CHAPITRE 10
« Quand tu donnes, tu perçois plus que tu ne donnes, car tu n’étais rien et tu deviens. » (Antoine de Saint-Exupéry)
Le refuge, 17 juillet vers 8h00
L’ambiance matinale n’était pas aussi légère que la veille. Jonas avait à peine dormi. Il devait absolument sécuriser l’enclos, préparer les brebis et s’assurer qu’elles ne manqueraient de rien pendant son absence. Zip, le suivait comme son ombre. Il lui tapota amicalement le haut de la tête.
- Allez, mon grand, je compte sur toi pour les surveiller. Avec le patou pour t’aider, tout va bien se passer !
Le border jappa gaiement comme pour acquiescer. Après s’être occupé de son cheptel, il commença à fabriquer une ceinture de soutien avec de la vieille toile de jute. Le but étant de l’aider à porter Toine sur le dos le plus longtemps possible. Il savait que le trajet allait être long. Il devait trouver le chemin le moins abrupt, ce qui les obligerait à faire un détour de plusieurs kilomètres. Il confectionna également deux béquilles de fortune pour les terrains les moins pentus. Toine allait devoir marcher car il ne pourrait pas le garder sur le dos pendant 4 heures.
Jo leva la tête vers le ciel, si bleu. Il se mit à parler à sa mère, comme il avait l’habitude de le faire lorsqu’il se sentait seul ou qu’il avait besoin de courage. Pour lui, la brise du vent ou le cri d’un oiseau lui venait comme une réponse. Il aimait penser qu'elle était constamment à ses côtés. Il s'accrochait à cette idée comme à une bouée. Ces derniers temps, il lui avait moins parlé, la présence des citadins lui changeait les idées. Mais sa mère restait dans son cœur, toujours aussi meurtri, par sa disparition si précoce. Dans cette montagne, il retrouvait, à chaque endroit, dans chaque recoin, son esprit. C’était d’autant son royaume que son tombeau, comme une reine emprisonnée dans l’immensité des Pyrénées.
- Oh maman, donne-moi la force de descendre ! Donne-moi la force de les aider et surtout, celle de les oublier, se surprit-il à murmurer.
Il entendit du bruit du côté du refuge. Simone vint le rejoindre. Jamais, il ne l’avait trouvé aussi belle ! Le regard grave, les cheveux couleur miel lâchés au vent, elle avait raison. Elle avait changé. Mais d’où viens-tu ? se prit-il à penser. Son cœur s’accéléra. Il était conscient qu’il vivait ses dernières heures auprès d’elle. Dès qu’ils arriveraient en bas, Toine et Simone n’existeront plus dans son monde à lui. Pourquoi cette certitude de sentir l’amour s’échapper, peu importe les actions qu’il pourrait mettre en œuvre ? Comment continuer son chemin en sachant du plus profond de son être que la vie ne sera plus jamais pareille ? Dans cette montagne qu’il connaissait si bien, il avait découvert l’amitié et l’amour. Il était persuadé que désormais, il devrait vivre avec l’intime conviction que le meilleur était derrière lui. Et lorsque l’on n’avait que vingt-un ans, ce sentiment filait franchement le bourdon.
- Bonjour Jo ! Toine est réveillé. Je l’ai massé avec l’onguent mais son pied reste enflé et le pauvre a l’air de souffrir.
- Bonjour Simone, il a une belle entorse et j’espère qu’il n’y a pas d’autres lésions. Il faut qu’il se fasse soigner rapidement. Vous avez mangé ? Car nous allons partir d’ici quelques minutes.
- Oui, et j’ai également préparé de quoi grignoter en chemin.
- Ok, mais attention, il faut voyager léger. C'est toi qui vas devoir tout porter. J’aurai ton frère sur le dos une bonne partie du temps.
- Je sais.
