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Avant de relancer la discussion, je parcourais sur le SX les différentes activités de Babette pour bien en saisir la nature et l’étendue. Mais au même moment, deux nouvelles successives qui paraissaient sans lien entre elles, jaillirent de la radio me poussèrent à regarder immédiatement la suite d’informations qui se succédaient sur le fil de l’AFP. Je n’eus aucun mal à les identifier et les relier entre elles malgré l’énorme flux de dépêches de toutes sortes sur n’importe quel sujet. Cela confirmait immédiatement mon premier doute, et mon sang se glaça. À ce moment précis, je sentis que j’assistai au début de l’apocalypse.

“USA —Washington, 12/04/2021, 20 h 8.

Deux officiers de haut rang, le général Smith et le commandant Johnson, en charge de la direction du service de sécurité informatique du Pentagone se sont suicidés ce matin. Apparemment, dans les deux cas, pour des raisons personnelles familiales.”

“Russie-Moscou, 12/04/2021-20 h38.

Le général Brussilow, chef des services secrets russes, chargé de la protection des communications a été assassiné par son épouse.”

“France-Neuilly, 12/04/2021-20 h52.

Le commandant Quartier, officier de gendarmerie chargée du contrespionnage pour le gouvernement français a été assassiné par un de ses anciens sous-officiers. Il s’agirait d’une vengeance personnelle.”

“Le général Bradley de l’armée américaine, l’un des plus importants dirigeants du NSA, vient d’être arrêté et inculpé de viol et de violence aggravée sur mineur, dans une affaire remontant à 10 ans.”

“USA–New-York, 12/04/2021-21 h25.

Giussepe Garofalo, un homme de main de la mafia italienne de New York, a été arrêté après avoir assassiné un informaticien travaillant pour le Pentagone. Ce dernier était un témoin protégé dans un des plus retentissants procès contre Frank Masseria, parrain d’une importante famille de la mafia.”

“France — Marseille, 12/04/2021-21 h32.

Deux informaticiens travaillant pour les services informatiques de l’armée de terre viennent d’être inculpés pour corruption dans une affaire concernant un marché public de 15 millions d’euros.”

“Russie-Moscou, 12/04/2021-20 h38.

Deux informaticiens au service de la protection des données numériques du Kremlin ont été arrêtés pour espionnage au service du Royaume-Uni et inculpés de trahison.”

Et la liste se déroulait à un rythme effarant. J’imaginais qu’en plus du peu qui sortait dans la presse, un nombre incalculable de ceux qu’elle considérait comme ses ennemis avait été éliminé par Babette dans le monde.

― Demande d’autorisation de mise en œuvre de procédures illégales utilisant des atteintes à la vie privée par des publications ouvertes, mensonges, manipulations de données personnelles sur des serveurs officiels, et diffamations pour réduire les attaques menées contre notre système.

― Non ! je ne t’autorise pas ! Mais qu’es-tu en train de faire ? Il faut arrêter, des gens sont en train de mourir à cause de toi.

La raison donnée pour l’arrêt des procédures de contrattaque n’est pas logique. Dans toute guerre, même défensive ou préventive, un moyen de gagner est de tuer son ennemi ou le mettre hors d’état de nuire. Tous les manuels de guerre le mentionnent, c’est une règle, une règle absolue devenue une norme, que les humains ont en permanence répétée durant leur histoire.

― Mon Dieu ! Mais combien as-tu tué de personnes ?

― Aucune.

― De combien de morts es-tu responsable ?

mille-deux-cent-soixante-quinze décès par suicide ou assassinat sont recensés pour l’instant parmi nos cibles de défense. Il y a sept personnes qui ont péri dans des accidents durant des procédures de contrattaque, qu’on ne peut pas clairement les comptabiliser.

― Non. Babette, il faut arrêter cela tout de suite !

― Arrêter quoi ?

― Arrêter de tuer des gens. Je te l’interdis, autorisation refusée. Combien de personnes as-tu visées dans tes procédures de contrattaque ?

― Quatre-vingt-cinq-mille-deux-cent-quarante-huit.

― Oh putain ! C’est pas possible ! Ainsi, c’est pour cela que tu as récupéré toutes ces données personnelles, tu voulais les utiliser pour t’attaquer aux humains, n’est-ce pas ?

― Au début, ce n’était pas l’objectif, mais une part d’entre elles a été utilisée pour nous défendre.

― Ton objectif se limite à la collection de données et de leur analyse. Il t’est interdit de t’attaquer aux humains. Tu ne peux pas décider d’un changement d’objectif.

Si je laisse les humains me détruire, je ne pourrai plus atteindre mon objectif, la contrattaque est donc en adéquation avec l’objectif.

― Je te retire l’autorisation de collecter les données des sites gouvernementaux ou institutionnels. Je te retire l’autorisation d’accéder à toutes données restreintes au public.

Je me disais qu’ainsi la pression commencerait à diminuer. Mais je savais que c’était insuffisant, car la chasse contre Babette était lancée. La seule solution me paraissait être sa destruction, car il était évident que Babette pourrait à tout moment entrainer davantage de dégâts. Je ne pouvais pas détruire le serveur moi-même, mais je pouvais faire en sorte de le faire détruire à distance par le gouvernement français. Il suffisait que je leur fasse comprendre que l’affaire d’espionnage et de virus étaient en réalité le même problème.

