Chapitre 13 Premiers doutes
Ce recrutement n’était pas sans poser de problèmes. Après trois semaines et une bonne quinzaine d’entretiens, j’en discutai avec Nicolas dans son bureau. Comme d’habitude, nous parlions à voix basse, cela faisait partie du rituel, je m’y étais habitué.
― Je pense qu’on trouvera peut-être quelqu’un dans ce vivier de l’underground, mais cela risque d’être difficile, et de prendre pas mal de temps. J’ai donc pensé à limiter notre sélection à ceux qui maitrisent des compétences qui leur permettent de monter les modules de sécurité. Pour ce qui est des réseaux de neurones, des modules d’acquisition et d’intégration des données et des modules d’apprentissage nous nous en chargerons tous les deux. De toute façon, tout est pratiquement finalisé de ce côté-là.
― Cela me parait correct, répondit Nicolas.
― Par contre, il nous faut élaborer une stratégie de surveillance et de contrôle de ceux que nous recruterons.
― C’est possible, mais je pense qu’il ne faut pas se faire trop d’illusions de ce côté-là.
― Que veux-tu dire ?
― Tu sais, ils viennent en général d’un milieu et ont un parcours où ils ont pris leurs habitudes. Les surveiller ne sera pas facile et s’ils sentent trop de pression, ils feront en sorte de rendre tout contrôle inefficace.
― Alors que conseilles-tu de faire ?
― Je pense que la seule solution est de leur faire confiance un minimum. Ce sera notre meilleur atout.
― Cela fait plusieurs fois que nous en parlons et tu me parais prendre tout cela bien à la légère. Es-tu bien conscient de ce que nous allons manipuler ? Te rends-tu compte des risques que présenterait une mauvaise utilisation de Babette ?
― Oui, ne t’inquiète pas, je ne prends pas les choses à la légère. C’est seulement que j’ai davantage l’habitude de ce genre de situation que toi. Donc je suis plus relax. Tu sais, dans ce type d’aventure, il faut toujours le mec relax pour compenser le mec stressé. Si on stresse tous, ça ne marchera pas. Alors je me dévoue, je serai celui qui prend les choses naturellement, sans faire de drame au moindre risque, ironisa-t-il en souriant.
― Attends, il ne s’agit pas d’un jeu. Si la commission d’éthique a arrêté le projet, ce n’est pas uniquement pour obéir aux caprices de Dalembert. Il y a un risque réel. Peut-être pas aussi grand, pas au point de tout arrêter, mais tout de même très important. Et là, nous mettons la partie de la sécurité entre les mains de ceux qui sont le moins à même au niveau éthique. Si nous ne pouvons pas faire autrement, il nous faut tout de même prendre de grosses précautions.
Nicolas me fixait de ses yeux bleus dans lesquels ne semblait jamais avoir résidé la peur. Il avait son petit sourire narquois, celui qui m’insupportait, car il en transparaissait un air de supériorité, d’assurance nonchalante, de celui « qui en a vu d’autres », de ce genre de type qui devient chef simplement parce qu’il a plus de testostérone que tout le monde, peu importe son intelligence et ses connaissances. Cela faisait plusieurs fois déjà que cela m’énervait, il fallait bien qu’un jour on crève l’abcès.
― T’inquiète, je les aurai à l’œil. Les mecs comme ça, j’en ai déjà utilisé, je sais comment m’y prendre. En général, ils ne supportent pas d’autres pressions que leur objectif en informatique. Le reste, la vie normale, tout ça, ils ne savent pas le gérer. Je les tiendrai simplement par les couilles et tu verras que tout se passera très bien.
― Mais qu’est-ce que c’est que cette attitude ? On n’est pas dans un film, là ! Nous sommes dans un labo scientifique. Je veux bien que nos activités ne soient pas très légales, mais on ne va pas jouer au parrain de la mafia non plus ! Faut que tu te calmes et que tu te ressaisisses, on a du travail sérieux à faire. On ne monte pas une bande qui va casser une banque et tu n’es pas le chef de bande, ni même le bras droit armé du chef de bande. On est dans un la-bo-ra-toire… pas au Far West ! Alors, redescends sur terre et propose des choses normales.
― Sinon ?
― Sinon ? Quoi, sinon ? Sinon rien, sinon on arrête, ou on recrute des docteurs marocains comme tu me l’avais suggéré.
― Mais on n’a plus le temps, répondit-il l’air encore plus nonchalant.
― Je préfère prendre du retard plutôt que faire n’importe quoi. La sécurité est une priorité.
― Oui, mais on n’a plus le temps…
― Pourquoi on n’aurait plus le temps ? Rien n’est pressé, nous avons le financement sans contrainte de temps, aucune dead line n’est définie.
― En fait, je voulais que ce soit un peu une surprise, mais j’ai une sacrée nouvelle à t’annoncer, s’exclama-t-il satisfait.
― Qu’est-ce qu’il se passe ?
― Eh bien, le serveur que nous avons commandé arrive dans deux semaines !
