeait n’avait aucun lien ni aucun besoin d’intelligence artificielle. Pour lui, il s’agissait surtout de rendre service à la Science ; il disposait d’énormes moyens financiers, mais pas assez de possibilités de les investir de façon discrète. Cette affaire constituait une aubaine d’investissement d´actifs non déclarables, une sorte de lavage d’argent à l’aide de brevets qu’il pourrait ensuite négocier. Il n’avait pas d’objectif financier précis et paraissait surtout se satisfaire du plaisir d’investir dans la recherche scientifique, cela lui semblait être une dépense vertueuse.
Nikolaï Pavlovitch Alekhine s’exprimait dans un français sans fautes avec à peine une pointe d’accent russe. Rapidement, la conversation aborda des sujets divers et variés tous aussi intéressants les uns que les autres. De temps à autre, il revenait au thème principal, rajoutant furtivement une ou deux précisions à la proposition de collaboration. Tout cela me parut rassurant et me fit oublier mon apriori de départ. De l’activité industrielle de Nikolaï Pavlovich, je n’appris absolument rien. Je me posais même davantage de questions qu’auparavant. Ses connaissances éclectiques, sa vaste culture, ne me permirent pas de rapprocher ses centres d’intérêt d’une production industrielle quelconque. Même ses connaissances scientifiques étaient pointues et variées. Il savait être passionnant en biologie, amusant en physique, surprenant en chimie organique. Quant à l’informatique, c’est finalement le sujet qu’il aborda le moins. Il posa au contraire de nombreuses questions sur mon projet de recherche. Il sut minimiser les problèmes liés à l’éthique que je lui exposais, les relativisant à l’aide de citations de certains philosophes grecs et russes, ce qui montrait son intérêt pour l’épistémologie. Nikolaï Pavlovitch était décidément doté une grande érudition ! Comme c’est souvent le cas, sa grande culture allait de pair avec un certain raffinement. Il aimait la gastronomie, particulièrement la française, et s’avérait un grand connaisseur en vins et en thés. Mes aprioris sur les Russes, certainement liés à l’image que donnaient leurs chefs d’État au reste du monde, ne m’auraient jamais permis imaginer un tel personnage.
Dès la fin de cette première rencontre, j’étais convaincu qu’il s’agissait d’une excellente collaboration. Finalement, il n’avait que des exigences de partage des bénéfices en cas de succès. Apparemment, il n’avait nullement l’intention de s’immiscer dans nos décisions ou nos protocoles de recherche, il nous faisait totalement confiance en ce qui concernait les sommes considérables dont nous aurions besoin. J’avais l’impression que ce qui nous paraissait énorme en matière financière représentait pour lui de simples broutilles. Je repartais donc ce soir-là plein d’enthousiasme, le problème de la poursuite du projet paraissant définitivement résolu.
Je n’eus qu’une occasion de revoir Nikolaï avant de recevoir les premiers financements et reprendre le projet. Là encore, son attitude me maintint en confiance et je confirmai définitivement accepter cette collaboration. Cette fois-là, nous eûmes un échange concernant la présence des deux gardes du corps. Il m’expliqua la terrible situation en Russie à propos de la sécurité. Entre la délinquance commune, les enlèvements de riches industriels contre rançon, les assassinats liés à la corruption ou à la politique, les motifs ne manquaient pas pour justifier l’emploi de gardes du corps. Cela me rassura sur son absence de lien avec une mafia ou une organisation malsaine.
Cette entrevue permit la mise au point du montage financier. Les garanties données par Nikolaï étaient telles qu’il était impossible de refuser. Le premier versement serait de vingt-millions d’euros. Pratiquement aucune contrepartie n’était évoquée. Tout fut couché sur papier. Bien qu’illégal, l’accord se devait d’être écrit et signé pour que personne ne puisse revenir sur sa parole, m’avait expliqué Nikolaï. Un deuxième versement de vingt-millions d’euros s’effectuerait après la rédaction d’un rapport précis sur les avancées des recherches, doublé d’une évaluation de ce travail par des experts indépendants engagés par Nikolaï. J’avais l’obligation d’accepter leurs visites inopinées de contrôle et d’observation à n’importe quelle étape du projet. À la fin, si nous déposions un brevet, la société de Nikolaï devrait bénéficier de la moitié des droits d’exploitation. Tout les achats internationaux seraient mis en œuvre par une entreprise d’une holding financière qui appartenait à Nikolaï, localisée au Panama. Rien ne serait détectable par l’état français, seul le matériel nous parviendrait et nos primes seraient versées sur un compte suisse numéroté. Les explications de Nikolaï furent donnée sur un ton si naturel, comme alignant des évidences et des procédures habituelles, que ne me vint pas de questions supplémentaires, qui auraient pu seulement mettre en évidences ma naïveté. L’égo est souvent mauvais conseiller en affaire. Mais n’y connaissant pas grand-chose, j’étais obligé de lui faire confiance.
Je signai donc ce contrat de plusieurs dizaines de pages, qui me paraissait être sans valeur légale précise et dont, par conséquent, je n’appréciais que très superficiellement la teneur exacte. J’avais tout de même le cœur serré, entre la peur de faire une grave erreur, l’excitation liée à la revanche sur le destin et sur le système, et la joie d’avoir une telle opportunité de poursuivre mes recherches.
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