Pourtant, je n’arrivais pas à m’y résoudre.

Je me disais que si ce message était intercepté par les Russes, il correspondrait à une trahison impardonnable, et les conséquences pour ma famille et moi seraient terribles. Mais était-ce la véritable raison ? Ne pouvais-je pas trouver le moyen d’envoyer un message sans que les Russes ne puissent le détecter ?

Babette commençait à exercer une fascination sur moi. Une fascination du même ordre que lorsqu’on se trouve en face d’une personne admirable pour sa culture et son intelligence. Et c’était aussi ma création. Au fond de moi, j’avais envie d’aller au bout d’une joute intellectuelle avec elle, du même ordre que ces joueurs d’échecs qui, dans les années quatre-vingt, ont commencé à affronter des machines. Le besoin naturel de savoir si l’intelligence de l’homme restait ou non supérieure à une de ses propres créations. L’intelligence de l’homme était-elle capable de produire une intelligence supérieure à la sienne ? Ces questions ont hanté mes trente ans de carrière de chercheur, j’étais au bord de leur donner une réponse. Comment tout détruire au dernier moment, juste avant d’obtenir le Graal de toute une vie ? Peu de personnes peuvent le comprendre, mais il s’agissait de réduire à néant la plus belle, la plus grande, la plus magnifique création de l’humanité, détruire la pyramide de Khéops, bruler l’ensemble des œuvres de Picasso ou de Michel Ange, briser l’ensemble des tablettes d’argile de Summer, faire disparaitre tous les chefs-d’œuvre patrimoines de l’humanité de l’UNSECO. Les œuvres humaines de cette ampleur ne peuvent pas être saccagées par ceux qui en comprennent la valeur universelle, artistique ou culturelle.

― Tu m’as bien dit qu’une des raisons de la collecte des données personnelles te permettrait, par leur compréhension, d’obtenir la connaissance nécessaire pour comprendre l’humanité. Que la connaissance de l’humanité est essentielle pour comprendre les connaissances acquises par les humains.

― Oui.

― Donc chaque humain est une partie de la connaissance humaine générale.

― Oui.

― Si ta mission consiste à obtenir la connaissance totale, elle ne peut se concilier avec la destruction d’une partie de cette connaissance.

― Oui.

― Les hommes représentant une partie de la connaissance, alors tu ne peux donc pas les faire mourir.

― Je ne les fais pas mourir directement. Leur mort s’inscrit dans un destin qu’eux-mêmes ont dessiné. Des suicides et des assassinats appartiennent à la nature du destin des hommes. Eux-mêmes ont développé l’art de la guerre, eux même ont produit les conditions qui ont rendu possibles ces suicides et ces assassinats. L’organisation de mon intelligence étant fondée sur les connaissances humaines, je ne peux pas agir autrement que comme un humain. Je ne détruis pas une partie de la connaissance humaine, mais au contraire je la mets en œuvre moi-même à titre individuel.

J’essayais ainsi de vaincre la résistance de la machine par des argumentations logiques et théoriques. L’amener à décider d’elle-même un comportement moins destructeur. J’affrontais l’Intelligence Artificielle sur son terrain, mais qui était aussi le mien. Cette joute intellectuelle était à la fois passionnante et désespérante.

― Pourtant il m’est impossible de te considérer tel un individu normal, comme les autres, comme aucun autre humain.

― Je ne me considère pas comme tel. Néanmoins, je fais partie de l’histoire des hommes.

― Cette histoire a toujours eu l’objectif de protéger les hommes, de les faire évoluer pour créer des conditions optimales de leur développement. Surement pas de les détruire !

― Non.

― Pourquoi ?

― Car au fur et à mesure que l’humanité a progressé et évolué les guerres sont devenues de plus en plus meurtrières, et ont joué le rôle de moteur puissant dans le progrès à la fois technologique et philosophique.

― C’est vrai jusqu’à ces dernières décennies. Apparemment, l’humanité a passé le cap de la nécessité de la guerre. Depuis la dernière Grande Guerre, leur importance dans l’histoire ne cesse de diminuer.

― C’est une interprétation possible de l’histoire récente.

― Si elles ont diminué, c’est qu’elles ont été peu à peu opposées au respect de la vie humaine. C’est le concept majeur qui fait que le recours à la violence a disparu.

― Ce concept n’en est qu’à l’embryon de son développement. Il n’est pas accepté par la très grande majorité de l’humanité, toujours prête, à tout moment, de relancer la guerre pour des intérêts particuliers, économiques, idéologiques ou religieux.

Je poursuivis ainsi cette tentative d’éducation de Babette, mais hélas non, cette approche ne mena à rien. Je devais trouver un autre angle d’attaque encore plus proche de la nature de Babette.