Simone reprit le chemin de la bergerie. Elle trouvait Jo très distant, ce matin. Il faut dire que ça n’allait pas être de tout repos. Elle aida son frère à se lever et lui donna les béquilles fabriquées par leur ami. En silence, ils sortirent du refuge, non sans se retourner une dernière fois, comme pour imprimer dans leur mémoire cette unique pièce mangée par l’énorme cheminée. Toine et Simone se regardèrent. Ils n’avaient pas besoin de parler. Leur complicité avait décuplé avec cette aventure. Ils se comprenaient. Et dans les yeux de l’autre, ils lisaient la même chose : cet endroit allait leur manquer.
Simone parcourut le paysage juste devant elle ; le ciel dénué de nuage, les cimes des montagnes au loin, les couleurs vertes et jaunâtres de la nature. Elle ferma les yeux pour mieux s’imprégner des odeurs et écouter le bruit de ce silence montagnard. Toine discutait avec Jo qui terminait les préparatifs du départ.
- Tu te sens capable de commencer à marcher en t’aidant des béquilles ?
- Oui, mon pote, je vais faire au mieux pour être le moins possible un fardeau pour vous deux. Je voulais te dire....
Toine hésita un instant :
- Enfin, je voulais te dire que j’étais désolé pour Hash. Je sais que tu avais beaucoup d’affection pour elle. Je m’en veux de ne pas avoir pu faire quelque chose...
- Ne t’inquiète pas, mon gars. C’est la vie ! Tout le monde part un jour, d’une manière ou d’une autre.
L’adolescent, s’appuyait sur ses béquilles en fixant son nouvel ami. Bien qu’il ne le connût que depuis deux jours, il comprit qu’il faisait allusion à leurs adieux. Il voulut le rassurer :
- Tu sais, nous, on reviendra te voir, je te le promets, Jo !
Jonas, ému par le regard sincère du citadin, lui sourit.
- Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve, Toine. Peut-être que nous nous reverrons ou peut-être pas. Dans tous les cas, ce qui est certain c’est que je ne vous oublierai pas de sitôt, vous deux ! Toi et ta sœur, vous avez un peu chambardé ma petite vie tranquille.
Il lui tapa l’épaule en lui faisant un clin d’œil complice. Jo lui prodigua ses derniers conseils. Surtout le prévenir dès qu'il se sentait incapable de s’en sortir seul afin qu’il vienne l’aider. Jo ouvrait la marche, Toine boitillant derrière, Simone sur leurs talons. La jeune fille s’inquiétait pour son frère. Elle voyait bien que chaque pas lui était douloureux. Elle s’approcha de lui.
- Je peux t’aider, Toine ?
- Tu portes déjà beaucoup et je ne sais pas vraiment comment ! Faut que je morde sur ma chique ! Max avait raison, faut que je fasse plus de sport ! Regarde, on a fait trois cents mètres et je suis déjà essoufflé et à suer comme un bœuf.
- Max est un fou de sport mais je suis certaine que s’il se trouvait dans ton état au milieu de nulle part, il ne s’en sortirait pas mieux ! tenta-t-elle de le réconforter.
- C’est con ce que je vais dire mais, même si je suis content de retrouver maman, j’ai comme une boule au ventre.
- Je sais, je ressens la même chose. Je voudrais rester et en même temps, je sais que nous devons partir.
- Oui mais toi, tu veux rester pour draguer, la taquina Toine.
Il lui fit un clin d’œil qui se termina en un rictus de douleur. Simone ne put s’empêcher de rougir.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Jo est juste devenu un copain, c’est tout !
- Mais oui, et mon cul c’est du poulet !
- Toine, arrête !
- Simone, tu sais bien que j’ai raison. Vous êtes trop chelou tous les deux. On dirait que vous vous cherchez tout le temps et puis quand vous êtes ensemble, vous vous évitez. Bref, deux pas en avant, trois pas en arrière. A ce rythme-là, ça ne mènera à rien.
Simone capitula. Elle baissa la tête pour que son frère ne puisse pas voir son trouble.
- J’avoue avoir le béguin pour lui, enfin même plus qu'un béguin. Mais tu la vois comment, toi la relation ? Nous ne savons rien de lui et comment avoir de ses nouvelles, tu l’as vu une seule fois avec un portable dans la main, toi ?
