chapitre 14 Le serveur et le chien
Les jours suivant la nouvelle de l’achat du serveur furent dédiés à des tâches matérielles. Il fallait faire de la place dans mon bureau, dans celui de Nicolas et surtout dans la réserve qui servirait à recevoir la majeure partie du matériel. Les câblages électriques ne posaient pas de difficultés, par contre il fallait amener la fibre à haut débit partout où il n’y en avait pas. Cela posait le problème des autorisations, car même si Nicolas avait l’autorité en tant qu’ingénieur informatique, il devait justifier les demandes et les maquiller pour cela. Travaillant la nuit, il fallait terminer chaque déménagement, chaque installation, avant que les premiers usagers du laboratoire n’arrivent le lendemain matin. Parfois, nous devions planifier précisément nos tâches pour qu’elles correspondent précisément aux quelques heures de travail qui tiennent en une nuit. Nous profitions aussi du dimanche qui nous laissait des plages plus longues que nous réservions à l’installation et au camouflage des câbles. Finalement, après avoir travaillé d’arrache-pied trois semaines et quatre weekends, nous étions prêts.
Nous installâmes le serveur en une nuit : il s’agissait d’armoires contenant des racks de disques durs et de cinq machines, des grosses tours d’un mètre cinquante de haut, bourrées de cartes mères supportant des processeurs dernier cri, les plus puissants du marché. Ce que nous appelions le serveur était bien plus qu’un simple serveur, il allait non seulement gérer une des plus grosses bases de données de la planète, mais nous allions y installer le programme de l’IA avec son réseau de neurones complexe nécessitant une gigantesque puissance de calcul. Il y avait dans ce seul serveur l’équivalent de l’espace de stockage et de la puissance de calcul de tout le reste de l’université réunie. Les processeurs utilisaient la dernière technologie : à l’aide de supraconducteurs refroidis à quarante degrés en dessous de zéro, la puissance avait été multipliée tout en réduisant énormément la taille des machines et rendant leur cout accessible. Seule la consommation électrique liée au refroidissement posait encore des problèmes pour évoluer davantage. D’après mes calculs, le prix d’un tel monstre sur le marché devait frôler les trente-cinq-millions d’euros. Nous l’avions obtenu pour huit millions de moins grâce à Nikolaï.
Après avoir transporté les machines dans une salle sécurisée de la maintenance, il nous fallut aménager la pièce. L’installation d’un système de ventilation adéquat nous prit plusieurs semaines et nous demanda beaucoup d’ingéniosité pour que ces travaux passent inaperçus. Une fois les branchements effectués, nous pourrions enfin commencer à travailler sur le serveur lui-même.
Quelques jours plus tard, je surpris une bribe de conversation entre deux chercheurs à la cafétéria qui m’inquiéta fortement.
― Qu’est-ce que tu en penses, toi, de cette histoire ? Pourquoi il demande à tout le monde ce que fabrique Constantin ? interrogea l’un d’eux sans s’apercevoir de ma présence.
― J’en sais rien, mais je crois que ce mec ne va pas bien dans sa tête. Il ne lui a pas suffi de faire stopper le projet de Constantin, il faut en plus qu’il lui cherche de nouveau des histoires. Il ne s’arrête jamais celui-là. Moi, franchement, il me fait carrément flipper. Je n’aimerais pas qu’il ait quelque chose contre moi en tout cas !
― C’est clair, moi non plus ! Dalembert, c’est un tueur, il ne faut pas s’y frotter.
― C’est bien pour ça que je fais mine d’être de son côté. D’ailleurs…
Se rendant compte de ma présence, il s’arrêta net de parler. Le peu que j’avais pu surprendre me suffisait. Je me rendis tout de suite dans le bureau de Nicolas.
― Apparemment, nous avons un gros problème en vue. Dalembert pose un peu partout des questions sur moi et mes activités. Il se doute de quelque chose. Je pense qu’il cherche l’occasion de m’achever ! dis-je d’emblée très énervé.
― Calmons-nous, qu’est-ce qu’il se passe exactement ? chuchota Nicolas.
Je lui racontai la conversation que j’avais surprise à la cafétéria. Il m’écouta calmement et parut ne pas s’inquiéter outre mesure.
― Je pense que Dalembert pourrait devenir effectivement un problème. Si ce n’est pas maintenant, ce sera un jour ou l’autre ! Je suis d’avis de régler cette question avant qu’elle ne s’envenime, termina-t-il d’un air sombre.
― Que veux-tu dire par « régler la question » ?
― Dalembert est un petit con, mais il peut être très dangereux. Il faut donc l’empêcher de nuire. Je vais m’en charger, ne te préoccupe pas. Nous avons un gros avantage sur lui, c’est qu’il n’a pas la moindre idée de nos activités alors que nous savons parfaitement ce qu’il trafique dans notre dos. Il sera facile de mettre un terme à tout ça.
― Mais que vas-tu faire exactement ? insistai-je, plus angoissé par ce que je pouvais imaginer de Nicolas et son ami russe que par Dalembert lui-même.
― Peu importe, le tout c’est que tu puisses continuer à travailler dans la sérénité. Tu vois dans quel état tu te mets, là ? Ce n’est pas bon pour le projet ce genre de préoccupation. Moi j’ai le temps de m’en occuper et je sais quoi faire. De ton côté, oublie ça et remets-toi au travail sans plus y penser. C’est à cela que sert une équipe, non ? Chacun s’occupe des problèmes qu’il peut régler pour les autres.
Il ne voulait apparemment pas s’étendre davantage sur le sujet. De guerre lasse, j’abandonnai mes questions. Il avait peut-être raison, à chacun de se charger de la partie qui correspondait à ses compétences.
