Chapitre 23 Le désir et la confusion
Le lundi matin, j’avais laissé un message le soir précédent pour demander à Diane d’arriver en avance au labo. Je voulais être sûr de lui parler seul à seule avant l’arrivée de Nicolas. J’arrivai avant elle et préparai ce que j’avais à lui expliquer. Il fallait d’abord que je lui présente le problème d’éthique le plus clairement possible, pour qu’ensuite j’aie une chance de la convaincre de mettre en place le protocole de sécurité en excluant Nicolas des autorisations d’accès à ce programme. J’avais besoin d’elle. Il fallait qu’elle approuve ma démarche pour que cela me montre que j’avais raison, pour me rassurer sur elle aussi, mais elle était surtout nécessaire pour mettre en place les logiciels sans que Nicolas s’en rende compte ou puisse les détecter par la suite. La situation devenait complexe. Globalement, j’allais construire un programme d’I.A. que je pourrais détruire à tout moment. D’un côté, c’était clairement pour se protéger des possibilités de comportement déviant ou dangereux de l’I.A. et de l’autre autre, cela me protégeait aussi du vol ou de l’appropriation du logiciel par Nicolas pour le compte du Russe. Je n’avais absolument plus confiance en eux. L’I.A. pouvait être dangereuse par elle-même, mais son utilisation, où l’utilisation de certains outils qui la composaient par une personne mal intentionnée pouvait aussi devenir un très gros problème. Ce Russe était donc un danger potentiel, l’éthique exigeait de moi de prendre en compte tous les risques, les risques externes comme ceux intrinsèques à la machine.
Diane arriva au labo une heure avant l’heure normale à laquelle embauchait Nicolas. J’avais largement le temps de tout mettre au point avec elle. Après l’avoir saluée comme il convient un lundi matin, je ne pris pas le temps d’attendre sa réponse, ni même de vraiment la regarder et j’allai directement au but.
― Diane, il faut absolument que j’aborde avec toi un sujet délicat. J’aimerais te parler un peu de l’aspect éthique du projet. Je dois te mettre au courant de…
― L’aspect éthique ? coupa-t-elle. J’ai l’impression que tu vas me prendre la tête, là…
― Mais non, pas du tout, ce n’est pas mon but. C’est juste pour aborder un aspect du projet que tu dois prendre en compte. C’est...
― Ho la la la la ! C’est pour ça que tu m’as convoquée aux aurores ? Franchement, ta morale, ce n’est même pas la peine avec moi. J’en ai vu d’autres ! Nous n’appartenons pas au même monde, on ne pourra jamais se comprendre là-dessus… Si tu commences à m’emmerder avec ça, tu peux être sûr que ça va mal tourner entre nous, alors laisse tomber ! me dit-elle sur un ton très agressif et déjà exaspéré.
Je restai interloqué, pourquoi une telle réaction ? Je me tus quelques instants pour ne pas réagir immédiatement, prenant le temps de l’observer. Cela me sauta aux yeux, elle n’était pas dans son état normal. Je me rendis compte de l’odeur d’alcool qui imprégnait son haleine. Désolé, je m’assis en face d’elle sur la table du bureau.
― Mais qu’est-ce qui t’arrive, putain ? Ce que je fais à l’extérieur ne te regarde pas, on n’est pas mariés, Ok ?
― Mais je n’ai rien dit ! rétorquai-je, je voulais juste te parler du projet, cela n’a rien à voir avec toi ni avec ce que tu fais dans ta vie !
― Bon, alors vas-y, je t’écoute, répondit-elle avec l’air de ne pas me croire.
― C’est bon, ce n’est pas grave, laisse tomber, on verra ça un autre jour.
Elle leva les yeux au ciel, me montrant qu’elle me trouvait ridicule.
― Alors, allons voir Babette, je dois finir ce que j’ai commencé sur le module de hacking.
J’allais accepter, mais au dernier moment une évidence me sauta aux yeux. Elle avait bu et allait intervenir sur l’I.A., sur un module important.
― Écoute, il vaut mieux que tu rentres chez toi, je te donne ta journée. Ça te permettra de te reposer, tu seras en pleine forme demain.
Lorsque je vis l’éclair de violence traverser l’acrier bleu sombre de ses yeux, et son visage se durcir en l’espace d’une seconde, je sus que nous allions vers de gros ennuis. Elle commença à marcher en rond nerveusement dans la pièce.
― Tu penses que je ne vais pas assurer, c’est ça ? Tu veux me le dire, puis tu hésites, finalement tu ne dis rien, mais tu m’envoies me coucher. Franchement, tu penses que je vais le prendre comment, ton petit jeu ?
― Calme-toi. On ne s’est pas compris, je ne voulais pas te parler de toi, mais là, c’est autre chose… Ne mélangeons pas tout… m’emmêlai-je.
― Que je me calme, que je rentre à la maison, coucouche panier, tout ça tout ça… Dans ta petite société de merde, tu te donnes quel niveau d’importance, toi ? Et moi, je suis quoi ? Un chien ?
