chapitre 15
Les deux gardes du corps revinrent et me rendirent les clés avec un sourire forcé. Nikolaï les remercia en russe.
― Heureux d’avoir pu vous être utile, c’est le hasard qui m’a mis là au bon moment. Je comprends que vous ayez eu un choc, c’est normal. Si vous voulez, prenez votre journée et je vous invite au restaurant à midi, car finalement mon rendez-vous est annulé. C’est un excellent gastro, un étoilé ! Rien de tel pour oublier un peu les soucis du laboratoire, mon cher Bruno. Allez, ne vous faites pas prier, vous en avez vraiment besoin.
Cet homme savait prendre un air affable qui ne permettait pas de refuser ses invitations. Il avait une sorte d’assurance absolue, l’habitude que tous ses désirs exprimés s’exhaussent immédiatement. Il n’eut cependant aucun mal à me convaincre, je n’avais aucune envie de passer le reste de la journée enfermé seul dans la pièce où je venais de voir une tête de chien ensanglantée. Peut-être avais-je aussi peur de croiser de nouveau Dalembert avec ses yeux de fou. Je leur suggérai alors que ma veste avec mon portefeuille se trouvaient toujours dans mon bureau. Finalement, j’insistai bien : « le bureau où se trouvait la tête de chien ». Nikolaï réagit le premier :
— Oui, je comprends. Redonnez vos clés à Sasha, il va aller récuperer votre veste, pas de problème.
Nous sortîmes du campus vers midi. Nikolaï connaissait la plupart des plus luxueux restaurants bordelais. Il me proposa diverses options, mais voyant mon ignorance dans ce domaine, il en resta à son premier choix. Nous nous rendîmes place de la Comédie où se côtoient divers établissements haut de gamme. Ce jour-là, je découvris un raffinement que je n’imaginais même pas pour certains plats, ce fut une heureuse façon d’oublier les émotions de la matinée. Les vins, tous choisis précisément par Nikolaï après une discussion approfondie sur chaque bouteille avec le sommelier, furent si bons qu’ils finirent par me monter à la tête. Les digestifs qui se succédèrent, finirent de m’enivrer. Nikolaï tenait bien l’alcool alors que je n’y étais pas habitué, et il montrait un incroyable sens de la convivialité et de la fête. Il savait engager des conversations intéressantes et cultivées, tout en jouant de beaucoup d’humour sur des sujets variés, ou même sur les clients et n’importe quelle anecdote qui pouvait se passait autour de nous. À la fin, sous l’emprise de l’alcool qui lève toutes les barrières, venaient les confidences qu’on fait à un ami de confiance et qui soudent les relations.
Bien après le repas, nous restions seuls clients dans l’immense salle de restaurant, et nous poursuivions tranquillement la dégustation des meilleurs whiskys et d’excellents cognacs. Les gardes du corps avaient eux aussi été invités à table. Les centaines d’euros qui se dépensaient de tournée en tournée donnaient la principale raison au maitre d’hôtel de ne pas nous virer si longtemps après la fin du service. Pour terminer, un des deux gardes du corps que Nikolai avait fini par inviter à la table, tomba de sa chaise en rigolant, des verres furent brisés, la musique poussée à fond composée de morceaux tziganes et de salsa que Nikolaï avait passés au serveur dans une clé USB. La serveuse, une magnifique jeune fille rousse d’une vingtaine d’années, finit par se laisser convaincre de nous accompagner dans un endroit secret que connaissait Nikolaï. J’acceptai moi aussi de le suivre où, m’avait-il dit, on trouverait de quoi se divertir même à quatre heures de l’après-midi. J’acceptai surtout parce que je n’avais plus les idées claires, emporté par l’euphorie que l’alcool et ce boutentrain avait su créer. La serveuse parut ravie de sa décision d’accepter l’invitation quand se présenta devant le restaurant l’énorme limousine noire et rutilante de Nikolaï, une Mercedes Maybach blindée aux vitres teintées. À peine tous installés sur le siège arrière, il essaya de