Chapitre 35 La nouvelle Babette

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J’arrivais au laboratoire, il était presque sept heures. Dans la légère brume matinale, le parking demeurait encore vide, mais la voiture de Nicolas était garée à côté de deux énormes quatre-quatre aux vitres teintées, et certainement blindées.

Dans le hall, je croisai un premier homme de l’équipe qui s’attendait visiblement à mon arrivée. Il m’indiqua que tout le monde était au sous-sol dans la partie des serveurs de Nicolas.

A peine arrivé, je compris que Nicolas avait carrément monté une opération commando. Il était accompagné par deux hommes en treillis noir, le gardien de l’entreprise de sécurité de l’université était assis par terre pieds et poings liés, le visage tuméfié. Diane était aux manettes et Nicolas la supervisait. Sans prendre le temps de me saluer, Nicolas m’informa de la situation.

― Tu arrives juste, nous avons presque terminé. Le vigile qui vient prendre la relève de notre ami, dit-il en désignant la victime de l’attaque, arrive à huit heures, nous devons avoir quitté les lieux auparavant. Nous avons lancé Babette sur le réseau, c’était la seule solution. Diane l’a totalement débridée, notre cheval de course est à fond dans la ligne droite ! Elle termine de paramétrer le SX pour qu’il fonctionne dans cette nouvelle configuration et nous quittons les lieux sans laisser de trace. Tout a été nettoyé, il leur sera impossible de comprendre ce qu’il s’est passé avant quelques jours. Ce sera suffisant pour que Babette ait eu une croissance assez grande. Ensuite, on clone à distance son réseau de neurones arrivé à maturité, on l’implémente sur un calculateur en Russie et le tour est joué ! On sort Babette du labo sans déménager les machines ! Ce n’est pas un coup de génie ça !

Il me fallut quelques secondes pour assimiler le tout et reprendre mes esprits.

― Mais tu te rends compte du risque que tu prends en libérant Babette sur Internet ? balbutiai-je à la fois sidéré et avec une colère montante.

Nicolas me regarda surpris puis prit un air faussement compatissant pour me répondre.

― Mon pauvre Bruno, mais tu es vraiment à l’ouest. On n’en est plus aux problèmes d’éthique, philosophiques et théoriques, là ! Redescends sur terre. Je viens de te sauver la vie, et celle de ta famille. Quand Nikolaï sera au courant, le problème sera réglé. Il nous félicitera plutôt que de nous mettre une balle dans la tête, dit-il en accompagnant ses derniers mots de son index qui me percutait le front.

Il se retourna vers Diane, visiblement désolé de voir à quel point j’étais stupide.

― Pourquoi parles-tu de ma famille ? Tu as des nouvelles ?

― Non ? Si j’en parle, tu sais bien pourquoi ! Nikolaï n’aurait surement pas hésité à les liquider, poursuivit-il sans me regarder.

Je me dis alors qu’après tout, je devais ne plus rien en avoir à foutre de la dangerosité de l’I.A. pour les réseaux. Ils l’avaient bien cherché, tous ! Alors, qu’ils fassent ce qu’ils veulent !

Mais mon naturel de chercheur reprit immédiatement le dessus. Envie de connaitre le comportement que l’I.A. avait montré jusque-là. Les serveurs et le calculateur ronronnaient comme jamais, les systèmes de ventilation tournaient au maximum. La réfrigération des processeurs à supraconducteurs continuait, quant à elle, au même rythme, les supraconducteurs ne générant aucune chaleur lors du passage du courant tant qu’ils restaient en dessous de leur température critique, l’augmentation de puissance ne les affectait pas. Je jetai un œil sur Diane. Affairée, elle ne prenait même pas ma présence en compte.

