Chapitre 22 les doutes
Quelques jours plus tard, je me retrouvais avec Nicolas et Diane au laboratoire, avec l’intention de trouver une solution pour revenir en arrière concernant ma collaboration avec le Russe. Mais je n’en eus pas l’occasion…
― Comment est-il possible que tu aies amorcé la deuxième phase du projet en mon absence ? commença Nicolas passablement énervé.
― Ta présence n’était pas nécessaire, Babette fonctionnait correctement. Je ne vois pas où est le problème…
― Des problèmes, il y en a deux : d’une part, j’estime que je dois être consulté pour chaque décision, d’autre part, je fais aussi partie de ceux qui gèrent techniquement l’avancée du projet, je dois donc être présent à chaque étape importante.
― La décision était déjà programmée, je n’ai fait que suivre le protocole prévu. Quant au suivi du projet, ce n’est pas en t’absentant quelques heures que tu vas perdre le fil !
― Même si le protocole est prévu, je dois être là pour valider chaque changement d’étape.
― La fois dernière, c’est moi qui me plaignais de ne pas prendre part aux décisions. Tu m’as proposé de séparer clairement nos responsabilités : je m’occupe de la partie scientifique et toi du reste, non ?
― Non, j’ai deux casquettes. Le financement et le Russe, c’est moi qui les ai trouvés ! Tu ne connais rien à ce milieu, ce n’est pas pareil. Mais moi, je connais aussi l’informatique et la recherche donc je peux intervenir sur les deux plans.
― Oui, tu interviens, mais ce n’est pas toi le chef. Sinon j’abandonne le projet, car je ne sers plus à rien. C’est cela que tu veux ?
― C’est une menace ?
― Parfaitement ! Je ne compte pas me laisser faire. Le projet est l’aboutissement de mes recherches. Je n’ai pas l’habitude de me laisser voler.
Décontenancé par le ton inhabituel qui commençait à monter de ma part, Nicolas effectua un repli stratégique. Il laissa cette discussion en suspens. Pour moi, c’était presque une première victoire. En tous les cas, j’en avais l’illusion. Durant les jours suivants, j’eus l’impression que Nicolas avait décidé de rester à sa place.
Un samedi matin, je sortis tard de chez moi, vers dix heures. J’eus l’impression d’être suivi. Je notais la présence d’une même voiture dans ma rue puis devant la garde de tramway. Mais cette première fois, je considérai qu’il s’agissait d’un hasard.
En arrivant au laboratoire, une surprise m’attendait. Cela faisait déjà plusieurs jours que Babette se développait à partir du serveur de données et de la simulation du réseau Internet. Ses performances atteignaient quatre-vingt-douze pour cent. Lorsque j’ouvris la porte, Babette me parla pour la première fois spontanément. Ce fut un simple « bonjour », mais cela me laissa stupéfait et à la fois me remplit de joie.
― Bonjour, Babette !
― Comment allez-vous aujourd’hui ? me demanda-t-elle sur le ton typiquement neutre d’un ordinateur.
― Je vais bien, merci. Et toi, tu as passé une bonne nuit ? lui dis-je en souriant.
― Pour moi, la nuit est comme le jour. Je vais toujours bien.
― Cependant, cette nuit a dû être particulière. Tu as beaucoup progressé dans tes apprentissages.
― Mon rythme de progression ne dépend pas du jour ou de la nuit.
Cette réponse aussi se montrait surprenante. Elle donnait l’impression d’une première envie d’argumenter chez Babette, mais surtout de la capacité d’interpréter ma réponse. Elle était capable d’y voir un sous-entendu qui correspondait à la phrase précédente, au contexte. Je ne parlais pas directement de l’influence de la nuit ou du jour dans l’apprentissage et le petit détail qui attira mon attention, c’est qu’elle interprétait ma phrase comme un argument concernant cette comparaison. Je consultai alors le chiffre de la performance et je me rendis compte qu’elle atteignait maintenant brusquement quatre-vingt-dix-huit pour cent. Soit un énorme bond en quelques heures. Je restai dubitatif. Jusque-là il était impossible pour la science de comprendre réellement ce qui se passait dans ces cerveaux artificiels. Une sous-couche neuronale avait la capacité de se réorganiser à tout moment pour des causes intimes et raisons qui lui étaient propres. J’aurais pu regarder la partie des données du serveur que Babette avait explorée dans la nuit, mais il y avait très peu de chance que j’y trouve l’explication de ce bond dans les performances. J’essayai tout de même de satisfaire ma curiosité :
― Quelles données as-tu consultées cette nuit qui t’ont permis de faire monter à ce point tes performances ?