― Ah bon ? Mais comment c’est possible, nous entamions tout juste la négociation avec le fabriquant !
― Nous avons trouvé un autre fabricant, plus efficace.
― Un autre fabricant ? Mais tu ne m’en as pas parlé, c’est quand même étrange d’être mis devant le fait accompli pour un achat aussi important !
Offusqué, j’exprimais à la fois ma colère et ma frustration sur un ton qui montait de plus en plus.
― C’est Nikolaï, il s’est rendu compte qu’il pouvait nous aider sur ce point. Il connaissait une entreprise capable d’aller plus vite pour moins cher. Alors, je lui ai dit de ne pas hésiter…
― Sans me demander mon avis ?
― Je savais que tu serais d’accord, rien n’allait contre, alors je me suis dit que j’allais te faire la surprise !
― Pour une surprise… marmonnai-je en saisissant la feuille de descriptif qu’il me tendait.
― Quoi, tu n’es pas content ? Deux semaines, une capacité supplémentaire de vingt pour cent, et huit-millions d’euros de gagnés, c’est t’y pas beau ça ?
En moins d’une minute, je parcourus, effaré, les caractéristiques du matériel.
― Ben oui, c’est incroyable, mais n’y aura-t-il pas de problèmes de qualité à ce prix-là, qu’en sera-t-il de la fiabilité ?
― Ils utiliseront les mêmes composants que le serveur que nous voulions. Pas de problème, donc !
― Incroyable, je n’ai jamais vu une telle offre sur le marché !
― Normal, elle n’était pas sur le marché, c’est une offre spéciale, hors concurrence !
― Mais il vient d’où alors ?
― Ça c’est un secret. Nikolaï m’a dit que cela devait rester une inconnue pour nous, chuchota-t-il en baissant davantage la voix.
― Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dis-je en soufflant de désespoir. Qu’est-ce que tu en penses, toi ?
― Comme toi, à mon avis il y a une magouille de Nikolaï là-dessous. Mais cela nous arrange, donc je m’en fous.
― Tu crois qu’il a volé le serveur ?
― Non, il est fait sur mesure, pour nous seulement. Les caractéristiques de ce serveur sont très particulières.
― Alors ? Il aurait détourné les composants ?
― Non plus, ils proviennent de différents fabricants, impossibles.
― Ben alors ? demandai-je en m’impatientant.
― Moi, je pense que ce serveur vient d’un laboratoire de l’armée russe. Il a pas mal de relations avec des généraux. Avec un peu de corruption, il a dû obtenir que l’armée le commande puis le lui revende. C’est du moins ce que je crois.
― Bon, j’espère que cela ne nous amènera pas davantage d’ennuis. Mais je ne veux pas que cela se reproduise, s’il y a des décisions à prendre, je veux être au courant de tout.
― Moi, je crois que tu dois te consacrer à l’aspect « recherche », au contraire. Tout le reste, ce sont des soucis qui ne feront que ralentir ton travail. Tu as besoin d’avoir l’esprit libre, je te propose de m’occuper de la logistique.
― Je te comprends, mais sur des achats aussi gros ou des décisions aussi importantes, je veux être informé.
― Bon, si je vois que cela en vaut la peine je te tiendrais au courant. Pas de soucis.
Petit à petit, je sentais évoluer notre relation. J’avais l’impression de perdre à grande vitesse la main sur de nombreux éléments. Cela ne me plaisait pas. Mais je ne savais pas comment énoncer une demande précise. En face de moi j’avais une anguille de la négociation. En gros, il disait toujours oui, mais n’en faisait finalement qu’à sa tête. Je n’étais pas habitué à travailler avec quelqu’un comme lui, et encore moins dans ces conditions tout aussi inhabituelles. C’était compliqué pour moi, il devait s’en douter. Il escomptait surement que je baisse rapidement les bras et que je finisse par laisser faire les choses à sa façon. Et je sentais bien que c’était ce qui allait se passer.
― Malgré tout ça, nous ne devons pas nous presser de toute façon.
― Peut-être que non, peut être que si…
― Pourquoi ?
― Nikolaï nous a rendu un service qui lui a couté apparemment un certain investissement. Il est normal qu’il attende un petit retour. Sa seule petite exigence, c’est de commencer les travaux rapidement.
― Ah bon, parce qu’en plus il y a eu aussi une négociation dans mon dos ?
― Vu que tu étais pressé de commencer, je me suis dit qu’il n’y aurait pas de problèmes, cela ne changerait rien d’accepter cette condition.
Je sentais une sorte de piège se refermer peu à peu. Pour l’instant, il n’y avait rien de bien grave, mais je pressentais que ça allait rapidement dériver vers des exigences et des conditions de plus en plus contraignantes. J’imaginais qu’il voulait prendre le pouvoir et le contrôle du projet, lui ou même Nikolaï. Le problème, c’est qu’ils savaient très bien s’y prendre et y aller petit à petit, je ne pouvais donc pas vraiment me plaindre pour l’instant. Même si je n’étais pas coutumier de ce genre de situations, je n’étais pas non plus complètement idiot, je voyais bien vers où ils comptaient m’entrainer. Je n’allais pas me laisser faire. Pour l’instant, j’essayais de résister en argumentant, mais ce n’était pas très efficace. Il allait falloir que je réfléchisse rapidement à une autre stratégie pour reprendre la main.