Je retournai dans mon labo et commençai à travailler de toutes mes forces sur l’implémentation de l’IA sur notre nouveau calculateur. Il ne s’agissait pas d’une simple installation de logiciel. Babette devrait avoir accès aux commandes les plus profondes du fonctionnement de la machine. Non seulement elle agirait comme un programme d’apprentissage, mais elle prendrait carrément la place du système opérationnel, l’OS. Toutes les fonctions de la machine, le moindre processeur secondaire, le port physique le plus anodin, le dernier des contrôleurs, seraient gérés par Babette. Babette ne serait pas dans la machine, elle serait la machine. Le programme était prêt, ses multiples couches neuronales étaient organisées, hiérarchisées les unes par rapport aux autres. De multiples connexions, près de cent milliard, assemblaient ces millions de modules mathématiques, appelés neurones, pour former le plus grand de tous les réseaux neuronaux virtuels qui n’ait jamais encore fonctionné. Il n’était pas simple de greffer ce cerveau numérique au cœur d’une machine, il fallait de multiples adaptations qui le rendraient spécifique et parfaitement adapté à son nouvel environnement. Tout était prêt bien avant que le serveur n’arrive, mais maintenant qu’il était là, devait commencer une phase concrète de transformation du programme et d’adaptations pour qu’il se connecte précisément à cette machine-là. Je devais créer une symbiose entre une entité virtuelle et une machine, faite de matière bien réelle celle-là. C’était tout un art, il fallait créer les fonctions numériques et leurs connexions avec chacun des éléments qui composaient le calculateur, en quelque sorte ce qui correspondait aux drivers dans une machine normale. Je devais pour cela étudier chaque composant, en connaitre les caractéristiques, les possibilités matérielles, les performances réelles, pour adapter les fonctions de contrôles de Babette. Certains composants électroniques du calculateur représenteraient des organes des sens pour l’IA, d’autres des parties « motrices », effectrices. L’IA pourrait agir à l’aide des seconds à partir des informations qu’elle recevrait des premiers. C’est elle qui gèrerait le fonctionnement de chaque organe du puissant calculateur. Mon travail ne consistait donc pas seulement à effectuer des calculs complexes, mais surtout à élaborer, à partir d’une simple structure, un véritable édifice fonctionnel. J’étais un architecte qui modelait l’esprit d’un organisme de façon à lui permettre de gérer la matière de son corps. Un démiurge composant un être nouveau.
Le jour où tout serait prêt, lorsque j’appuierai sur le ON, c’est un organisme complet dont le corps et l’esprit ne feraient qu’un qui se mettrait à exister.
Lorsqu’ainsi mes pensées s’évadaient dans des songes scientifiques, je me sentais être un dieu créateur, le grand ordonnateur des âmes qui prennent vie dans les machines.
J’aimais tellement mon métier, son défi intellectuel, ce sentiment de puissance créatrice, cette excitation liée à l’innovation, ce travail sur ce qui n’a encore jamais existé, que lorsque je m’y plongeais, plus rien du monde extérieur au laboratoire ne pouvait avoir d’importance, plus rien n’existait, même pas le temps qui passe. Souvent, je relevais le nez de mon écran et me rendais compte que la nuit était tombée depuis longtemps. Je lisais l’heure, effaré, souvent plus de deux heures du matin.
Comment dans ses conditions de travail, dans cette vie exaltante, pourrait-on me reprocher mes imprudences au niveau politique, au niveau de la gestion administrative, des magouilles et de la légalité du projet. Ces choses ne m’importaient pas, j’étais un pur, un chevalier de la science n’ayant qu’une seule foi, celle en ce que je construisais, mon seul et unique but. Le reste, finalement, je n’y prêtais qu’une attention superficielle. De plus, « le reste », c’était souvent des ennuis, des problèmes, du stress, des énergies négatives venant de personnes malfaisantes ; la science devenait aussi mon refuge. J’étais un chevalier à la Don Quichotte qui avait enfilé son armure et allait vivre ses combats par lâcheté envers l’univers du quotidien. Le quotidien et ses problèmes désagréables, je les haïssais. Je les haïssais d’autant plus maintenant, car ils venaient de m’attaquer frontalement, d’essayer d’en finir avec moi. Nicolas pouvait finalement bien faire ce qu’il voulait pour se battre avec eux et défendre le projet. Les aspects moraux ou légaux de ce qu’il déciderait, je voulais ne plus rien en connaitre. Nicolas serait mon rempart, il me protègerait de ce monde pourri et en même temps, il m’éviterait de m’y confronter. Moi, je n’existerais plus que pour et par Babette. Elle seule valait ma peine, mon énergie, mon travail acharné. Elle serait le chef-d’œuvre de ma vie, elle serait la trace que je laisserai ici-bas. Dans le futur, qui se souviendrait des petites magouilles des uns et des autres, de leurs petites mesquineries pour atteindre leur petite victoire personnelle ? Par contre, on se rappellerait à jamais de mon chef d’œuvre qui allait révolutionner l’histoire de la science et l’humanité tout entière. Je portais en moi une foi si grande ! J’allais construire un nouveau dieu et libérer sur la terre une nouvelle religion. Mon parcours serait mystique ou ne serait pas. Si on ne croit pas en ce genre de philosophie, on ne peut pas créer de grande chose dans l’espace étriqué d’une simple vie. Tous les grands chercheurs, les savants qui ont chamboulé les idées humaines les siècles précédents, tous avaient leur part mystique, leur discours ésotérique. Sans cela, ils n’auraient jamais été exceptionnels. La force est conséquence de la qualité de l’esprit, mais l’énergie qu’il faut puiser pour avancer, c’est la foi qui en est la source.
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