chapitre 18 Confidence pour confidence...

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Dès le lundi, nous commençâmes à implémenter le réseau neuronal sur le calculateur. Parallèlement, débuta la récupération des informations de type encyclopédique, trouvées sur des serveurs comme Wikipédia. Elles commencèrent à s’accumuler à une vitesse astronomique sur le serveur de données. Nous préparions là les réserves d’aliments dont nous nourririons Babette un peu plus tard. Les premiers tests sur les neurones furent très encourageants : les processeurs étaient rapides et supportaient parfaitement la puissance de calcul demandée. À la fin de la semaine suivante, nous nous préparerions à implémenter les sous-couches neuronales profondes en lien avec la partie quantique du calculateur. Il ne restait alors plus un weekend avant que l’architecture soit complète.

Dès le lundi matin, Diane était arrivée au bureau à dix heures tapantes. J’avais commis une imprudence en lui donnant rendez-vous à cette heure-là : tout le monde s’était rendu compte de son étrange présence dans mon bureau. Il nous fallait définir une stratégie pour contrer la curiosité générale qui finirait inévitablement par comprendre qu’il y avait là quelque chose d’anormal. D’un autre côté, nous pensions qu’il n’était pas astucieux et trop difficile d’essayer de la cacher du regard des autres. Comme le disait ce proverbe japonais du quatorzième siècle, « la meilleure façon de cacher, c’est de mettre en évidence pour ne pas susciter l’intérêt des regards. »

Nous décidâmes d’une stratégie : elle ferait partie du laboratoire, « partie des meubles ». Je la présentai donc comme une nièce qui revenait de New York. Une écrivaine qui désirait observer mon activité professionnelle et le fonctionnement d’un laboratoire pour son prochain roman. Son allure bizarre pouvait coller avec un métier artistique, son caractère avec celui d’un écrivain. Je demandai l’autorisation de sa présence à Darley, qui apparemment s’en moquait, et donna directement son accord sans rien demander. J’eus même l’idée d’obtenir une carte magnétique de stagiaire qui lui permettrait d’accéder aux deux étages, le mien et celui de la maintenance.

Elle devait pour l’instant prendre la mesure de la tâche. Elle nous observa donc lors de l’implémentation du réseau de neurones (1) dans le serveur. À la fin de la semaine, elle commença à nous proposer un premier protocole randomisé pour récupérer et ordonner les données externes dans le serveur. Nous décidâmes que cette gestion des données correspondrait à sa première participation au projet, une tache rébarbative pour nous, mais qui lui conviendrait parfaitement pour un premier essai.

J’étais satisfait de l’avancée du programme, mais rongé intérieurement par des doutes grandissants. Depuis le weekend avec Michelle, me hantait l’impression de danger que constituait l’association avec Nikolaï. J’imaginais le pire et plus j’y pensais, plus cette situation me paraissait trouver des possibilités d’évolutions catastrophiques. Je me creusais la tête en permanence, du moins dès que je trouvais un instant de libre, pour savoir ce que je pourrais bien faire pour me séparer de lui. Je me voyais parfois carrément en prison, condamné pour être mêlé à des transactions financières douteuses, des actes de corruption, ou de l’espionnage industriel international. Je fantasmais tous les scénarios comme si je devais écrire un thriller. Et l’histoire finissait toujours mal pour moi !

Peut-être s’en prendrait-on à ma famille, ou même, la presse me dénoncerait publiquement. Je me mettais parfois dans un tel état émotionnel que j’en éprouvais des symptômes physiques : j’en transpirais, et la peur qui me submergeait m’obligeait jusqu’à parfois me soulager aux toilettes. Alors, j’essayais de m’abrutir dans le travail. Je travaillais jour et nuit, et sachant que le sommeil ne viendrait pas ou que j’en serais quitte pour me réveiller dans un cauchemar, je reculais toujours le plus possible le moment de me coucher. Tout cela semblait ridicule, mais j’avais beau me dire qu’il s’agissait seulement de mon imagination, que tout pouvait finalement très bien se passer, mon inspiration négative me ramenait toujours vers une nouvelle idée sombre pour me faire flipper.

