Le chien - 1

9 minutes de lecture

-Manqué ! cria joyeusement Vivian.

Son compagnon poussa un grognement de frustration. C’était un jeune garçon du nom de Victor, fils d’un chevalier de passage au château ; comme Vivian, il allait sur ses neuf ans. Les deux enfants poursuivaient un chat dans la cour, et tentaient de lui lancer des pierres. L’animal paniqué zigzaguait au milieu des serviteurs et des hommes d’armes qui traversaient la cour, mais n’était guère rapide, alourdi par l’âge et un fort embonpoint. Vivian jeta adroitement une pierre qui atterrit en plein sur la croupe du félin. Sa victime poussa un miaulement de douleur, et Vivian une exclamation de triomphe. Le chat tenta une nouvelle fois de s’enfuir, mais boitait légèrement. Les deux garçons bondirent à nouveau à sa poursuite avec des rires féroces. Soudain, la bête trouva refuge derrière une paire de jambes et, se retournant vers ses agresseurs, se mit à cracher. Les deux garçons freinèrent leur course devant l’individu, un adolescent en tenue d’écuyer aux couleurs des Autremont. Il avait des cheveux roux qui brillaient au soleil et des yeux du même bleu d’acier que ceux de Vivian. Il saisit le chat sous les pattes et le prit dans ses bras. Son visage s’empourpra de colère.

-Vivian ! Que fais-tu à ce chat ? Tu ne vois pas qu’il souffre ?

Le garçon secoua sa tête blonde, penaud.

-Ben, Daniel… Ce n’est qu’un jeu.

-C’est un jeu stupide. Tu ne dois pas faire de mal aux chats, d’accord ?

Le jeune homme planta son regard dans celui de Vivian. Celui-ci se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il avait une admiration sans faille pour son grand frère et rien ne lui était plus pénible que sa désapprobation.

-Oui, Daniel, fit-il piteusement.

Daniel lui sourit. Victor regarda Vivian avec incrédulité. Il était le fils du duc, et même si le garçon était plus âgé, il lui était forcément inférieur en rang ; il n’aurait pas cru voir Vivian, si fanfaron quelques minutes plus tôt, s’écraser devant un simple écuyer. Mais lui et Daniel se comportaient désormais comme s’il n’existait même pas.

-Si tu veux, reprit Daniel, tout à l’heure, nous irons jouer à la paume.

-Mais tu me bats toujours, fit Vivian.

-Pas toujours. Tu m’as battu une fois.

-C’est vrai ! Un jour, je serai plus fort que toi, fit le garçon d’un ton de défi.

Daniel rit.

-Je n’en doute pas, répondit-il.

Blandine s’apprêtait à traverser la cour, une grande bassine de linge à la main, lorsqu’elle surprit la dispute. Elle vit le chat dans les bras de Daniel, qui semblait réprimander Vivian ; puis finalement, lui et son compagnon s’éloignèrent. La scène avait attiré les regards, et Blandine s’aperçut que plusieurs des spectateurs gardaient les yeux fixés sur le jeune écuyer et son chat, d’un air réprobateur, voire soupçonneux. L’animal s’agita dans les bras du garçon, et celui-ci murmura quelques mots à son oreille pour l’apaiser. Blandine crut entendre un des gardes grogner : « enfant de sorcière », mais d’une voix si basse qu’elle n’était pas sûre de n’avoir pas rêvé.

La servante sentit un frisson glacé lui parcourir l’échine. Abandonnant sa bassine, elle s’approcha à grands pas du garçon.

-Daniel, lâche immédiatement ce chat, ordonna-t-elle d’une voix tendue.

Le garçon hésita, mais il dut percevoir la note d’angoisse dans sa voix, car il finit par obtempérer et déposa doucement l’animal au sol. Le félin détala aussitôt.

-Viens par là, fit Blandine, et prenant Daniel par le poignet, elle l’entraîna sans ménagement derrière un angle de la muraille. Quand ils furent à l’abri des regards, elle se tourna vers lui, et le gifla à toute volée. Le garçon tituba, mais se rétablit aussitôt, son visage déformé par la colère. Il cria :

-Je ne suis plus un enfant, que tu peux corriger comme tu le souhaites !

-Tais-toi, idiot ! s’exclama Blandine.

Elle s’approcha de lui assez près pour être sûre qu’il soit le seul à l’entendre.

-Tu ne dois plus jamais agir ainsi, fit-elle. Les chats sont les animaux du démon.

-Mais pas du tout, protesta Daniel, mais elle ne lui laissa pas le temps de poursuivre.

