Chapitre 36 Les Russes reprennent la main...
Ainsi, j’attendis durant des heures au bar du campus. Je tentai vainement de joindre ma famille depuis un téléphone portable que j’avais acheté en passant au petit supermarché en face de la faculté de Sciences. Mes idées tourbillonnaient dans une angoisse croissante. Plus j’y pensais, et plus je me disais que mon seul but étant de retrouver ma famille, il fallait que j’agisse plutôt que rester là à attendre. Le temps n’était pas d’obéir à Nicolas, mais plutôt à la prise d’initiative pour avoir une chance de les retrouver. En y réfléchissant bien, il paraissait évident que ce n’étaient pas les Russes qui l’avaient kidnappée. Nicolas serait au courant car Nikolaï le lui aurait dit pour clairement me mettre la pression. Il ne restait que les Américains ou les Chinois. Si c’étaient les premiers, je pouvais espérer qu’ils agissent dans un certain cadre, un minimum de respect des lois. Si c’étaient les seconds, je pouvais imaginer le pire. De toute façon, aller voir les Chinois revenait à me jeter dans la gueule du loup, je ne comprenais pas ces gens-là et ils me paraissaient très dangereux. Je ne m’imaginais pas pouvoir négocier quoi que ce soit. Les Chinois risquaient tout bonnement de me faire prisonnier, qu’ils aient capturé ma famille ou non. Décidément, le moins risqué était d’aller voir les Américains. S’ils détenaient ma famille, ils me proposeraient des conditions raisonnables de libération, sinon ils me laisseraient repartir. Ou bien je pourrais même négocier leur aide pour les retrouver.
J’appelais un taxi pour me rendre au consulat américain, on verrait bien !
En trois quarts d’heure, je me retrouvai quai des Chartrons. Le taxi me laissa au niveau du Skate Parc, de l’autre côté des quatre voies et de la ligne de tramway qui me séparaient du consulat. Je me dirigeai vers l’entrée du porche d’un immeuble de pierre typique du dix-huitième siècle et des quais bordelais. Ce porche menait certainement dans une arrière-cour où devaient se trouver les bureaux. Après avoir traversé les quatre voies de circulation puis la ligne de tramway, il ne me restait plus qu’une contrallée avant d’atteindre le porche. Mais là, une fourgonnette aux vitres teintées s’arrêta pile devant moi me bloquant soudainement le passage.
La porte arrière s’ouvrit et je reconnus l’un des gardes du corps de Nikolaï avant qu’il ne me saute dessus. Il me prit à deux mains par le col et, me soulevant presque du sol, me jeta dans le fourgon. Nikolaï était à l’avant, un révolver à l’acier rutilant au poing.
― Bonjour, Monsieur Constantin, s’amusa-t-il doucement en souriant. Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus, il me semble…
La camionnette démarra, je ne savais pas quoi dire. Il est évident que j’étais pris en flagrant délit de trahison pour les Russes. Je supposais qu’ils savaient que le consulat américain se trouvait là et que j’étais en train de m’y rendre. Mais il restait une toute petite chance pour que ce soit le hasard et qu’ils ne sachent rien : simplement m’auraient-ils récupéré à cet endroit sans deviner ce que j’y venais faire. Je n’osais donc rien dire qui puisse me trahir. Finalement, j’en revins au principal.
― Nikolaï, savez-vous où se trouve ma famille ?
― Oui…
― Où sont-ils, comment vont-ils ? demandai-je, de nouveau impulsé par l’espoir.
― Ils vont bien, ne t’inquiète pas. Ils sont en sécurité. Si tu coopères, il ne pourra rien leur arriver, ni à eux ni à toi, me rassura-t-il d’un ton neutre dénué d’agressivité.
Tranquille et sûr de lui, Nikolaï jouait-il un rôle ? Je ne comprenais pas bien ce qu’il se passait. Mais à l’évidence, ils ne pensaient pas que j’étais en train de rejoindre le consulat américain au moment de ma capture.
La voiture parcourut le reste des quais vers le nord, traversa l’ancienne zone industrielle réhabilitée en quartier de logements modernes, continua en passant par la base sous-marine construite par les Allemands pendant la guerre, et nous nous retrouvâmes bientôt à Bacalan, le quartier populaire où se trouvait la maison où nous avions fait la fête il y a de cela quelques mois.
Dans le grand jardin se trouvaient de nombreux hommes armés et en tenue militaire. Certains montaient la garde pendant que d’autres chargeaient des archives et des ordinateurs dans une grosse camionnette.