― Aller plus vite n’est pas simplement une question de volonté. Non seulement nous n’avons encore recruté personne, mais en plus, nous ne savons pas où nous allons installer le serveur. J’avais pensé le mettre dans mon garage quand ma famille aurait quitté la maison, mais cela pose un sérieux problème de sécurité. D’autre part, nous avons besoin d’une très grosse connexion Internet. À part celle de l’université, je n’en vois pas d’équivalente.
― Alors nous l’installerons à l’université.
― Mais où ? Comment faire sans que cela n’éveille des soupçons ? Une machine de cette taille et de ce prix-là, ça ne passe pas inaperçu.
― Ah bon ? Et qui va contrôler pour se rendre compte de sa présence ? À part les étudiants qui trainent un peu partout, je ne vois pas un de tes collègues chercheurs venir fouiner dans ton labo maintenant qu’il n’y a même plus de projet en cours. Et un étudiant qui voit le serveur de l’extérieur, ben, pour lui c’est une machine comme les autres, il ne va pas aller ouvrir le boitier pour voir ce qu’il a dans le ventre. Non, il n’y a aucun risque.
― Oui, tu as raison, mais il va falloir faire gaffe quand même.
― Gaffe à quoi ? Je ne vois pas où est le risque. Ah si, peut-être y en aurait-il un.
― Ah oui ? Lequel ? demandai-je, dans l’espoir soudain de trouver quelque chose qui permettrait de retarder un peu les échéances et de me laisser le temps d’organiser ma stratégie de défense.
― Le seul risque, c’est de se rendre compte du débit de la machine sur le réseau. Ça va quand même faire une sacrée différence avec l’utilisation normale !
― Exact, renchéris-je, ça va être compliqué à cacher.
― Oui, sauf qu’il n’y aura pas besoin de le cacher.
― Pourquoi ? C’est important tout de même, cela peut nous faire prendre.
― Parce que tout simplement, celui qui est chargé de mesurer les débits et de faire les rapports, c’est moi !
J’avais complètement oublié ce détail. À l’évidence, il soufflait volontairement le froid et le chaud, il se jouait de moi, il s’amusait de la moindre manipulation. Il gagnait doublement sur ce coup-là. Vu mon attitude, il savait maintenant que je voulais que le projet ait des soucis et soit retardé. J’avais encore perdu un coup d’avance. Décidément, je n’étais pas fait pour lutter avec ce genre d’individus. Ils sont rodés, connaissent tous les petits pièges à tendre. De plus en plus impuissant et pressentais que rapidement je serais totalement à leur merci.
Ce jour-là, je rentrais chez moi de nouveau déprimé. Que devais-je faire pour m’en sortir ? Je savais que je possédais tout de même le principal atout de mon côté : il s’agissait de mon projet, de mes travaux de recherche. Sans moi, ils ne pouvaient rien. Si j’arrêtais, tout s’arrêtait. Mais je supposais qu’ils avaient dû y penser. On n’investit pas quarante-millions d’euros à la légère, sans garantie de s’y retrouver. Cette dernière pensée me terrorisa. Pourquoi n’avais-je pas réfléchi comme cela plus tôt ? Bien sûr qu’une espèce de mafieux russe n’investit pas quarante-millions par philanthropie ! Il s’attend à un résultat et il s’en assure. Qu’avait-il donc prévu pour m’obliger à faire ce qu’il voulait au cas où je me mette en désaccord ? Quelles sont les pratiques de la mafia russe en général ? J’empêchais mon imagination d’aller plus loin, il fallait que je garde mon sang-froid et l’espoir que tout irait bien. Tout cela n’était que pur délire de ma part, rien ne me permettait de penser que cette affaire était aussi dramatique, ni qu’il s’agissait de mafia, ni que j’avais pris une décision aussi stupide.
Les semaines suivantes, j’oubliai tous mes soucis, toutes mes craintes et même les problèmes liés à mon divorce. Je m’enfonçais profondément dans le travail, m’y noyais volontairement jusqu’à l’ivresse. Plus rien d’autre ne comptait, seule la passion pour mes recherches avait de l’importance. Je m’y perdais jour et nuit et y consacrais toute mon énergie.
En général, je me levais tard et arrivais au bureau vers dix ou onze heures. En effet, j’effectuais la plus grande partie de mon travail la nuit pour ne pas attirer l’attention. J’avais donc peu à peu décalé mes horaires. Dans la journée, je me consacrais à l’analyse des résultats, à la recherche bibliographique ainsi qu’à une réunion en début d’après-midi avec Nicolas Combet. À partir de dix-huit heures, quand les laboratoires s’étaient pratiquement vidés de tous leurs usagers, je commençais à travailler sur la configuration du câblage du serveur. Je terminais en général vers une ou deux heures du matin.
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