-Ecoute-moi. Ecoute-moi bien ! On disait souvent de ta mère que c’était une sorcière. Nombreux sont ceux qui la soupçonnent d’avoir ensorcelé le duc pour le séduire.

Le garçon devint pâle de rage, et Blandine le vit serrer les poings. Il ouvrit la bouche, mais elle l’interrompit encore.

-Ce sont des racontars et tu ne dois pas y donner foi. Mais tu ne dois jamais, jamais, te comporter d’une façon qui puisse nourrir les soupçons. Les gens qui parlent aux chats ont la réputation d’être des sorciers, comprends-tu ? Mon Daniel, l’hiver dernier, au village de ma cousine, ils ont pendu une jeune fille qui n’avait pas deux ans de plus que toi. Nous vivons une drôle d’époque, où il est bien facile de faire condamner quelqu’un à mort. Je ne veux pas te voir mêlé à ça.

Elle le regardait droit dans les yeux, pour qu’il comprenne l’importance de ses paroles. Le jeune homme s’adoucit. Il lui prit la main.

-Blandine, dit-il d’un ton attendri, tu es la seule ici qui s’inquiète de moi.

Blandine rougit et dégagea sa main. Daniel n’avait pas quatorze ans, mais il avait parfois des manières et un charme qui n’allaient pas tarder à être embarrassants.

-Ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle. Notre jeune seigneur Vivian aurait grand chagrin s’il t’arrivait malheur. Et… le duc aussi, quoiqu’il en dise.

Daniel s’assombrit.

-Sans doute que Vivian aurait du chagrin, lâcha-t-il.

Blandine posa une main sur son épaule. Après la naissance de Vivian, le duc n’avait plus guère manifesté son affection pour son fils aîné. Il s’était contenté de suivre de près son éducation de chevalier, encore plus sévère et intransigeant envers Daniel qu’il ne l’était pour son fils légitime. Blandine savait qu’il craignait d’attirer sur lui la jalousie de la duchesse, et que son exigence était la seule marque d’amour que le duc s’autorisait. Mais Daniel était encore trop jeune pour le comprendre.

-Ne te laisse pas dévorer par la rancune, dit-elle. Quand tu auras grandi, tu auras des choix difficiles à faire, et tu comprendras mieux ceux auxquels ton père a eu à faire face.

***

La duchesse Isabeau regardait depuis sa chambre son fils jouer à la paume avec Daniel. Elle avait installé son métier à tisser près de la fenêtre, pour profiter de la lumière, mais elle était perpétuellement distraite dans son ouvrage par le spectacle du jeu qui se déroulait dans la cour. Vivian jetait la balle contre son frère, et celui-ci la récupérait adroitement dans le gant de cuir qu’il portait à la main gauche. Ils poussaient de temps à autre des cris d’excitation, sous l’effet du triomphe ou de la frustration. Isabeau ne comprenait pas comment les deux frères avaient pu devenir si complices. Daniel semblait exercer sur Vivian une sorte de fascination contre laquelle elle ne pouvait rien : elle avait maintes fois tenté d’interdire à son fils de fréquenter Daniel, mais il lui avait désobéi si souvent qu’elle avait fini par renoncer. Vivian avait compris très tôt que Daniel était son demi-frère. Elle ignorait comment, mais le fait était si peu secret au château qu’il avait pu l’apprendre de n’importe qui – voire du duc lui-même.

Ce dernier, assis dans un coin de la cour, jouait au tric-trac avec un de ses hommes. De temps en temps, il levait les yeux pour observer le jeu des deux garçons, et lançait quelques encouragements. Le reste de la cour bourdonnait de l’effervescence habituelle des serviteurs et des hommes d’armes, les uns affairés aux tâches ménagères, les autres à leurs jeux guerriers.

Visiblement fatigués, les deux enfants abandonnèrent un instant le jeu. Daniel ôta son gant de cuir et s’épongea le front. Blandine apporta une cruche à laquelle les deux garçons burent à longs traits. Vivian s’éloigna de quelques pas pour ramasser l’esteuf, et commença à le faire rebondir dans sa main.

Soudain, un violent tumulte se fit entendre. Des aboiements furieux retentirent, puis le cri d’un homme. Un instant plus tard, un chien déboula du chenil, écumant, la bave aux lèvres. C’était un énorme mâtin au poil brun foncé, qui avait été blessé par un renard quelques jours plus tôt, pendant une chasse. Le maître-chien jaillit à son tour à sa suite, et se mit à hurler :

-Attention ! Il est enragé !