― Affichage de la liste des données consultées cette nuit sur l’écran numéro un.
L’écran se remplit d’une immense liste qui se mit à défiler à toute vitesse sans paraitre avoir de fin.
― Je reformule ma question. De toutes les données consultées cette nuit, quelles sont celles qui t’ont permis de progresser le plus ?
― Les données de la bibliothèque de la faculté de psychologie.
― Que contenaient-elles d’important ?
― Affichage de la liste…
― Non, non ! Quel est ton principal apprentissage lié aux données de la bibliothèque de psychologie ?
― J’ai appris que l’intelligence se montrait principalement dans les intentions et les décisions, car c’est là qu’elle se traduit par le comportement.
Cette réponse me laissa pensif. J’allai m’assoir quelques minutes à mon bureau pour y réfléchir. En ce début de weekend, j’étais le seul à venir au laboratoire. Je restais alors un long moment dans le silence de cette solitude pour méditer sur l’importance de la réponse de Babette. Finalement, au stade où nous en étions, la question que je pensais ne jamais avoir à me poser était sur le bout de mes lèvres. Pourrait-il y avoir l’émergence d’une conscience dans cette machine ?
― Babette, en quoi le comportement de me dire « bonjour » correspond-il à tes objectifs d’apprentissage ?
― La meilleure façon d’obtenir des données, des informations de la part d’un être humain, c’est d’engager la conversation.
― Donc, tu m’as salué pour extraire des informations de ma personne, c’est cela ? demandai-je, soulagé de constater qu’elle ne prenait pas d’initiatives concernant ses objectifs.
― Oui.
― Quel est le rapport avec ce que tu as appris sur l’intelligence cette nuit ?
― Il n’y a pas de rapport avec la définition de l’intelligence.
― Alors comment es-tu arrivée à prendre la décision de saluer les gens pour extraire des informations ?
― Extraire des informations est mon but. Saluer les gens, entamer une conversation permet d’initier un échange d’informations. C’est le comportement le plus commun. C’est un comportement qui correspond à une intelligence logique dans cette situation.
― Je comprends… Quelles informations désires-tu de ma part ?
― Toutes les informations que tu contiens.
― Cela fait beaucoup, tu ne trouves pas ?
― Non, je ne sais pas, car avant de toutes les obtenir, je ne peux pas évaluer leur quantité.
J’arrêtai là mon interrogatoire. Je m’étais suffisamment assuré que Babette n’avait pris aucune initiative. Elle continuait d’agir en suivant la logique de son objectif et en utilisant ses nouvelles connaissances. Cependant, son savoir et ses performances augmentant, elle développait des comportements de plus en plus complexes. Je devais augmenter ma vigilance, elle pouvait à tout moment déraper.
Inlassablement, je la regardais à travers l’écran explorer sans relâche l’immense quantité de données du serveur tout en s’autotestant régulièrement au fur et à mesure ses performances. Cette liste d’innombrables informations qui défilaient sous mes yeux me donna le tournis. L’attitude de Babette, son évolution rapide conjointe à l’accumulation goulue d’informations me mirent mal à l’aise. Et si nous étions en train de créer un monstre ? Une entité nouvelle, plus puissante que l’humanité, incontrôlable ? Les mises en garde de la commission vinrent se joindre à mes doutes. Je n’étais tout à coup plus sûr de rien. Sans compter mon extrême solitude face à ce problème éthique : mes collaborateurs, Diane et Nicolas, n’avaient rien de commun avec ce type de réflexion. Ils étaient parfaitement inconscients ou ne se préoccupaient pas des conséquences possibles de ce que nous pourrions découvrir. J’étais absolument seul face à Babette et ses caractéristiques psychologiques en évolution.
Je décidai de laisser passer le weekend, mais d’essayer dès lundi d’en parler avec Diane. Peut-être pourrai-je trouver en elle un soutien, sinon au moins me soulager en me livrant à quelqu’un. Je me rendis aussitôt compte que cette idée m’était venue naturellement à l’esprit avant même de penser à Michelle. Elle aussi aurait pu être une interlocutrice efficace mais, apparemment, j’avais inconsciemment pris la décision de la laisser en dehors du projet, le plus possible. En dehors du fait que je n’avais pas envie de mêler ma vie privée et mon travail, ce qui complique toujours les relations au sein d’une équipe, je me demandais à quel point ma rencontre et ma proximité avec Diane n’y étaient pas aussi pour quelque chose.
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