Nikolaï m’expliqua que nous allions partir pour la Russie pour que moi et ma famille y soyons en sécurité, protégés par un pays ami. Nous traversâmes la maison pour découvrir une grande terrasse de béton montée sur pilotis qui donnait sur la Garonne. Après quelques minutes d’attente, je demandai si nous allions partir en bateau, mais ce n’était pas le cas. Au loin apparut un hélicoptère qui volait au raz de la surface du fleuve. Une centaine de mètres avant d’arriver sur nous, il monta d’un coup vers le ciel pour ralentir ensuite et venir se poser délicatement sur la terrasse. Nikolaï, ses deux gardes du corps et moi embarquâmes rapidement et l’hélicoptère décolla immédiatement. J’eus à peine le temps de réfléchir, entrainé dans l’action et submergé par le bruit strident du moteur. Mais, dès que je fus assis et la porte refermée, mes pensées s’accélérèrent dans un tourbillon de doutes angoissant. J’avais beau être coincé, sans autre choix que de suivre Nikolaï, je me demandais si je n’étais pas en train de ruiner tous mes espoirs de fuite. Peut-être m’engageai-je dans une situation inextricable qui pourrait durer des années. Peut-être que la Russie demeurerait seulement ma dernière prison, là où je passerais le restant de ma vie, enfermé dans un laboratoire aux allures de bagne soviétique. Assailli d’images toutes plus glauques et plus terribles les unes que les autres, je me raccrochais surtout au fait que j’allais bientôt retrouver ma famille, mes filles, mais cela ne suffisait pas à effacer l’angoisse croissante, à peine la rendait elle supportable. Je me mis à transpirer à grosses gouttes et une envie d’aller aux toilettes commença à me tordre le ventre, rajoutant une complication supplémentaire à la situation.
― Ça ne va pas ? s’inquiéta Nikolaï.
― Non, j’ai juste vraiment besoin d’aller aux chiottes. Vous m’auriez expliqué, j’aurais pris mes précautions, mais là…
― On en a pour un quart d’heure, tu tiendras le coup ?
― Je, je vais essayer… balbutiai-je
Nous survolâmes la forêt de pins espacée par de grands champs de maïs qui nous séparaient du petit aérodrome d’Andernos.
À la descente de l’hélicoptère, je me mis à courir vers le petit bâtiment de l’aéroclub où se trouvaient les w.c. et je m’y enfermais une bonne dizaine de minutes pour me soulager d’une subite et violente diarrhée. Je savais bien qu’il ne s’agissait pas d’un réel problème intestinal, mais de l’effet d’un stress intense sur mon appareil digestif.
Nous attendîmes à peine une demi-heure l’atterrissage d’un petit avion d’affaires, un TBM700 de six places. Nikolaï décida de piloter, il s’assit à l’avant avec le pilote à sa droite, je pris place à l’arrière avec deux autres Russes à l’air tendu. Le voyage ne s’annonçait pas des plus plaisants. En réponse à mes questions, Nikolaï m’avait informé que nous nous rendions en Suisse, dans un « endroit sûr ». Durant l’attente, puis pendant tout le voyage, je n’arrêtais pas de chercher à résoudre l’équation inextricable dans laquelle je me trouvais. Fallait-il que je continue à suivre Nikolaï ? Pourrai-je poser plus de questions sans que cela m’attire de problèmes supplémentaires ? Nikolaï était très intelligent, au moindre indice que je dévoilerais, il devinerait ma relation avec la C.I.A. ou les Chinois. Acculé, je ne pouvais pas m’enfuir, il me fallait continuer à obéir à Nikolaï en espérant seulement qu’il me menât jusqu’à ma famille.
― Où sont-ils ? demandai-je à Nikolaï à l’annonce que la destination finale se trouvait en Russie, sans autres précisions. Je veux savoir où ils sont, je veux leur parler. Sinon, en Suisse, je ne monterai pas dans l’avion.
― Si tu veux leur parler, alors justement tu devras monter dans l’avion. Sinon, tu risques justement de ne plus jamais leur parler…
C’en était trop, je ne pouvais pas embarquer comme cela pour la Russie sans être sûr que cela me permette de revoir ma famille. Je voulais des garanties, l’assurance que je faisais le bon choix en m’embarquant pour une destination inconnue et aussi lointaine, là où je n’aurais plus aucun moyen de revenir en arrière. En montant dans cet avion, je m’engagerai à une coopération totale, je me mettrai entièrement à leur merci.
Sur le tarmac de l’aérodrome suisse, après deux ou trois argumentations supplémentaires, la discussion se termina par un plaquage au sol de la part d’un des gardes du corps. Il me mit des menottes, mains dans le dos, et me releva. J’étais maintenant leur prisonnier sans rien pouvoir faire d’autre que leur obéir. J’étais foutu…
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