À la fin de la semaine, je décidai même de ne plus affronter les questions de Michelle, et je lui donnai le prétexte de l’excès de travail pour justifier qu’il devenait plus pratique de rentrer plus souvent chez moi que chez elle. Je ne voulais plus qu’elle me voie avec les cernes liés au stress et au manque de sommeil. J’avais horreur de ces cernes, et je me convainquis qu’ils me rendraient trop laid à ses yeux de jeune fille. Je ne voulais pas lui parler non plus de mes doutes car j’avais besoin qu’elle continue de m’appuyer. Je n’avais personne à qui me confier, et mes idées les plus noires pouvaient librement continuer à tourner en boucle dans ma tête. Peu à peu, l’angoisse me rongeait et envahissait toutes mes pensées. Je n’arrivais plus à gérer le stress que je générais tout seul, et que je cachais au fond de moi.

À ce rythme, le travail progressa très vite au début, et Nicolas était impressionné par l’énergie et le temps que j’y dédiais. Mais peu à peu, la fatigue, la tension permanente, les idées qui sans cesse revenaient à la surface entrainèrent des erreurs de plus en plus fréquentes et, par conséquent, de plus en plus de perte de temps. J’avais l’impression d’être un roseau qui pliait chaque jour davantage en s’approchant du point de rupture.

Diane s’aperçut que quelque chose n’allait pas. Elle n’était là que depuis quelques semaines, mais elle notait déjà le changement de mon attitude depuis son arrivée. Un vendredi soir, nous terminâmes plus tôt que prévu les tâches planifiées ce jour-là. Vers minuit, elle ouvrit la fenêtre du laboratoire et alluma une cigarette. Elle commença à fumer, accoudée au rebord, la tête tournée vers moi. Je m’affairais fébrilement, pour volontairement perdre mon temps, pour essayer de me trouver quelque chose à faire sur l’ordinateur pour m’occuper l’esprit. Elle entama la conversation, à sa façon, pour la première fois depuis que nous nous connaissions.

― C’est quoi ton problème ?

― Quoi ? Oh rien, j’essaie de planifier un peu les tâches de la semaine prochaine.

― Non, c’est « toi », qui as un problème.

Je m’arrêtai pour la regarder et essayer de comprendre sa question. Elle restait accoudée à la fenêtre, le regard pointé vers moi. La voyant penchée en avant, je ne pus empêcher l’image de ses seins que j’avais entraperçus lors de notre première rencontre d’envahir mes pensées. Elle me regardait fixement, attendant patiemment une réponse qui ne venait pas.

― De quel problème veux-tu parler ?

― Celui qui est en train de te rendre malade.

― Ah, ça ! Ok. Non, ce n’est rien, des petits soucis personnels, lui affirmai-je en prenant l’air le plus détaché possible et retournant à mon clavier.

― Arrête, suggéra-t-elle doucement, mais d’un ton désapprobateur. Tu as besoin de parler. L’avantage avec moi, c’est que je ne connais rien ni personne de ta vie, et que je suis par nature muette comme une tombe. J’en ai tellement d’autres à garder, des secrets…

― Oui, mais là, ce n’est pas le moment, je suis occupé.

― Tu ne pourras pas tenir longtemps comme cela. Tu commences à faire des erreurs, trop d’erreurs. Tes préoccupations vont à l’encontre de ton propre projet. Une partie de toi lutte contre l’autre. Ce n’est pas bon, non, pas bon du tout, l’ami, affirma-t-elle en jetant la moitié de la cigarette qui lui restait.

J’hésitais un instant, puis je me rendis à l’évidence : si je ne parlais à personne, j’allais tourner fou. Finalement, elle se présentait comme la seule qui m’en offrait la possibilité. Je sentais qu’elle garderait le secret. Mais un doute, tout autant lié à la paranoïa qui avait envahi mon esprit maladif qu’à un sain raisonnement, m’empêchait encore de tout lui raconter : elle était au départ l’amie de Nicolas et, s’il y en avait bien un qui ne devait pas connaitre mes pensées, à part Nikolaï, c’était bien lui.

― Si je te parle, comment être sûr que tu ne diras rien à Nicolas ? Qu’est-ce qui peut me le garantir ?

― Rien, affirma-t-elle, laconique.

― Oui rien, et rien de ce que je pourrais te dire non plus pour t’en convaincre. Alors, comment je peux te faire confiance ?

― Je ne sais pas. Mais si c’est personnel, il n’y a peut-être pas de quoi en faire un drame sécuritaire.

― Eh bien, en fait, c’est personnel mais cela pourra aussi aller au-delà. Cela touche le projet. Il faut que tu comprennes que faisant partie de cette équipe, il te faudra peut-être un jour choisir ton camp. Il n’y en a que deux, le mien et celui de Nicolas et Nikolaï. J’aimerais bien te considérer comme une alliée, quelqu’un qui ne me trahira pas le moment venu.

