Chapitre 11 un pied dans l’underground

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À la rentrée, je retrouvai discrètement Nicolas Combet dans son bureau. Je lui présentai mes idées, mes objectifs, mes plans et mes projections. Il finit par sourire.

― Je pense qu’il va falloir reconsidérer un peu tout cela. Nous ne pouvons absolument pas fonctionner comme s’il s’agissait d’un projet de recherche normal.

― Que veux-tu dire ?

― Eh bien, par exemple ton équipe, pour l’instant, elle se résume à nous deux et personne d’autre. Alors, à mon avis, dans l’organigramme que tu as fait, tu as un peu oublié ce détail.

― Mais il va bien falloir recruter d’autres chercheurs sur ce projet, nous en avons largement les moyens financiers. Où est le problème ?

― Où est le problème ? Tu es dans les nuages ou quoi ? Nous ne pouvons pas prendre le risque d’être découverts dans nos activités. Il parait donc hors de question de recruter des chercheurs dans la communauté universitaire, ni celle de Bordeaux ni d’ailleurs. Éventuellement, on pourrait aller en chercher dans des pays éloignés. Au Maroc par exemple, ils ont pas mal d’informaticiens qui ont effectué leur doctorat en France et qui sont bloqués à cause de problèmes de papiers. Mais cela risque de nous prendre beaucoup de temps, surtout pour les procédures administratives dans une telle situation. Si l’on veut commencer tout de suite, il va falloir utiliser des collaborateurs beaucoup moins conventionnels.

― Que veux-tu dire par là ? Qui peut travailler sur un tel projet sinon des chercheurs ? Tu me fais flipper là : on a un gros problème, on dirait…

― J’ai peut-être la solution. Je connais pas mal de monde dans les milieux undergrounds. Certains d’entre eux pourraient convenir. Si tu veux, j’organise des rendez-vous pour que tu les rencontres et que tu puisses faire ton choix.

― Mais de qui parles-tu ? Qui peut travailler dans un labo de recherche sans être chercheur ?

― Ici, il s’agit d’informatique. Tu as besoin de développeurs ingénieux. Et ça, cela se trouve aussi dans l’underground. Tu seras peut-être surpris par la créativité et les compétences de certains d’entre eux qui sont pourtant parfois simplement autodidactes.

― Mais que font-ils, ces gens-là ? Leur spécialité ? Leur activité ?

― Peu importe leur métier dans la vie, pour eux, ce n’est qu’une couverture ou une activité purement alimentaire. La vraie question est : quelle est leur passion, leur véritable et unique raison de vivre ?

― Ah bon ? Alors, dis-moi quelle est leur passion !

― La plupart vivent dans un milieu très, très, très, underground. Je pense que tu n’as jamais entendu parler de ce genre de personnes. Leur vie et leur identité font partie d’un autre monde, un monde parallèle en dehors de tous les codes, de toutes les règles, de toutes les valeurs de notre société. Ce sont des fantômes dans la machine. Ils errent nuit et jour sur le réseau, dans les machines qui lui sont connectées, pénètrent partout, institutions gouvernementales, grandes entreprises et organisations politiques, de tous les pays et à tous les niveaux. Ce sont des sortes de ninjas virtuels, ils sont invisibles et extrêmement efficaces. Leur passion, leur unique but, c’est de maitriser le monde virtuel, le monde numérique. On n’en connait que la partie émergée de l’iceberg, un petit nombre d’entre eux sont des hackers. Ils ont été médiatisés à l’occasion de délits majeurs, hacking de grandes banques ou sociétés commerciales, sites gouvernementaux, etc. Mais il en existe beaucoup d’autres que ceux-là.

― Mais enfin, de quoi tu parles ? Tu penses que nous allons recruter des hackers, des espèces de geeks qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils font, qui vivent leur délinquance informatique comme un simple jeu, et qu’on va leur donner accès à une IA telle que Babette ? C’est-à-dire que l’IA censée devenir la plus puissante au monde, serait mise aux mains d’ados attardés plus ou moins déviants ? Tu ne vas pas bien, là ! Tu délires ! Il faut réfléchir un peu tout de même…

― Si tu as une autre idée… rétorqua-t-il froidement après ce discours trop insultant de ma part.

Je me rendis compte que je l’avais mis en colère. J’essayai donc d’arrondir les angles, de relativiser pour ne pas paraitre aussi méprisant envers lui.

― Bon, je comprends bien ton point de vue. Ces gens-là sont excellents dans leur domaine. Ce que je voulais évoquer, c’est surtout la question de la sécurité.

― Et moi, tu me fais confiance ?

― Bien sûr, mais ce n’est pas la même chose, tu fais partie du labo, tu es ingénieur, tu ne vas pas faire n’importe quoi. Mais ces gens, tu penses qu’on peut leur donner une quelconque responsabilité ?

― Tu sais bien que c’est faux.

― Qu’est-ce qui est faux ?

― Ce n’est pas l’ingénieur informatique du labo à qui tu parles en ce moment.

― Comment cela ?

― Si tu me parles en ce moment, c’est justement parce que je fais partie d’un milieu underground, moi aussi. C’est parce que je t’ai présenté un Russe qui vient lui aussi de ce milieu louche, et c’est parce que notre projet va fonctionner comme tous les projets qui ne doivent pas suivre les procédures officielles. Toi aussi, tu es maintenant comme eux et moi. Ta vie est scindée entre une façade officielle et des activités secrètes. Tu es exactement comme tous ces geeks que tu méprises ou dont tu as peur. Ni plus ni moins.

J’étais complètement décontenancé par ces remarques. Pour la première fois, je prenais réellement conscience de la portée de mes choix. Je me rendais compte qu’il me faudrait revoir mes opinions sur beaucoup de points essentiels, de morale, de références, de jugement des autres. Je pris conscience d’une évidence : si l’on se mettait volontairement hors-la-loi, on devenait alors obligatoirement un délinquant et on devait se mettre à penser comme un délinquant. Il me faudrait dorénavant assumer ce nouveau statut. Je devrais travailler avec le côté obscur de la société. Tout à coup, cette évidence m’en renvoyait une autre bien plus préoccupante. J’allais créer une intelligence artificielle extrêmement puissante et devoir la contrôler à l’aide de collaborateurs issus d’un milieu favorable à la rébellion, ou avec un côté anarchiste très marqué. J’avais l’impression de devoir élaborer une bombe nucléaire avec les mercenaires de retour du Katanga comme collaborateurs.

Malgré la gravité de ce que je pouvais imaginer, je chassai ces mauvaises pensées, ce n’était que des enfantillages. Il suffirait de gérer le projet avec rigueur pour que chacun se responsabilise, et de leur enlever les possibilités d’agir pour faire n’importe quoi. La question de la sécurité et des autorisations sur les programmes devenait simplement une priorité. Je tiendrai fermement les rênes de mon équipe, voilà tout. Rien de bien méchant. Des arguments qui se voulaient plus rassurants que réalistes, mais je faisais mine d’y croire totalement. Il fallait bien avancer et on se rassure comme on peut.

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