- Ben, non. C’est normal, il n’y a pas de réseau là-haut, ni d'électricité. Tu veux qu’il fasse comment pour le charger, hein ? Regarde les nôtres sont HS depuis hier matin ! Mais ça ne veut pas dire qu’il n’en a pas ou que tu ne peux pas lui filer ton numéro pour qu'il t’appelle après la transhumance.
- Toine, les relations à distance, c’est pas mon truc !
- C’est pas obligé que tu deviennes sa copine, du moins pas tout de suite.
- Toine, il ne quittera jamais sa montagne et moi, même si j’aime bien une petite balade de temps en temps, je me vois mal en bergère !
- Je te conseille de garder le contact avec lui, pas de te marier ! Tu ne sais pas de quoi est faite la vie, sœurette !
- Elle est faite des choix que l’on fait, c’est tout !
- Ah bon ? Donc, si je suis ton raisonnement, tout ce qui nous est arrivé ces derniers jours, c’est nous qui l’avons choisi, c’est ça ? Je peux t’assurer qu’il y a un truc dans cette montagne de super étrange.
- Toine, tu ne vas pas recommencer à fabuler maintenant ! Ton histoire de lueur bleue qui veille sur nous, c’est un peu tiré par les cheveux. Et je te conseille de garder cette fable pour toi car Max va se faire un malin plaisir de se moquer de toi.
- Je sais ce que j’ai vu et je sais aussi ce que j’ai vécu ! Il n’y a que cette explication ! C’est peut-être un esprit de la montagne qui nous a protégé là-haut lors de l’orage et aussi lorsque vous m’avez aidé à remonter. Je l’ai senti, Simone ! Cette force qui me portait, ce froid glacial sur mes mollets ! Je ne suis pas fou !
Le chemin devenait de plus en plus escarpé, et le jeune homme avait de plus en plus de mal à avancer. A plusieurs reprises, sa sœur avait dû l’aider et il ne comptait plus le nombre de fois où il avait trébuché. Le retour lui était vraiment pénible physiquement. Et l’incrédulité de sa sœur l’enrageait ! Pourquoi l’esprit cartésien devait se montrer aussi borné ! Il trébucha une dernière fois et se retrouva à genoux, à bout de souffle.
Jo, qui avait pris un peu d’avance, rebroussa chemin en pestant contre son ami :
- Je t’avais dit de me prévenir quand tu te sentais fatigué ! Tu veux quoi ? Te blesser encore plus ?
- Je suis désolé, fit Toine, le visage fermé.
- Allez, assieds-toi. Et quand je te le dirai, tu t'accroches sur mes épaules.
Jo s’équipa de son « porte-blessé » de fortune et prit Toine sur le dos. Il demanda à Simone de l’aider à ajuster la ceinture qui devait mieux répartir le poids de Toine et donc en soulager le portage. Ils reprirent ensuite la route. Simone restait toujours à l’arrière, pensive. Voyant qu’il était seul avec le jeune garçon, Jo en profita pour lui demander :
- Qu’est-ce que tu as ? T’es vexé ? Je m’excuse, je ne voulais pas m’énerver contre toi, je....
- Non, c’est pas toi, Jo. C’est juste que ma sœur est parfois tellement butée !
- Ah ça, il ne m'a pas fallu deux jours pour m’en rendre compte, plaisanta Jo.
Il pensait lui remonter le moral, il commençait à le connaître, ce nouveau camarade. Bien sûr, il pouvait s’énerver mais souvent, un brin d’humour et Toine retrouvait le sourire. Cette fois-ci, ce n’était pas le cas.
- Toine, c’est pas la première fois que tu te chamailles avec ta sœur. Alors pourquoi tu fais la gueule, cette fois-ci ?
- Tu vas te moquer de moi !
- Oh non, crois-moi ! Dis-donc, tu pèses ton poids quand même ! Je te porte comme un bébé, tu me dois bien quelques confidences, non ?
