L’héritier - 3

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Le soleil méridional inondait ce jour-là la cour de tous ses feux. Les gardes de faction transpiraient sous leur cuirasse, ce qui ne les empêcha pas d’alpaguer une servante qui passait, un plat dans les mains recouvert d’un linge.

– Hé, la Blandine, ça m’a l’air bien savoureux ce que tu as là ! fit l’un d’eux, avec un œil brillant dont on ne savait trop s’il était gourmand ou gaillard. C’est pour moi, dis ?

La servante fronça les sourcils. C’était une femme imposante, grasse et musclée tout à la fois, aux cheveux blonds et au regard intransigeant.

– Bas les pattes, Moireux, c’est pour Iris. Elle est un peu souffrante, et notre seigneur lui fait porter un morceau de sa pitance, une venaison qu’il a chassée ce matin.

– La chanceuse, fit le compagnon du premier garde. En voilà une au moins de soignée.

– C’est-y que tu voudrais prendre sa place, la Fronde ? ricana Moireux.

Blandine abandonna les gardes à leurs plaisanteries, et quelques minutes plus tard, frappait à la porte d’Iris.

– Entre, fit une voix un peu alanguie.

Blandine entrebâilla la porte. Iris était encore alitée, mais son teint avait repris ses couleurs. Elle se redressa sur sa couche à l’arrivée de Blandine. Vêtue seulement d’une chemise de toile, elle releva les couvertures vers elle. La maladie récente laissait voir des cernes sur sa figure, mais elle ne se déparait pas de son sourire.

– Comment te sens-tu, ma chérie ?

– Mieux, merci, Blandine. Je vais me lever, ajouta Iris, joignant le geste à la parole. Que tiens-tu là ?

– C’est un morceau de la biche que sire Henri a tué à la chasse, répondit Blandine en posant le plateau sur la petite table de la chambre. Il t’en fait cadeau, pour que tu refasses tes forces.

– Le galant seigneur que voilà, fit Iris en souriant. Elle se dirigea vers la petite table et tira à elle un petit tiroir encastré sous le panneau de bois. Elle en sortit un couteau aiguisé, à manche d’ivoire : encore un présent de son noble amant. S’asseyant, elle demanda :

– Partageras-tu cette belle viande avec moi, Blandine ?

– Non point, je n’ai pas grand-faim : nous sortons de table.

Iris entreprit de découper des lamelles de viande rôtie, et mordit avidement. La chair était tendre et juteuse.

– C’est délicieux. Peux-tu appeler Daniel, qu’il vienne y goûter ?

Au moment où elle prononçait ses paroles, une frimousse rousse apparut derrière la porte.

– Ma parole, Daniel, c’est à croire que tu nous espionnais, fit sa mère en riant.

– J’ai vu Blandine passer, répondit le petit garçon comme si cela justifiait tout.

Les deux femmes se sourirent. Depuis l’arrivée d’Iris au château, elles étaient devenues proches amies ; Blandine avait beaucoup d’affection pour Daniel, et celui-ci la lui rendait si bien, la suivant partout comme son ombre, qu’Iris en était parfois presque jalouse.

Iris se lécha le doigt, d’où coulait un peu de graisse.

– Allons, viens là. Regarde la belle viande que nous fait porter ton père.

Elle lui tendit un morceau, mais l’enfant plissa le nez.

– Elle sent bizarre, dit-il. Je n’en veux pas.

Blandine leva les yeux au ciel.

– En voilà un garçon capricieux. Bien des enfants n’ont pas même une telle pitance à se mettre sous la dent.

Mais Iris ne savait pas résister à son fils, et n’insista pas, fourrant le morceau dans sa propre bouche. Daniel reprit son petit cheval de bois, et leur tournant le dos, entreprit de le faire courir sur le linteau de la fenêtre.

– Tu sembles avoir retrouvé bel appétit, remarqua Blandine.

– Mais oui. Je me sens beaucoup mieux. Dis-moi, Blandine… comment va la duchesse ?

– Elle est complètement rétablie à présent. Il était temps, plus de six mois après avoir perdu son fruit.

Iris hocha la tête. Elle gardait en mémoire l’image d’Isabeau, vacillante de faiblesse, et si terrible dans les menaces qu’elle avait proférées. Elle n’avait jamais osé parler à quiconque de cette scène, pas même à Blandine. Mais la duchesse semblait finalement les laisser en paix, son fils et elle.

– Sa guérison est plus longue à chaque fois, continua Blandine. Pauvre duchesse. Je prie pour qu’elle parvienne un jour à mener sa grossesse à terme.

– Moi aussi.

Iris fit une petite grimace, et plaqua sa main sur son ventre.

– Tu te sens bien ? S’inquiéta Blandine.

– Ce n’est rien. J’ai mangé trop vite. Et Henri, dis-moi ?

Blandine prit une mimique sévère, mais cacha mal son amusement.

– Tu l’as vu hier. Il est venu te rendre visite, quand il a su que tu étais souffrante.

– C’est vrai. Mais parle-moi quand même de lui. Était-il content de sa chasse ?

– Ma foi ! En plus de la jeune biche, il a débusqué quelques lapins et des perdrix. Je l’ai entendu dire à Daniel, à son retour, que bientôt il l’emmènerait avec lui.

– Daniel ! Il est encore bien jeune.

– Dans deux ans, il aura l’âge de commencer sa formation. Les années passent vite.

– Trop vite, soupira Iris.

C’était grande fierté pour elle que son fils devienne chevalier, mais l’idée qu’on le lui enlève pour le confier à des hommes d’armes lui tordait le cœur.

Soudain, une nausée la saisit. Elle se plia en deux, et presque aussitôt un jet âcre et fétide jaillit de sa bouche, éclaboussant le sol.

– Iris ! s’exclama Blandine, effrayée.

Daniel se retourna brusquement, et ouvrit de grands yeux.

Iris vomissait continuellement, sans pouvoir s’arrêter. Enfin, un répit survint, et elle tenta péniblement de reprendre son souffle. Mais une terreur grandissante la prenait, en se rappelant que son fils avait trouvé à la viande une odeur bizarre. Elle hoqueta :

– Blandine, la nourriture… Es-tu sûre que c’est un cadeau d’Henri ?

– Ma foi, balbutia Blandine, c’est ce qu’a dit la duchesse…

– La duchesse !

Iris se sentit défaillir. Sa vue se brouilla, des lumières se mirent à danser devant ses yeux comme des feux follets. Elle gémit :

– La viande… Empêche-le d’y toucher… Elle est empoisonnée.

– Empoisonnée ! Iris… C’est impossible !

Un nouveau vomissement fit ployer la jeune femme ; puis elle suffoqua, les yeux pleins de larmes, et tomba inanimée sur le sol.

Daniel commença à hurler.

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