― Mais arrête ! Ça suffit maintenant ! Je te dis qu’il ne s’agit pas de ça, ma confiance est entière. Je comprends simplement qu’aujourd’hui tu n’es pas en forme pour travailler, c’est tout.
Elle me regarda sans répondre, fixement, froidement, durant quelques longues secondes. Elle me coupait le souffle. Je n’étais pas prêt du tout à affronter une telle situation, à gérer une telle confusion.
― Pourquoi ne dis-tu pas ce que tu ressens directement ? Tu es toujours là, à tourner autour du pot, à ne jamais être franc ni honnête. Toujours à chercher à éviter les conflits, que tout se passe bien, à temporiser, à contourner. Tu ne crois pas que ça te ferait du bien de te lâcher de temps en temps ? grogna-t-elle.
Renonçant à toute opposition, j’acquiesçai en espérant que cette scène allait se terminer grâce à l’absence de réaction d’un des protagonistes.
― Tu es toujours là, à me reluquer, à ne pas me dire ce que tu veux vraiment me dire. C’est toujours la même chose avec toi. Allez, vas-y, dis-le une bonne fois pour toutes ce que tu penses de moi ! « Elle est bien baisable celle-là, mais quand même, je ne vais pas me mettre avec une trainée. Je mérite mieux qu’une branleuse, une pauv ' tache que j’ai ramassée dans un égout d’Internet ». C’est ça que tu penses ? Je ne suis même pas assez bien pour ta queue ? Juste une boniche pour ton projet…
― Mais pas du tout, enfin ! Tu dépasses les bornes, là ! Je t’ai respectée dès le départ, malgré nos différences. C’est toi qui n’arrives pas à t’y faire. Allez, rentre chez toi, on oublie tout ça et on se voit demain, proposai-je d’un ton paternaliste.
Elle s’appuya sur la table des deux mains. L’alcool et la fatigue d’une nuit sans sommeil devaient lui tourner la tête. Je m’approchai pour lui poser la main sur l’épaule de façon à la tranquilliser.
― Je t’assure, ce n’est pas grave, tu es juste fatiguée. Repars te coucher.
Elle secoua son épaule pour en retirer ma main et se redressa face à moi. Elle m’attrapa à deux mains par le col. Et me tira vers son visage.
― Mais enfin, que voulais-tu me dire avec ta morale ? me demanda-t-elle plus calmement.
― Rien, je voulais juste te parler d’éthique par rapport à Babette. Rien sur toi, rien à voir.
― Je ne te crois pas, vas-y, dis-moi ce que tu voulais me dire alors.
― Eh bien, que Babette peut se révéler dangereuse, un risque qui va bien au-delà de ce que la responsabilité d’un scientifique arrive à supporter. Qu’il fallait que nous prenions des mesures, car ce danger pouvait nous dépasser et mettre en jeu le reste de l’humanité ! Nous pourrions être éthiquement responsables d’une catastrophe.
― Et pourquoi m’as-tu fait venir plus tôt pour me dire ça ?
― Parce que je voulais que cela reste entre nous, sans Nicolas.
Elle rapprocha son visage du mien.
― Tu voulais être seul avec moi ? demanda-t-elle plus tendrement.
Je voyais bien ce qu’elle insinuait, je ne voulais pas entrer dans son jeu, mais je n’osais pas non plus la repousser de peur de relancer sa colère. Elle était ivre, c’était trop compliqué à gérer.
― Oui, mais ce n’est pas ce que tu crois. Je voulais juste rester discret. Mais, justement, cela te montre que je te fais confiance.
Elle me regarda le visage maintenant attendri.
― Tu me fais confiance pour quoi faire ? Qu’attends-tu de moi ?
Elle continua à me tenir d’une main par le col pendant que l’autre descendait lentement sur mon torse. Pris dans la confusion générée par cette caresse en forme de promesse, j’hésitai un instant à l’embrasser, à lui dire que j’avais envie d’elle. Mais je me ressaisis.
― Je voulais juste que tu m’aides à implanter des modules de sécurité dans la machine, rien de plus.
Son geste s’arrêta net. Je vis sa colère alcoolisée remonter de nouveau à la surface.
― C’est comme ça que tu me traites ? Tu n’es donc même pas capable d’assumer ton désir sexuel. Même s’il n’y a pas de sentiments, ne me dis pas que je te dégoute, quand même ! Tu me traites comme une merde finalement. Tu fais tout pour que je m’offre à toi, et puis tu me jettes ! C’est la domination qui t’excite, c’est ça ? Tu ne veux pas de moi, juste me donner envie pour rien, en inventant tes histoires !
― Mais non, pas du tout. Je te promets, je voulais juste que tu m’aides.
― Plutôt que me baiser, tu préfères que j’installe des modules de sécurité dans ta putain de machine, mais tu me prends pour qui ? hurla-t-elle.
