chapitre 15-2
Plus tard, je me levai pour chercher les toilettes. Je traversai l’autre salon dans lequel le nombre de prostituées et de clients avait sensiblement augmenté au fur et à mesure qu’avançait la soirée. Quelques-uns d’entre eux dansaient dans un espace dont on avait poussé les fauteuils. Un DJ préparait ses platines dans le fond de la pièce, je compris que la soirée commençait à peine. J’arrivai dans une immense cuisine entièrement constituée de mobilier en acier inoxydable qui couvrait aussi une grande partie des murs. Une longue table de travail en ilot prenait presque toute la largeur au centre de la pièce. Quatre hommes élégamment vêtus y étaient accoudés pour prendre un verre en dégustant des tapas. Ils discutaient calmement de la relation politique entre le maire de Bordeaux et le préfet de région, me sembla-t-il. Répondant à ma demande, l’un d’eux m’indiqua les toilettes : « Le couloir, la porte du fond ». Il insista : « Celle du fond, pas celle de gauche sinon vous risqueriez d’être surpris ! ». À cette phrase, ses amis furent pris d’un rire moqueur. Je pense qu’ils me parlaient comme à quelqu’un de visiblement alcoolisé. Cela me vexa et je poursuivis, sans dire merci, vers le couloir et les toilettes. Lorsque j’en ressortais, soulagé, je me souvins de la recommandation. Cela aiguisa ma curiosité et par esprit de rébellion alcoolique, j’ouvris la porte déconseillée. Elle donnait sur un escalier d’où provenait de la musique. Je descendis les marches, fasciné par le rouge de l’ensemble de la décoration : les murs, la moquette, le plafond et la lumière. Seules les mains courantes contrastaient de leur métal doré. Le tout relevait d’un gout plutôt étrange. Avant le bas de l’escalier, je croisai un homme transpirant, la chemise blanche débraillée laissant voir tout son torse, portant sa veste de costume d’une main. Arrivé en bas, je m’arrêtai net et ne fis pas un pas de plus. Bouche bée, je regardais cette immense pièce, une cave semi-enterrée, où se déroulait une sorte d’orgie comme je n’en avais jamais imaginé, ma culture du porno étant très limitée. Dans un grand jacuzzi, trois couples échangeaient leur plaisir, les bouches des trois femmes passant d’un sexe à l’autre. Sur de larges canapés, des ébats se déroulaient dans toutes les positions. Une dizaine de couples dont les partenaires passaient sans hésiter des uns aux autres. En temps normal, ma pudeur m’aurait fait fuir le lieu immédiatement. Mais la fatigue et l’alcool me rendirent moins sensible, plus passif, comme si j’observais sans être là. Je voyais ces corps prendre leur plaisir lascif, je ressentais la sensualité et l’oubli dans lesquels se trouvaient tous ces couples. Je supposais la plupart des femmes être des prostituées, mais elles ne montraient pas cette froideur et le détachement qui caractérisaient, du moins tel que je l’imaginais jusque-là, le professionnalisme de leur activité. Non, tous semblaient s’enfiévrer et profiter pleinement de ce moment de luxure. Finalement, peut-être que le professionnalisme consistait-il justement à se laisser aller de la façon la plus naturelle possible ? Après quelques instants, durant lesquels je me maintenais spectateur debout devant l’escalier, une femme en petite culotte vint vers moi et me tendit la main pour m’inviter à la suivre et à participer. Je lui fis non de la tête. Elle s’approcha, se frotta sensuellement contre moi et me prit par le bras, comme cela, sans rien dire. Elle m’entraina jusqu’à un canapé sur lequel un couple prenait déjà la moitié de la place. Nous voyant, ils se poussèrent légèrement pour nous y inviter. Au moment où je m’assis, je fus pris d’un étourdissement, comme d’une peur soudaine, un accès de timidité ou de lucidité morale. Je me relevai tout de suite et m’éloignait en accélérant le pas, sans rien dire ni me retourner.
Je remontai les escaliers, passablement perturbé, et retraversai la cuisine. Rejoignant Nikolaï et les filles au salon, ma décision était déjà prise.
― Nikolaï, je dois partir. Je vais appeler un taxi ne t’inquiète pas. Michelle, si tu veux rentrer, tu peux en profiter, si tu veux…
Nikolaï me regarda à peine surpris et comprit de suite qu’il serait inutile, voire désagréable pour moi, d’insister pour que je reste. Il me salua :
― J’espère que la petite fête t’as plu, mais peu importe si ce n’est pas, au moins cela t’aura fait découvrir des lieux et des ambiances nouvelles, dit-il certain que je ne les connaissais pas.
J’approuvai d’un hochement de tête.
Michelle décida de rentrer elle aussi. Après un échange dans l’oreille de son amie, elle me dit qu’elle allait partir seule avec moi et que son amie s’en irait en même temps que la serveuse du restaurant. J’appelai un taxi puis, accompagné de Michelle, nous traversâmes les jardins magnifiquement éclairés, décorés de jets d’eau et d’œuvres d’art de bon gout. Devant la lourde porte métallique de l’entrée de la propriété, un garde appela au talkiewalkie pour confirmer l’autorisation d’ouvrir la porte.
― Désolé, mais on me dit que je ne peux pas vous ouvrir, car vous n’avez pas réglé l’addition.
Surpris, j’avais effectivement oublié le Perrier et la vodka. Je dis à Michelle de m’attendre et me dirigeai en trottinant vers la maison, mais après avoir trébuché, être tombé en avant et m’être râper les mains sur le gravier, je finis en marchant. Une serveuse m’attendait avec la note et l’appareil pour la carte bleue. Je lui expliquai que j’allais régler en liquide, mais quelle ne fut pas ma surprise lorsque je lus l’addition ! Un froid me traversa, je ne savais comment réagir. D’une part trois-mille-huit-cents euros représentaient pour moi une très grosse somme, et d’autre part je ne comprenais pas ce qu’on me facturait. La serveuse sans rechigner, me l’expliqua calmement. En plus des vodkas à 30 euros, le shoot et du Perrier luxueux à 20 euros, il y avait une bouteille de champagne et une de whisky que, selon elle, j’avais commandées avant de m’endormir au bord de la piscine. L’alcool aidant, je ne me souvenais plus de rien de ce moment-là. Je payai donc par carte bleue, déchiré par le remords.
Je revins penaud vers le portail. Michelle m’attendait, elle remarqua de suite mon visage.
― Quelque chose ne va pas ? me demanda-t-elle visiblement inquiète.
― Non, pourquoi ? Tout va bien.
― Eh bien pourtant, vous en faites une tête ! Et tout ce sang, que s’est-il passé ? s’écria-t-elle en me montrant le sang qui tachait ma chemise.
― Non, rien, je suis tombé et je me suis essuyé les mains sans faire attention, balbutiai-je.
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