l’embrasser. Elle refusa, mais pas trop tout de même. Nous longions les quais, direction nord vers le quartier des Chartrons, dans ce grand véhicule confortable équipé d’un minibar qui nous permettait de continuer de boire. Je ne sais plus pour quelle raison, je me mis à parler de ma rencontre avec Michelle. J’évoquai ma dernière sortie en sa compagnie et mes doutes dans cette relation. Nikolaï me reprocha en riant d’être un pauvre con qui ne savait pas profiter des bonnes opportunités offertes par la vie. Comme on parle à un ami de toujours, il tenta de me convaincre de lui donner son numéro pour l’inviter à nous rejoindre. Je refusai, mais il insista. Je trouvais cela complètement inopportun, mais l’alcool troublant complètement mon jugement, je finis par céder. Alors se produisit l’improbable, il sut la convaincre par téléphone, se présentant avec l’humour, l’élégance et la touche de suffisance du parfait homme du monde, d’accepter de venir avec nous. Nous fîmes donc demi-tour pour revenir vers Talence[1] où elle sortait à peine de cours. Avant de prendre la sortie des quais de Paludate vers l’autoroute, nous nous arrêtâmes pour prendre une bouteille de whisky « pour la route ». Je descendis en titubant pour suivre Nikolaï dans un petit magasin de produits fins qui se trouvait juste avant la zone industrielle. Il choisit deux bouteilles de quinze ans d’âge à soixante-dix euros chacune. En sortant, nous nous retrouvâmes en plein milieu d’une altercation entre ce qui semblait être une prostituée latino-américaine, de celles travaillant sur les quais, un homme corpulent en tenue de soirée en colère et un des gardes du corps de Nikolaï passablement éméché. Je n’y comprenais rien, entre l’alcool, les accents et le surréalisme du sujet de la dispute, j’étais incapable de savoir qui d’entre eux avait tort ou raison. Nikolaï s’en mêla et pour faire la paix entre tous, il finit par inviter ces deux nouveaux énergumènes à nous suivre pour faire la fête. Tout cela n’avait plus aucun sens, mais le whisky coulait à flots et j’avais l’impression de vivre un moment unique, de liberté et de débauche, que jamais je n’allais oublier… Je n’imaginais cependant pas à quel point !
Nous reprîmes donc la voiture et poursuivîmes notre trajet sur l’autoroute, suivis par nos deux nouveaux compagnons de débauche dans une grosse BMW bleu acier tunée d’un aileron arrière et de multiples phares supplémentaires à l’avant. Arrivé sur le campus, je m’étais déjà endormi depuis l’embouteillage de la rocade. Ces quelques minutes de sommeil me permirent de récupérer un peu et de rester correct lorsque Michelle entra dans la voiture. En la voyant, je me rendis compte que tout était en train de déraper, elle n’aurait jamais du etre là et moi non plus. Une évidence qui sous l’effet de l’alcool, me sortit de l’esprit aussi vite qu’elle s’y était imposée. Elle était accompagnée d’une autre étudiante, nous dûmes tous nous serrer sur les banquettes de la limousine.
La serveuse qui nous accompagnait avait commencé à pas mal boire elle aussi, et n’arrêtait plus de rire aux éclats. Le véhicule de plus de cinq tonnes, propulsée par la puissance de son moteur de cinq-cents chevaux slalomait entre les voitures de la rocade bordelaise à une vitesse largement excessive. Le chauffeur, encouragé par Nikolaï et la serveuse euphorique, donnait des coups de volant pour éviter les obstacles. À chaque virage brusque et embardée du véhicule, la serveuse criait son exaltation. Michelle et son amie marquaient leur surprise de cette ambiance, mais cela parut leur plaire. Nous sortîmes de l’autoroute avant le pont d’Aquitaine pour rejoindre le quartier qui se trouvait juste en contrebas, au bord de la Garonne : les fins fonds de la partie la plus glauque de Bacalan, là où vivaient principalement des gitans sédentarisés dans de petites maisons en ciment construites pour eux dans les années soixante-dix.