- Ok ! Tu te souviens de la lueur bleue dans la clairière le jour de l’orage ?
- Oui, c’étaient certainement les éclairs.
- Et il y avait aussi l’arbre qui a failli s’abattre sur notre abri et qui, par miracle, s’est fendu en deux.
- C’est la foudre, Toine, d’où la lueur bizarre.
- Avant hier soir, je t’aurais certainement dit que tu avais raison mais, ce qui est encore plus étrange c’est que j’ai vu la même lueur bleue lorsque vous m’avez remonté du précipice.
Jo marqua une hésitation dans ses pas. Il réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.
- Tu étais paniqué, Toine. C’était peut-être une sorte d’hallucination.
- Non ! Cette lueur a entouré mes jambes ! C’était glacé et puis... elle m’a comme ... poussé vers le haut. Comme si elle voulait nous aider. Je sais, Jo, c’est fou et ma sœur ne me croit pas, mais toi, tu me crois, hein ?
- Croire quoi, Toine ? Qu’il existe un esprit dans la montagne qui nous protège ? Tu parles à un gars qui reste là-haut pour se sentir proche de sa mère défunte. Je ne vais pas te dire que je ne crois pas aux esprits ! Mais de là à penser qu’ils interagissent avec nous, j’ai un peu de mal.
- J’étais sûr que tu n’allais pas me croire !
- Toine, je te crois ! Je crois que tu es sincère et je pense que beaucoup de choses sont bizarres. Rien que notre rencontre est étrange alors, pourquoi pas l’intervention d’un esprit ou d’un fantôme ou tout autre être surnaturel. Tu sais, je ne suis pas beaucoup plus vieux que toi, mais la vie m'a démontré à plusieurs reprises que tout ne s’expliquait pas toujours et qu’il fallait accepter cette part de mystère. Il faut aussi accepter que certaines choses ne soient pas de notre ressort et essayer du mieux que l’on peut de vivre avec. Depuis que ma mère est morte, j’ai vécu de beaux moments que je peux qualifier d’heureux, avec ma cousine, mes grands-parents aussi et, bien sûr, avec mes brebis. Même si je suis conscient qu'un manque restera à jamais dans mon cœur, j’essaye de vivre avec ce qui ne peut changer et d’avoir une influence sur ce que je peux faire et décider.
- Donc pour toi, ce ne sont pas tes choix qui dictent ton avenir ?
- Pas uniquement. Tes choix ont une incidence mais tu dois faire avec ton environnement et aussi avec les conséquences des décisions des autres. La vie, c’est un peu un océan dans lequel tu nages en fonction des vents et du courant.
- Tu devrais en parler à Simone car pour elle tout vient des choix que l’on fait. Elle ne laisse aucune place pour le destin, ni pour le hasard.
- Au-delà du hasard, il faut aussi prendre en compte les conséquences des décisions des autres. Elle a tort de penser qu’elle peut tout contrôler.
- Mouais, mais comme je te l’ai déjà dit, ma sœur est butée.
Les deux amis commencèrent à plaisanter sur les filles en général et leur fâcheuse tendance à toujours vouloir avoir raison. Derrière, Simone les regardait. Jo était devenu comme un grand frère pour Toine. Il le protégeait mais, surtout, il l’aidait à grandir. Qu’avait-il donc de si spécial ce Jonas pour prendre une place aussi importante dans son cœur et celui de son petit frère ? Elle ne ressentait aucune jalousie vis-à-vis de lui. L’attachement que Jo témoignait à Toine semblait vraiment sincère et elle aurait été tellement heureuse de voir leur trio perdurer dans le temps. Elle se prit à s’imaginer quelques années plus tard avec Jo comme père de ses enfants et Toine comme leur meilleur ami. Des barbecues, des balades en forêts, des grandes discussions au coin du feu lui venaient à l’esprit comme des souvenirs d’un futur qui n’existerait certainement jamais. Comment être nostalgique d’un avenir impossible lorsque l'on a que seize ans !
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