Elle m’agrippa de nouveau par le col, mais cette fois me tira vers elle pour que ses lèvres atteignent les miennes et s’y collent doucement. Un bref instant je restai la bouche fermée, comme insensible. Quelques longues secondes s’écoulèrent ainsi, lèvres contre lèvres, sans bouger ni l’un ni l’autre. Elle ne voulant pas plus me forcer, et moi dans la ferme intention de ne pas céder au désir. Un désir qui devint vite insupportable. Submergé, je m’abandonnai dans son baiser fougueux et sensuel. Sa langue était chaude, glissante et douce, elle m’emportait dans son envie. Je me laissai serrer dans ses bras, dans la caresse de son corps contre le mien. Passa ainsi une longue minute langoureuse, mais ma mauvaise conscience n’en pouvant plus, je la repoussai finalement. Dans son regard, je vis qu’elle comprenait ma réaction et mes raisons. Le sien se remplit à nouveau de haine et d’alcool.
― Espèce d’enfoiré, je vais tout raconter à Nicolas, tu seras bien dans la merde, là ! Pourquoi tu ne veux pas qu’il soit au courant de ces modules ? se mit-elle à hurler furieusement, totalement déséquilibrée par l’alcool, la frustration et le besoin de vengeance de la femme offensée.
La porte s’ouvrit.
― De quel module s’agit-il ? demanda Nicolas en entrant, l’air effaré, montrant une totale incompréhension de la situation, mais soupçonnant déjà quelque chose de grave le concernant.
*****
La discussion qui s’ensuivit fut plus que houleuse et extrêmement pénible pour moi. Entre la rancœur de Diane et le mécontentement de Nicolas, il fallut que je tente de m’expliquer et de sauver les meubles de l’équipe. Finalement, devant la colère de Nicolas et ne supportant pas l’idée d’être un traitre à ses yeux, je finis par m’excuser et lui révélai une partie de mes doutes, de mes angoisses et de mes peurs pour justifier mon geste et obtenir de sa part des circonstances atténuantes.
Pendant ce temps, Diane avait pris le parti de bouder, assise sur le rebord de la fenêtre en fumant cigarette sur cigarette. Heureusement, le peu de la conversation qu’avait capté Nicolas pouvait lui laisser croire que Diane lui était fidèle et que justement elle s’était opposée à moi. Quand elle s’aperçut que nous étions sur le point de nous réconcilier avec Nicolas autour d’un discours apaisé, elle sauta d’un coup de son perchoir, me poussa méchamment de la main et sortit par la porte en lançant d’une voix cassée et dédaigneuse un « Salut les tapettes, je vais me coucher, à demain ! » Nicolas fit des yeux ronds de surprise qui me demandaient ce qu’il se passait. Je lui expliquai juste qu’elle était alcoolisée.
Je dus ensuite donner la raison de la nécessaire installation des modules de sécurité. Nicolas ne fut pas véritablement sensible aux risques éthiques inhérents à l’expérience scientifique mais il accepta tout de même sans rechigner la mise en place de ces modules, à la condition d’avoir les clés qui lui permettraient d’en garder le contrôle. Il associa ses conditions à une menace pour être bien sûr que je lui obéisse et n’aie plus envie de le trahir :
― Écoute-moi bien, la situation n’est pas du tout celle que tu crois. On va arrêter de jouer, là. À partir de maintenant, tu dois comprendre les véritables règles. Celles que tu as tacitement acceptées quand tu as passé ce traité avec Nikolaï. Tu t’es engagé à un point que tu ne peux même pas imaginer : toi, ton travail, ta vie et même ta famille s’il le faut. Les Russes ne pardonneront rien si tu les trahis. On va se mettre d’accord tous les deux, et c’est surtout pour toi que je le fais. Je ne vais rien dire de ce qui vient de se passer. En échange, tu me devras une totale loyauté. Tu comprends bien, une to-ta-le loyauté ! Si jamais tu essaies de me faire encore un coup à l’envers, je te donnerai à Nikolaï sans aucun remords. Essaie de bien comprendre ça : je te laisserai aux mains des Russes. T’as déjà vu des films, non ? Et bien rappelle-toi le pire de ce genre de film, Ok ? Donc, pour être bien clair : on met les modules de sécurité en place, tu me donnes toutes les clés, et surtout on ne dit absolument rien aux Russes de tout ça. J’espère que je suis bien clair, en particulier pour le risque que tu cours. Tu ne peux ni les trahir, ni abandonner. Tu dois aller jusqu’au bout, pas la peine de tergiverser.
Le ton, le visage, le regard et les arguments de Nicolas me firent froid dans le dos. Il savait autant y faire maintenant pour me terroriser qu’il avait su me rassurer auparavant. Je pris soudainement conscience de la véritable nature de la situation. Même si je m‘en doutais déjà, j‘en restais paralysé d’effroi maintenant qu’elle se révélait clairement à mes yeux.
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