Au milieu de ces humbles maisons, pratiquement située sous l’immense pont suspendu, se trouvait une propriété masquée par de hauts murs près des rives du fleuve. Les lourdes portes métalliques s’ouvrirent pour révéler un jardin dont la beauté n’avait rien à voir avec le piteux urbanisme du reste du quartier. Une grande maison moderne et cubique, aux grandes baies vitrées, laissait une musique techno s’échapper animant la danse de deux magnifiques femmes noires, en maillot de bain au bord d’une piscine de vingt mètres de long. Je descendis de la voiture et m’entravai directement sur des poteries bordant la pelouse. Je me retrouvais allongé dans l’herbe, à rire bêtement, avec comme public Michelle décontenancée. Je trouvais mon état et la situation catastrophiques, mais je m’en foutais, j’évacuais avec plaisir la pression de ces dernières semaines et de cette monstrueuse matinée.
Nous passâmes la fin d’après-midi et le début de soirée dans ce lieu improbable. Il y avait là un mélange de personnalités de la haute bourgeoisie bordelaise, d’hommes d’affaires internationaux, de prostituées françaises et étrangères, de certainement quelques mafieux, mais de ceux qui savent se tenir, de quelques hommes politiques et un artiste mondialement connu accompagné de deux ou trois plasticiens célèbres de la région. Après une brève visite des lieux, je m’affalai sur une chaise longue au bord de la piscine, fermai les yeux et me laissai bercer par la musique techno lancinante qui tournoyait dans ma tête. À mon réveil, il faisait déjà nuit et froid. Je retrouvai Nikolaï accompagné de la serveuse et des deux étudiantes au sein d’un groupe d’une dizaine de personnes, dans l’un des deux grands salons à l’intérieur de la maison. Ils formaient un grand cercle devant une immense cheminée garnie de grosses buches qui crachaient en crépitant des flammes impressionnantes. Ils jouaient tous à un jeu de cartes qui avait l’air de les passionner. J’arrivai lorsque l’un d’eux venait apparemment de perdre se retrouvant ainsi au milieu des cris d’exaltation et de surprise des autres joueurs. Nikolaï fut le premier à m’apercevoir, il se leva pour venir me donner l’accolade et m’inviter à m’assoir entre lui et Michelle. L’ambiance était chaleureuse, la plupart des prostituées se trouaient dans l’autre salon, seulement deux d’entre elles accompagnaient deux des joueurs, des hommes jeunes et élégants. Pour ma part, ça allait mieux, cette grosse sieste m’avait permis d’abaisser mon niveau d’alcoolémie et de me reposer, je restais juste un peu vaseux. Dès les premiers mots que j’échangeais avec elle, je me rendis compte que Michelle avait suivi le parcours inverse et se retrouvait maintenant bien enivrée. Elle avalait à un rythme soutenu de petits shoots de vodka que lui resservait au fur et à mesure une des employées de cet « établissement ». Cette dernière en profita pour me demander ce que je désirais et je commandai un Perier avec du citron pour me nettoyer un peu l’estomac et la cervelle à la fois. La serveuse me demanda si je voulais tout mettre sur mon compte, le Perrier et les vodkas. Jusque-là je n’avais rien payé, la question me surprit et ne sachant quoi répondre, j’acceptai. Michelle me parut encore plus belle que la dernière fois. Pas tant pour les vêtements qu’elle portait, un pull moulant à col roulé mettant pourtant en valeur sa petite poitrine, mais ce furent surtout les gestes nonchalants, liés à son ébriété, des mouvements avec les charmes de ceux d’un chat, sa façon de plaisanter et de me caresser le bras ou la joue, cette apparence de douceur absolue. Oui, c’est cela qui me troublait le plus, sa féline féminité.
Je ne participai pas au jeu de cartes. Comprendre les règles, dans l’état dans lequel je me trouvais, me paraissait un exercice cérébral trop pénible. Je préférai discuter avec Michelle pendant qu’elle jouait. Elle me montrait ses cartes et cela suffisait pour me sentir de la partie.
100
[1] Ville de la banlieue bordelaise située au sud de la ville où se trouvent les facultés scientifiques de l’université.
Annotations