Le chien, courant droit devant lui, fonça vers Vivian. Des exclamations horrifiées jaillirent de toutes parts, quand on comprit que l’enfant allait être attaqué. Celui-ci regardait stupidement la bête galoper vers lui, incapable de réagir, comme pétrifié.

Mais quelqu’un bondit sur l’animal et le saisit à bras-le-corps, le stoppant net dans sa course. Sous le choc, la bête et l’homme roulèrent dans la poussière. Les deux corps formèrent une mêlée furieuse d’où fusaient des grognements et des cris presque aussi bestiaux les uns que les autres.

-Daniel ! cria Blandine.

-Nom de Dieu ! jura le duc en se levant brusquement.

Passé la première stupéfaction, chacun se précipita pour agir ; mais les évènements se déroulèrent trop vite. Dans le mouvement de leur combat, le chien et le garçon s’étaient retrouvés à proximité du puits central. Daniel se redressa brusquement, son adversaire sous lui ; il lui tenait le cou, mais le chien enfonçait ses griffes profondément dans sa chair. Avec un rugissement, Daniel souleva à demi le chien et abattit sa tête contre les pierres du puits. Le chien jeta un bref jappement, mais déjà Daniel renouvelait le coup, encore et encore, jusqu’à ce que l’animal fût tout à fait inerte.

Alors le garçon laissa brusquement retomber sa victime, haletant. La paroi du puits était couverte du sang du chien.

Vivian cria le nom de son frère et se précipita vers lui. Mais celui-ci leva la main pour lui faire signe d’arrêter :

-N’approche pas, Vivian, il m’a mordu !

Il y eut un brouhaha. La panique refluait sur l’assemblée, à retardement. Isabeau jaillit des escaliers et saisit son fils par les épaules. Puis elle le pressa contre elle, criant :

-Mon fils ! Vivian ! Tu n’as rien ?

-Allez chercher le père Simon ! ordonna le duc d’une voix furieuse.

Daniel tenta péniblement de se relever, en s’accrochant aux pierres du puits. Sa tenue d’écuyer était en lambeaux et laissaient voir des traînées sanglantes sur tout son corps. Blandine courut pour le soutenir, et comme Daniel protestait, elle s’empressa de le rassurer :

-Tu ne vas pas me contaminer. Laisse-moi t’aider.

Il sentait sa voix vibrer d’inquiétude. Elle lui passa un bras ferme sous les épaules, le portant presque.

Père Simon, le prêtre affilié à la chapelle depuis la mort du père Grégoire, apparut enfin. Il écarquilla les yeux en voyant le garçon blessé et le cadavre du chien gisant à terre dans une mare sanglante. Mais il avait suivi l’enseignement des médecins de Montpellier, et réagit promptement. Il ordonna à Blandine de conduire Daniel dans un petit oratoire attenant à la chapelle ducale ; aux autres domestiques, il réclama de l’eau, des linges et du vin tiède. Trop heureux d’avoir quelqu’un qui leur dise quoi faire, les serviteurs obéirent immédiatement. Daniel fut installé sur une paillasse propre dans l’oratoire ; c’était une pièce étroite, sobrement éclairé d’un petit vitrail et meublée uniquement d’un autel surmonté d’une icône de la Vierge.

Le père Simon s’agenouilla aux côtés du garçon et entama ses soins, secondé par Blandine. Tout en officiant, il marmonnait des prières, s’interrompant parfois pour donner quelques ordres. Il fit nettoyer ses blessures à l’eau et au vin tiède. Le bras droit du garçon avait été profondément entaillé par la mâchoire du chien, et lorsque le liquide tiède vint rincer la plaie, Daniel se mordit la lèvre pour ne pas crier. Puis le chapelain appliqua un onguent cicatrisant et pansa les blessures les plus profondes.

Quand il eut fini, Blandine resta auprès de Daniel. Elle s’autorisa un rare geste de tendresse, passant la main sur son front. Le garçon lui sourit.

-Tu es fou de t’être jeté comme ça sur ce chien, murmura-t-elle.

-Mais il allait attaquer Vivian, répondit Daniel.

Blandine ne trouva rien à répliquer. Elle songea que Daniel allait sans doute payer de sa vie sa dévotion à son frère, et elle réprima un brusque sanglot. Elle ne voulait pas montrer sa détresse devant lui, et força ses lèvres à s’étirer dans un sourire douloureux.

-Tu seras un vaillant chevalier, dit-elle.

Daniel lui rendit une expression pleine d’espoir.

-Tu crois ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Mehdi L'Escargot ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0