chapitre 36-2

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Je n’avais aucune idée de l’endroit où nous atterrîmes, mais il y faisait un froid polaire et la neige recouvrait d’une croute glacée tout le paysage. Nous entrâmes dans un bâtiment surchauffé, on me libéra les poignets et on m’enferma dans une cellule. J’avais un peu protesté au début du voyage, mais je m’étais vite résigné, continuer n’aurait servi à rien.

C’est en rentrant dans la cellule que je me mis à repenser à Babette. L’univers carcéral libère d’un seul coup de nombreux de problèmes dont on voit disparaitre la très grande majorité des possibilités de solutions, surtout si on n’a pas l’intention précise de s’évader. Je sortis le SX de ma poche et l’allumai négligemment. Je n’étais pas vraiment curieux du résultat, je le consultais « juste pour voir », par réflexe intellectuel.

Le SX s’était déconnecté depuis plusieurs heures, certainement dès que nous étions entrés en Russie. Mais il y avait les rapports et les communications enregistrées depuis ma dernière connexion jusqu’à sa déconnexion. Et cela composait une sacrée liste de données et de messages, plus de vingt heures !

La croissance de l’intelligence avait été exponentielle, les tests et les mesures qui avaient lieu au fur et à mesure avaient vite atteint leur maximum. Le nombre de changements de connexions au sein du réseau neuronal dépassait toute augmentation imaginable. Dès ce moment-là, je sentis qu’elle n’était plus bridée, elle fonctionnait à plein rendement. Sans rentrer plus dans le détail, je me dirigeai vers les nombreux messages reçus de Diane et de Nicolas. Au début, il s’agissait d’un échange entre eux. Apparemment, ils n’étaient plus ensemble. Au fur et à mesure, je me rendis compte que Diane avait dû s’échapper, puisqu’elle signalait qu’« ils » cherchaient, selon elle, à repérer sa position. Parallèlement à cette discussion, Diane m’envoyait des messages personnels en privé, qui ne pouvaient donc pas être lus par Nicolas.

« Nicolas a utilisé la clé générale pour débloquer Babette lors de sa connexion au réseau. Cela a donc éliminé toutes les protections et le bridage. J’ai pu in extrémis en réactiver quelques-unes, mais je ne sais pas vraiment lesquelles, j’ai lancé le programme dans les quelques secondes juste avant que nous effacions l’historique au moment de partir. Il y a donc de fortes chances que Babette soit totalement opérationnelle et sans bridage. »

Durant la discussion qu’elle avait avec Nicolas, je reçus quelques commentaires personnels du style :

« Qu’il aille se faire foutre, il ne peut plus rien contre moi maintenant ! »

« Ce con lance des traceurs pour détecter ma position… il rêve le pauvre ! »

« Ça y est, nous sommes prêts. Non seulement ils [les Russes] ne peuvent plus rien contre moi, mais j’ai carrément de quoi les tenir en respect. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas. »

Bien après la discussion, je reçus un dernier message de sa part, juste avant que la connexion soit définitivement interrompue :

« Activité suspecte de Babette, je n’arrive plus à suivre. Cela a un rapport avec toi ? D’autre part, je localise Nicolas dans un commissariat depuis plus de deux heures. Ils l’ont peut-être alpagué ? »

J’étais carrément intrigué. Tout d’un coup, j’avais un énorme besoin de me connecter. Mais apparemment, je me retrouvais tout seul, vu l’absence de réponse aux coups que je frappais sur la porte.

Sans connexion, je me replongeai dans les données enregistrées. Peut-être pourrai-je au moins éclaircir la remarque de Diane sur l’activité de Babette. Le SX n’avait, hélas, tout de même pas la puissance ni les programmes lui permettant d’analyser aussi précisément l’activité du réseau de neurones qu’un puissant calculateur. Cependant, après quelque temps de travail d’analyse, je détectai un très grand nombre de protocoles en refus, chacun répété des millions de fois. Il y en avait deux sortes. Je me doutais que l’un d’entre eux correspondait à un programme de sécurité ou de bridage auquel Babette demandait une autorisation. Mais les autres étaient différent, je n’avais aucune idée de ce dont il pouvait s’agir. Il y avait là aussi des requêtes identiques répétées un grand nombre de fois, et cela pour plusieurs situations espacées dans le temps. J’en conclus que cela pouvait très bien être l’activité dont parlait Diane, vu que pour moi aussi, même si je voyais ça de loin, cela paraissait suspect.

En faisant le point de la situation, je pus décider sur quoi me concentrer. J’étais prisonnier, complètement isolé et à la merci de Nikolaï et des Russes. Je ne pouvais rien faire pour revoir ma famille à part supplier mes geôliers, ce qui ne servirait pas à grand-chose. Il me fallait donc un autre angle d’approche.