Je me mis devant un écran et commençai à extraire les informations et à en tirer les courbes montrant l’activité de l’I.A.. Babette était entrée à fond dans le Net, elle en tirait plusieurs dizaines de gigaoctets de données par seconde pour les analyser. Sa puissance, devenue si grande, lui donnait la capacité de tout intégrer à la fois, sans classement préalable, sans stratégie de récupération de données. Les réseaux de neurones se modifiaient au fur et à mesure que l’intelligence apprenait, c’est-à-dire de façon exponentielle. Les logiciels d’observation du réseau de neurones que nous avions implantés pour en tirer des conséquences sur l’apprentissage de l’I.A. étaient complètement dépassés, leur capacité d’enregistrement des progrès de Babette complètement saturée. En regardant le début des courbes, je notai que quelques minutes après le lancement sur le réseau, le flux de données s’était inversé : au lieu d’en récupérer, l’I.A. en avait envoyé massivement sur le Net. J’essayai de savoir de quoi il s’agissait :

― Vous avez vu le flux de données au bout de quatre minutes trente de connexion ? demandai-je à la cantonade à Diane et Nicolas.

― Non, répondirent-ils en cœur avec le même ton montrant qu’ils étaient occupés à autre chose, et qu’ils se moquaient royalement de mes remarques.

― Eh bien, il s’est inversé !

― Ah bon, très bien… Diane a terminé, on efface tout et on remballe ! ordonna Nicolas.

A ce moment-là et d’un seul coup se leva le vigile qu’on avait un peu oublié et il fonça dans l’homme de Nicolas qui gardait la porte. Il le percuta dans le ventre, la tête la première. Ils roulèrent ensemble sur le sol en entrainant une petite armoire de livres dans leur chute. L’autre repoussa le vigile avec les pieds, ce qui lui donna le temps de le mettre en joue avec son arme. Mais le vigile déchainé se rejeta dessus malgré ses mains liées. Le coup partit, un coup sec et inéluctable comme la mort. Le vigile s’écroula sous le regard atterré de tout le monde.

― Merde, il est dead, annonça Nicolas deux doigts sur la carotide de la victime.

― Retourne-le, cria l’un des hommes de Nicolas, il va foutre du sang partout !

Nicolas le retourna. Il prit un rouleau de sopalin et le glissa dans la veste du vigil à l’endroit de la blessure.

― Aidez-moi, sinon il va saigner et on ne pourra pas nettoyer.

Je restai pétrifié. Une scène hallucinante. Je n’avais jamais vu de cadavre et pire, tué devant moi. Mais la préoccupation qui consistait à ne rien salir, comme si la mort dans cette histoire n’était que secondaire, décalait totalement mon jugement. Cela m’empêchait de penser, je regardais la scène, médusé, sans savoir comment réagir.

Les deux hommes de Nicolas se précipitèrent et emportèrent le corps dans la salle du fond, une sorte de débarras.

― Putain ! hurla Nicolas, tout était nickel ! Mais qu’est-ce qu’on va faire maintenant, trop de chance de croiser du monde pour le porter jusqu’à la voiture…Quel bordel ! Putain !

― C’est bon Nicolas, on a la solution ici, on l’emballe et on se casse.

Ses hommes avaient trouvé le carton vide d’un réfrigérateur assez grand, monté sur une palette, dans le cagibi. Ils y accommodèrent le corps qui y tenait à peine. Le poids du corps déformait le carton, mais cela suffirait pour donner le change de l’ascenseur jusqu’à la voiture.

Nous quittâmes donc l’université après avoir effacé toutes les traces de notre passage. Personne n’oserait toucher aux machines, trop complexes et, de plus, pièces juridiques d’une enquête pour espionnage international. Cela nous laisserait au moins quelques jours. Même si à tout ça se rajouterait l’enquête de police sur le vigil…

Une demi heure plus tard, nous filions à vive allure sur l’autoroute.

― On va chez moi, on va mettre le corps dans le congélateur en attendant de le faire disparaitre. Prends la sortie douze, ordonna Nicolas au chauffeur du quatre-quatre.

― Mais tu n’habites pas par-là ?

― Oui, on va à ma maison de campagne. Chez moi, c’est trop risqué, ils vont perquisitionner d’ici peu. La maison de campagne n’est pas à mon nom, ils ne la trouveront pas avant un bon moment.

Nous fîmes une demi-heure de route après Saint Jean d’Illac puis Nicolas annonça qu’il fallait prendre le prochain chemin à droite.

― Non, cria-t-il juste après, continue tout droit !

Nous passâmes devant une fourgonnette de gendarmerie garée à l’entrée du chemin.

― Merde, qu’est-ce qu’il se passe ? Ils ne peuvent pas déjà être au courant ! Impossible !