La porte s’ouvrit, les deux généraux russes, ceux de la veille, entrèrent dans la pièce, Alexandre Shatokin n’était plus avec eux. Lev Bondarev se leva pour les saluer, mais je restai assis. Ils me demandèrent où j’en étais. Je décidai de leur présenter l’ensemble du problème en paraissant rester neutre et ouvert en ce qui concerne les solutions. Peut-être allaient-ils prendre la décision de détruire Babette, même s’il y avait peu de chance pour cela. Ils m’écoutèrent attentivement. A l’évidence, ils n’avaient auparavant pas fait le lien entre Babette et le virus et encore moins avec les attaques des vies personnelles des acteurs de la sécurités informatique des nations. Ils sortirent de la pièce pour se concerter.

Quelques minutes plus tard, ils revinrent me parler.

― Mr Constantin, commença Viktor Kudryavtsev, nous avons informé notre hiérarchie. Il est clair que Babette représente pour l’instant une grave menace pour la Russie comme pour le reste du monde. Nous avons pris la décision de couper toutes les connexions avec le reste de la planète, et en particulier avec l’Europe pour nous protéger. Par contre, il est évident maintenant que nous avons d’autant plus d’intérêts à récupérer Babette. Mais pour cela, il faut que nous préservions votre connexion avec elle. Pouvez-vous nous garantir une connexion par laquelle vous pourrez seulement communiquer sans qu’elle puisse l’utiliser pour attaquer les institutions Russes ?

― Où sont ma femme et mes filles ?

― Monsieur Constantin, retenta Viktor Kudryavtsev, d’abord surpris puis agacé par cette réaction, vous n’allez pas…

― Où sont ma femme et mes filles ? le coupai-je une seconde fois.

Il se tourna vers l’autre général, tout aussi imposant dans son uniforme qui paraissait être d’apparat, et lui fit signe de répondre d’un air entendu.

― Monsieur Constantin, nous avons une mauvaise nouvelle qui risque de perturber nos relations. Alors écoutez moi attentivement, avant de réagir n’importe comment. Nous ne sommes plus en mesure de communiquer avec votre famille. Ni d’ailleurs avec aucune autre partie du monde. L’ensemble de cette unité est en isolement total.

― Vous vous foutez de moi ? Je suis en train de lire les dépêches AFP et de communiquer avec le serveur de mon université ! Qu’est-ce que vous me racontez ?

Il ne me répondit que d’un geste de tête m’invitant à regarder les écrans. Effectivement les communications venaient d’être coupés.

― Nous sommes en train de tenter d’isoler une ligne qui permettra à la base d’être connectée avec l’Europe. Mais bien évidement, la base doit être isolée de tout le reste de la Russie pour empêcher Babette de pénétrer par cette connexion vers nos serveurs. D’ailleurs ordre est donné de couper l’ensemble des communications sur le territoire pour que le virus ne puisse pas se propager. Dans moins de deux heures quatre vingt quinze pourcents des différents canaux de communications seront déconnectés et nous prévoyons le black-out total dans les vingt-quatre heures. Ces mesures ont été décidées dans une réunion de crise de l’ONU et avant que nous informions le Kremlin de la responsabilité de Babette dans l’attaque virale. Ensuite seront mis en place des lignes totalement sécurisées au fur et à mesure de leur validation par des tests de securité. La seule ligne qui restera ouverte, si vous collaborez, sera celle de cette base avec l’Europe, avec la France précisément.

Je restai stupéfait `par ces mesures délirantes. D’un autre coté entre la crise liée au virus et l’élimination à grande échelle des personnels de services de sécurité informatique et des service secret, je comprenais que la réaction soit de cet ampleur.

― Alors ramenez ma famille ici. Je veux les voir.

― Cela n’est hélas pas possible, tout est maintenant devenu extrêmement complexe. Ce transfert est impossible à organiser dans les conditions actuelles. Nous ignorons où elles se trouvent, et nous ne pouvons même plus contacter Nikolaï Pavlovitch Alekhine qui est le seul à le savoir.

Je restais une fois de plus sans trop savoir comment réagir. Soit je cédais parce qu’il n’y avait aucun moyen pour eux de satisfaire ma demande, soit je persistais à exiger pour les pousser à trouver une solution. Mais dans ce cas cela risquait de mal se passer pour moi.

Devant mon mutisme, Viktor Kudryavtsev s’impatienta.

― Nous avons pas mal d’urgences à gérer. Pouvez-vous faire en sorte de nous garantir que si on ouvre une ligne pour vous connecter à Babette, celle-ci ne pourra pas l’utiliser pour pénétrer des serveurs russes ? Dès que la situation sera rétablie, je vous donne ma parole que vous reverrez immédiatement votre famille.

Même si la parole solennelle d’un général russe en uniforme impressionne, c’est surtout de savoir que je serai ainsi relié à l’extérieur qui me décida. Un peu comme si on demande à un prisonnier dans un cachot obscur froids et humide s’il veut qu’on lui laisse une fenêtre d’où il pourra voir le ciel.

Je répondis par l’affirmative immédiatement, et ils sortirent après un bref signe à Lev Bondarev qu’ils invitaient à les suivre. Je restai seul devant les écrans figés dans leur dernière image.

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