En réfléchissant sereinement, je me rendis compte que c’était ainsi que je devais agir : calmement et rationnellement, cesser d’être dans l’émotionnel. Mon seul atout, moi qui n’avais ni pouvoir ni argent ni amis haut placés, résidait dans mes compétences scientifiques. Il fallait que je leur montre qu’ils en avaient besoin, qu’ils avaient besoin de mon aide, de mon expertise. Comme ils ne savaient pas que je pouvais agir sur le bridage et la sécurité du programme et sur ses comportements plus ou moins à risque, ils auraient l’impression que j’étais capable de résoudre des problèmes de performance de la machine.

S’ils m’accordaient le statut de pièce maitresse dans la gestion de Babette, je pourrais ensuite avoir des exigences concernant ma famille, j’aurais une monnaie d’échange !

Je commencerai par l’analyse des progrès de l’I.A., à voir si cela les intéresse, ensuite je rajouterai le comportement de l’I.A. sur le réseau et sa dangerosité, et en toute dernière extrémité, si rien n’a été suffisant, je parlerai des modules de sécurité et peut-être de bridage. Alors, il me resterait une ultime carte à jouer : révéler les relations que j’avais avec la Chine et les USA pour leur proposer ma collaboration dans le contrespionnage. Il faudrait, dans ce cas-là, la jouer fine pour qu’ils ne me rient pas au nez, vu mon inexpérience dans le domaine.

Mais pour l’instant, je me concentrais sur l’aspect scientifique en tirant tout ce que je pouvais des informations enregistrées sur le SX. Le temps passa ainsi plus vite, je me déconnectais des préoccupations, mon stress diminuait et je redevenais lucide et serein.

Au bout de trois heures, les batteries du SX avaient rendu l’âme, mais m’avaient laissé le temps d’y voir plus clair sur Babette. J’avais de quoi impressionner les Russes.

Je frappais la porte régulièrement en hurlant qu’on vienne m’ouvrir, mais personne pour me libérer ou même me répondre. Plusieurs heures après avoir été enfermé, je commençai à avoir faim, soif et envie d’uriner. L’angoisse aussi recommençait à m’envahir, je ne comprenais pas pourquoi personne ne répondait et je commençais à m’imaginer les pires scénarios. Au bout d’un certain temps, je finis par uriner dans un coin de la pièce, après avoir prévenu l’éventuel gardien à travers la porte. Ce fut le déclenchement d’un changement d’état émotionnel. Je commençai fortement à souffrir de l’enfermement, de la faim de la soif et de la peur de ne jamais revoir ma famille.

J’avais des moments où je tournais en rond, entrecoupés d’instants durant lesquels je frappais sur la porte et criais à travers. Puis, désespéré, je me rasseyais et restais longuement prostré dans mes pensées. Bien plus tard, je finis par être vaincu par la fatigue et je m’endormis d’abord sur la table, assis, la tête posée sur les bras puis couché sur le sol à côté de la chaise et de la table.

Le lendemain de mon arrivée, la porte finit par s’ouvrir. J’étais dans une phase de somnolence, rongé par la faim et la soif, il devait s’être écoulé trente-six heures depuis mon dernier sandwich dans l’avion vers la Russie. Ils posèrent un petit-déjeuner avec du pain, du beurre et du café. Je demandai avec des signes, ils ne parlaient que russe, un verre d’eau supplémentaire qu’ils m’apportèrent sans poser problème. J’étais épuisé, le corps moulu d’avoir dormi par terre, et l’esprit englué dans le manque de sommeil. Même l’angoisse et la colère que j’avais ressenties alternativement durant des heures avaient complètement disparues, défaites par l’épuisement. Pour l’instant, je mangeais un peu et me requinquais légèrement grâce au café. Ils me laissèrent enfermé deux ou trois heures de plus avant de venir me chercher. Je me sentais un peu mieux, mais bien loin d’avoir récupéré toute mon énergie et ma lucidité.

C’est à cause de cet état, à cause de ma fatigue, de mon énervement, de mon stress général que le pire se produisit. Je suis sûr que si j’avais été dans un état normal lorsque je me suis reconnecté à Babette, je n’aurais commis aucune erreur, ou du moins pas d’une telle ampleur. Finalement, ce sont les Russes les véritables responsables de la catastrophe. J’étais entre leurs mains, ils m’ont maltraité, affaibli, et le résultat fut que je n’ai pas réagi correctement au moment où il le fallait. Je suis celui qui a commis l’erreur, mais je ne suis pas le responsable, car on m’a amené à la faire.