Sa proposition de me confier à elle m’avait ouvert les yeux. Il me fallait quelqu’un de mon côté au sein de l’équipe. Pour de simples états d’âme, j’avais Michelle et besoin de personne d’autre. Mais s’il me fallait un soutien aussi dans l’équipe, c’est parce que j’étais seul à la merci des manipulations de Nicolas ou des pressions possibles de Nikolaï. Je ne saurais dire pourquoi, mais je sentis que je pouvais trouver en la personne de Diane, le renfort dont j’avais besoin. Et en l’état psychologique dans lequel je me trouvais, désespéré par ma situation, stressé, désemparé, sans solution avec une paranoïa qui se rajoutait à la dépression croissante, Diane m’apparut soudain comme l’ultime bouée de sauvetage qui pourrait m’éviter de finir de sombrer. Subitement, je pris conscience qu’il me la fallait à la fois comme alliée dans l’équipe et comme amie au niveau personnel. Peut-être ai-je cherché à remplacer mon ancien collègue et ami Mateo jongleur, peut-être me manquait-il beaucoup lui aussi ?

Je me lançai alors dans la présentation de ce que j’attendais d’elle. Était-ce la maladresse de mes explications, ma timidité envers elle, la confusion dans laquelle je me montrais qui l’attendrit davantage et pourquoi elle accepta aussi rapidement cette position qui ne correspondait pourtant pas à une relation de travail qui débutait à peine ? Mais Diane était si peu conventionnelle et la situation si étrange, que les choses se firent ainsi, de façon aussi irrationnelle de ma part que le fut sa propre réaction. Je concluais donc mon explication de ce que j’attendais d’elle :

― Voilà, tu connais ma position. Je vais peut-être un peu vite, mais j’ai besoin d’une vraie confiance et d’une grande loyauté de ta part. Et la seule chose qui me fait douter, c’est que ce soit Nicolas qui t’ait présentée. Comment pourrait-on faire pour que je puisse t’accorder une totale confiance, comme à une amie ?

Elle me regardait, son visage adouci par l’empathie pour ma pénible situation qui transpirait par tous mes pores. Je pense qu’à ce moment, je lui faisais plus pitié qu’autre chose.

― Je ne dirai rien, je te le promets, et je tiens toujours parole. Tu veux que je te le prouve, c’est ça ?

― Heu, oui, dis-je, intrigué par sa réaction, pourtant aussi étrange que d’habitude.

― Elle se redressa, debout devant moi, et retira son teeshirt en me regardant droit dans les yeux.

― Mais arrête, qu’est-ce que tu fais ? bégayai-je surpris et pris d’un accès de pudeur devant sa poitrine nue.

Elle se mit à rire devant ma gêne et ma soudaine timidité. Puis elle se retourna. Son dos était marqué par de nombreuses cicatrices circulaires de brulures, de deux ou trois centimètres chacune. C’était très impressionnant.

― Que t’est-il arrivé ? Pourquoi me montres-tu ça ?

― Tu me l’as demandé, dit-elle en rajustant son teeshirt.

― Moi ? Mais non…

― Tu voulais une preuve. On m’a torturée à la cigarette pour que je dévoile un secret. Et je n’ai rien lâché, jusqu’à m’évanouir de douleur.

― Ok, je comprends, murmurai-je impressionné. Quel monde de sauvages ! furent les seules paroles qui me vinrent, dérisoires face à cette horreur. Comment… Que… Qui t’a fait ça ?

― Peu importe. Ce n’est pas la peine d’entrer dans les détails. Je te le dis, je garderai ton secret. Alors si tu veux parler, fais-le.

J’étais complètement déstabilisé. Je réfléchis quelques secondes et décidai de lui expliquer le problème. Cela prit un moment, car j’estimais qu’il me fallait d’abord éclaircir que toute ma vie j’avais été quelqu’un de tranquille, de droit, et sans aucun problème avec la légalité. Finalement, qu’elle comprenne ce que pouvait représenter pour moi le problème de la relation avec quelqu’un tel que Nikolaï. Je dus aussi raconter tout ce qui faisait de lui le monstre dangereux qui hantait mes angoisses jour et nuit. Finalement, je racontai pratiquement toute l’histoire depuis le début de ce projet.

― Je te protègerai, conclut-elle.

― Ah bon ? Ben, en fait, ce n’est pas vraiment la réponse que j’attendais !

― Pourquoi ?