― Peut-être que ce sont simplement des flics qui installent un radar pour la vitesse, suggéra le chauffeur.

― C’est trop risqué, il faut trouver un autre endroit. On n’a qu’à l’enterrer dans la forêt.

Il changea la station de radio pour une chaine d’information en continu. Après quelques minutes, l’actualité nous tomba dessus comme une douche froide.

« Nous apprenons à l’instant qu’une grave affaire d’espionnage touche l’université de Bordeaux. Un chercheur, déjà interdit d’activités de recherches, aurait fourni à des puissances étrangères des informations sensibles sur un projet scientifique d’intelligence artificielle. Il est actuellement recherché ainsi qu’un ingénieur de recherche qui serait son complice. Un plan « épervier » a été déployé en Gironde par la gendarmerie pour le retrouver. Nous écoutons Alain Bedous, envoyé spécial depuis l’université de Bordeaux… Alain, que sait-on sur la gravité de cette affaire qui justifie la mise en place d’un plan épervier ?

― Oui, Marie-Hélène, je suis actuellement sur le parking de l’université, en compagnie du commandant Poudrier de la gendarmerie nationale qui a accepté de répondre à quelques questions.

Commandant, bonjour.

― Bonjour.

― Pourriez-vous expliquer à nos auditeurs la mise en place d’un plan de recherche de personne en fuite sur toute la Gironde, cet individu est-il dangereux ?

― Non, a priori l’individu n’est pas dangereux. Son complice pourrait l’être davantage, mais pas pour la population. Les faits qui leur sont reprochés sont graves, il s’agit d’intelligence avec plusieurs puissances étrangères, vol et trafic de données sensibles. Mais le plan de recherche a été mis en place en raison de la disparition inquiétante du vigile de l’université chargé de garder le laboratoire. Ce père de trois enfants, divorcé depuis peu, est signalé disparu et activement recherché ainsi que ses possibles ravisseurs.

― Vous soupçonnez le chercheur d’avoir un lien avec la disparition du vigile ?

― Oui, tout à fait.

― Avez-vous découvert des traces d’enlèvement ou de meurtre ?

― Non, aucune trace. Cependant, ce qui nous inquiète, c’est que les lieux ont été minutieusement nettoyés pour justement ne laisser aucune trace. Il est donc permis d’imaginer le pire.

― Avez-vous d’autres indices pour l’instant ?

― Je ne peux rien dévoiler de plus sans nuire à la confidentialité nécessaire à l’enquête, les photos des suspects seront diffusées d’ici peu… »

Maintenant interrompue par la publicité, Nicolas coupa l’émission de radio. Le silence se fit très pesant. De mon côté, je sentais que j’avais complètement basculé dans un autre monde, dans une autre vie qui n’aurait jamais dû être la mienne. Le point de non-retour paraissait franchi, aucun autre choix ne s’offrirait à moi. J’acceptai complètement, dès ce moment, ma nouvelle identité. J’étais maintenant mêlé à de sombres affaires criminelles, ma vie était en danger car différentes mafias ou services secrets voudraient me tuer pour se venger ou me kidnapper, et parce que l’état français lui-même, mon ex-employeur et protecteur, devenait mon ennemi. La boule au ventre, je me transformais contre mon gré en un ennemi de l’État !

Nicolas prit directement les décisions sans besoin de consulter personne, tel un professionnel dans les conditions normales de son activité. Diane n’émit aucune objection. Il ne pouvait plus me garder avec lui et me déposerait à une station de tramway. Lui, Diane et ses hommes continueraient vers le centre de Bordeaux où il disait être plus facile de passer inaperçus qu’en rase campagne, et ils se débarrasseraient du cadavre comme ils pourraient. Moi, je devrais attendre dans le petit bar de Talence où nous avions l’habitude de rencontrer Nikolaï. On viendrait m’y chercher plus tard. Il était entendu que j’obéisse sans prendre aucune initiative ni créer de problème si je voulais retrouver ma famille en parfaite santé.

J’objectai une nouvelle fois que s’il ne savait pas où était ma famille, pourquoi en parlait-il de nouveau ? Mais il n’y prêta même pas attention et me dit de suivre ses consignes qui, de surcroit, ne devaient plus être discutées.

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