On me fit descendre plusieurs étages, et comme nous partions du rez-de-chaussée, cela signifiait que nous nous trouvions plusieurs dizaines de mètres sous terre. Là, je retrouvai Nikolaï accompagné de deux militaires de haut rang de l’armée russe et de deux autres civils. Nous nous assîmes autour d’une table, surveillés par deux des gardes du corps de Nikolaï.

La discussion fut brève et à sens unique. On m’informa qu’étant totalement à la merci des autorités russes, je devrais coopérer sans essayer quoi que ce soit d’autre. M’échapper, trahir ou désobéir seraient immédiatement suivis de représailles contre ma famille.

Nikolaï m’expliqua qu’il travaillait en fait pour le gouvernement russe, que cette opération visait à récupérer l’I.A. la plus puissante du monde et l’utiliser contre les Européens, soit en s’attaquant aux valeurs boursières et au tissu économique, soit en s’en prenant directement aux personnes, en particulier aux dirigeants politiques et industriels. Ce qui les intéressait, c’était l’aptitude qu’aurait Babette à utiliser l’énorme banque de données mondiale à des fins de guerre économique.

Il jouait maintenant cartes sur table avec moi. Je m’en inquiétai d’autant plus que ce qu’il m’exposait, les objectifs géostratégiques qu’il dévoilait, correspondaient à l’exact opposé de mon éthique personnelle. Il le savait. J’imaginais donc qu’il avait un atout dans la manche pour m’obliger à collaborer, un atout particulièrement puissant.

― Maintenant que tu es à nos côtés, je peux te présenter les véritables responsables, chefs de l’opération « Babette ». Tout d’abord le général du SVR[1] Viktor Kudryavtsev, qui organise la partie logistique à l’étranger de cette opération. Le général Anatoly Gudkov du Spetssviaz[2], qui supervise la partie informatique. C’est lui qui est à l’origine du joli cadeau des machines qui hébergent Babette. Ils sont accompagnés par l’ingénieur et chercheur de l’IKSI[3], Lev Yakovlevich Bondarev, spécialiste de l’intelligence artificielle et de ses applications dans le traitement de données, ainsi que le docteur Alexandre Shatokin, spécialiste de… mmm… disons des interrogatoires, il travaille lui aussi pour le SVR sans en être un membre militaire officiel pour autant, il est en « freelance » comme on dit ! termina-t-il dans un rire signifiant l’ironie de la formule.

Au fur et à mesure de leur présentation, chacun me salua d’un petit geste de tête. Ils avaient tous été choisis pour leurs compétences, mais aussi pour leur maitrise du français, vu que l’opération secrète dont Babette et moi formions l’objectif principal se déroulait en France.

Je me sentais tout petit, un pion ridicule au sein d’un système puissant d’espionnage international et de guerre économique. Je n’étais plus rien. La seule évocation des interrogatoires me glaça le sang. Que faisait-il là ? Allait-il me torturer ? La torture n’avait-elle pas déjà commencé avec l’emprisonnement rude que je venais de subir ces dernières heures ?

La fatigue et ce genre de questions me mettaient de nouveau en panique, je sentais que je n’avais, ici, aucun contrôle. J’essayais de sauver les apparences en me montrant calme et en masquant mon total désarroi.

― Alors, la première chose que je dois te demander, c’est si tu acceptes de collaborer pleinement, en mettant toutes tes compétences au service de la nation russe. Avant de te laisser répondre, je dois te préciser que tu seras très généreusement rémunéré pour ton travail, il ne s’agit pas de t’obliger sans contrepartie.

― Avant tout, je veux revoir ma famille, commençai-je à négocier, bien que j’avais prévu une tout autre stratégie, mais ce fut mon cœur qui parla le premier.

― Pour ce qui est de ta famille, nous en parlerons plus tard. Nous voulons savoir si tu es prêt à collaborer sans qu’il soit question de menace, simplement en échange d’une rémunération acceptable pour toi. Nous préférons des collaborateurs volontaires. Quel salaire te paraitrait correct ?

― Je veux voir ma femme et mes filles. Le reste, je m’en fous, je ferai tout ce que vous voudrez, m’emportai-je excédé par la fatigue et l’inquiétude qui me prenaient au ventre.

― Ta femme et tes filles se trouvent assez loin d’ici. Ici, c’est une base secrète. Nous ne pouvons les faire venir. Par contre…

― Je veux les voir, coupai-je violemment. Passez-les-moi au téléphone, au moins. Je veux des nouvelles, entendre leur voix. Sinon vous n’obtiendrez rien de moi.