― Eh bien, j’ai surtout besoin de me sortir tout ça de la tête, rien de plus. Le plus gros problème ce n’est pas la situation elle-même, c’est ce que j’imagine en permanence. Je n’arrête pas d’y penser, tu comprends, ça m’empêche de dormir et même de travailler.

― Oui, j’ai compris. Mais si tu te sens protégé, cela devrait aller mieux, non ?

― Eh bien, protégé…Heu…Comment pourrais-tu me protéger ? questionnai-je naïvement, ne sachant une fois de plus comment réagir face à elle.

― J’en ai les moyens. J’ai un réseau de hackers qui me soutiendrait au moindre claquement de doigts. Ils sont comme des fans, tu vois, et la plupart d’entre eux me doit de gros services. Ce sont des gens qui peuvent être extrêmement dangereux. Et ensemble, ils peuvent pulvériser n’importe qui. Alors ton Nikolaï, s’il te fait des ennuis, tu me le dis et on s’occupe de lui.

Elle paraissait tout à coup tellement déterminée, tellement sure d’elle et de sa force que, malgré son excentricité, elle finit par me rassurer. Cette femme avait décidément une énergie profondément ancrée en elle, une grande puissance ! Comme faite d’un métal froid et extrêmement résistant. Oui, c’est cela, elle était comme une superbe épée d’acier trempé ciselée, à la fois dure, froide, dangereuse et pourtant avec un côté si sensuel… Voir sa poitrine, une seconde fois, ne pouvait pas me laisser indifférent non plus. Peut-être l’avait-elle fait exprès ? Je n’en sais rien. Un mélange d’impressions étranges, si différentes les unes des autres, m’envahissaient. Elle était tellement hors du commun que ses réactions demeuraient imperméables à mon analyse. Je suis un homme avec ses faiblesses mâles et elle avait un corps magnifique. Mais nous n’avions rien de commun. Pas plus physiquement que dans ce que nous étions. Tout se mélangeait dans ma tête, les pensées les plus sombres résistaient à celles qui reprenaient espoir, le tout avec quelques images teintées d’érotisme. Je ne savais plus où j’en étais ni quoi penser. Tout ça finit par se résumer en une seule question, lourdement chargée de sens :

― Pourquoi ferais-tu cela pour moi ?

― Parce que tu me plais, affirma-t-elle du haut de sa trop grande franchise habituelle.

― Je te plais ? Écoute, je ne sais pas où ça va là, mais nous sommes dans une relation de travail. Ce genre de…

― Alors, ne pose pas la question, coupa-t-elle, surtout si tu n’aimes pas la réponse, celle que justement tu espères. J’ai vu ton regard le premier jour. Je sais que je te plais aussi. Mais on peut faire comme si ce n’était pas le cas. Je m’en fous. Je ne suis pas habituée à prendre ce qui me plait. Au contraire, j’ai appris à prendre plaisir à la frustration !

Elle finit sa phrase par un éclat de rire sincère. Cette sorte d’autodérision permanente était aussi une façon de se protéger, une armure, je le savais. Mais elle était si belle quand son sombre regard bleu s’illuminait en un instant par la joie de son rire de cristal.

― Merci, lui dis-je timidement.

― De rien, dit-elle en riant de nouveau, comme à chaque fois qu’elle apercevait ma timidité. Ça va mieux ?

― Oui, je crois. Ça m’a fait du bien de parler avec toi, j’espère que cela m’aura remis les idées en place.

― Pour tout ce qu’on s’est dit, ne t’inquiète pas : non seulement cela restera entre nous, mais en plus on fera comme si cela n’avait jamais eu lieu. Cela évitera les situations embarrassantes, compris ?

― Oui… Merci encore pour ça aussi.

Durant ces quelques dizaines de minutes de discussion, s’était nouée une relation forte. Longtemps, j’en avais imaginé une ainsi avec quelqu’un. Je crois même l’avoir espérée, quelque part attendue. J’avais l’impression de trouver enfin la nécessaire complicité fraternelle, celle de frère et sœur qui étaient prêts à tout l’un pour l’autre. Elle me rassurait sans que je m’explique vraiment pourquoi. J’ai sentis sa sincérité directement et sa loyauté envers moi comme chez personne d’autre. Cela me redonna l’énergie qui me permit de surmonter mes doutes et de sortir du cercle vicieux de l’angoisse. Libéré, je pouvais enfin retrouver un comportement normal.

(1) Chaque neurone est en réalité un petit programme qui calcule une valeur en fonction des valeurs des neurones auxquels il est connecté.

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