― D’accord. Dans ce cas, si tu nous menaces plutôt que de négocier cordialement, je ne peux pas aller plus loin. Je te laisse, Bruno, j’ai une autre mission qui m’attend. Tu es entre de bonnes mains, ne t’inquiète pas, affirma-t-il en me désignant les autres de la tête.

Tout à coup, j’étais désorienté, je me rendais compte qu’avoir une personne que je connaissais en face de moi à ce moment-là, même si c’était mon pire ennemi, me rassurait, me permettait de me raccrocher à quelque chose, quelque chose dont je ne saurais dire la nature, mais quelque chose d’important.

― Non, ne pars pas, lui intimai-je. J’ai besoin de toi, je ne négocierai pas avec eux.

Nikolaï parut surpris de ma remarque. Il prit un instant, puis sourit avant de me répondre.

― Il serait effectivement plus facile de conclure un accord tant que je suis là. Mais je ne te vois pas dans de très bonnes dispositions. Alors, veux-tu négocier ?

― Oui, d’accord.

― Es-tu disposé à collaborer dans cette opération ?

― Oui, mais…

― Non, pas de « mais ». Pour l’instant c’est « oui » et pour quelle somme d’argent. Le reste, on verra plus tard, ne t’inquiète pas, me rassura-t-il.

― Okay.

― Alors, est-ce que vingt-mille dollars par mois et une prime conséquente en fin de contrat te paraitraient corrects ?

― D’accord, dis-je d’un ton soumis et peu intéressé.

― De plus, nous te garantissons que ta famille demeure en sécurité et que tu pourras la voir rapidement.

― D’accord, mais je veux leur parler.

― Tu pourras leur parler, bien sûr. Disons que cela fait partie de notre accord. Par contre, c’est donnant-donnant. D’abord, tu te mets au travail, tu nous montres ta bonne volonté et ensuite nous te laisserons communiquer avec eux.

Je fixai Nikolaï droit dans les yeux, tentant de voir si je pouvais lui faire confiance. N’y détectant pas de signe formel rassurant, je tentai une dernière chance.

― Un coup de téléphone, ce n’est rien, je ne vous demande pas de les voir, ni de les avoir près de moi, mais juste de m’assurer qu’ils vont bien. Je commencerai à travailler pour vous dans la seconde qui suit…

― Très bien, tonitrua d’un coup Nikolaï en se levant de sa chaise. Je pense qu’il est à vous, pratiquement prêt à collaborer. Je vous salue, messieurs, et toi, bonne chance et n’insiste pas trop, finit-il en me chuchotant. Ils ne sont pas très patients, tu sais…

Sur ce, sans que j’eusse le temps de répondre, il ouvrit la porte et sortit en se saluant mutuellement d’un signe militaire avec les généraux. Ces derniers se levèrent et l’un d’entre eux donna l’ordre qu’on me ramenât en cellule.

― Je pense que vous avez tout ce qu’il faut pour réfléchir, Monsieur Constantin, dit-il avec un calme glacial en roulant à peine les « r ».

Je paniquais, Nikolaï était parti, j’étais seul face à ces individus particulièrement inquiétants. J’acceptai tout, tout de suite, comme pour me soulager, comme pour me retrouver sur un chemin qui menait à la sortie, un début de résolution. Je leur proposai de collaborer tout de suite, et pour preuve je pouvais déjà leur faire un point sur l’évolution de Babette et engager quelques manipulations avec le SX. Visiblement, ils n’avaient pas eu connaissance de l’existence de cet appareil, et parurent immédiatement très intéressés lorsque je le leur montrai. Je leur dis qu’il fallait le charger quelques minutes pour pouvoir se connecter et qu’ensuite, je pourrai diriger Babette et voir où elle en était de son activité et de ses performances. Le général Gudkov du Spetssviaz tendit la main pour que je lui remette l’appareil. Je m’exécutai en hésitant. Il l’observa rapidement sous tous les angles et constata qu’il fallait une simple connexion USB pour le recharger. Il demanda en russe à l’un des gardes d’aller chercher un chargeur. En attendant, il m’ordonna de me rassoir et ils firent de même pour que je puisse leur en dire davantage.

[1] SVR : Service du Renseignement extérieur russe.


[2] Spetssviaz : Service des communications spéciales et d’information du service fédéral de protection de la Fédération de Russie, une unité spéciale rattachée au FSB (ex KGB) chargée de la protection des systèmes d’information et de communications gouvernementaux.


[3] IKSI : Institut de cryptographie, de télécommunications et d’informatique dépendant du FSB (ex-faculté technique de l’école supérieure du KGB).

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