La nuit des sorcières - 4

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Il semblait à Vivian que ces fiançailles n’en finissaient pas. Il n’avait pas l’habitude de patienter pour pouvoir enlacer une femme. Il voyait Jehanne tous les jours, mais ils devaient se contenter de quelques baisers volés qui ne faisaient que l’enflammer davantage et exacerber sa frustration. Peut-être à cause de cela, elle avait pris à ses yeux une importance qu’aucune femme n’avait eue jusqu’alors : elle l’obsédait, et il ne rêvait que du moment où il pourrait enfin étreindre ce corps suave, et recommencer aussi souvent qu’il en aurait envie.

Il déambulait dans la cour, ses pas se dirigeant malgré lui vers les communs où il était si souvent venu chercher le réconfort d’un corps féminin contre le sien, imitant en cela son père avant lui. Il y avait toujours là de jolies servantes pour bassiner leur lessive en fredonnant des airs, leurs bras nus rougis par le froid de l’eau.

En cheminant, il passa devant les écuries et s’interrompit brutalement. Des rires et des gémissements étouffés lui parvenaient des stalles. Il pivota et pénétra dans le haut bâtiment d’où émanait la forte odeur des chevaux. Là, dans la pénombre, il distingua la silhouette d’un couple qui se trémoussait sans équivoque. La femme le vit soudain et poussa un petit cri ; son partenaire se retourna brusquement.

– Oh ! Messire ! s’exclama-t-il avec confusion.

Il s’empressa de s’écarter de la jeune femme en remontant précipitamment ses braies. Vivian reconnut le palefrenier Pierre et la suivante de Jehanne, l’angélique Laurine aux yeux gris.

– Veuillez nous excuser, messire… fit le jeune homme avec embarras… Nous ne…

Il n’y avait aucune manière dont il puisse se justifier, aussi retomba-t-il dans un silence gêné. Vivian inspecta le visage du palefrenier : il ne devait être guère plus vieux que lui, mais de sa carrure en paraissait davantage. Il avait l’allure d’un ours timide, ses cheveux drus retombant sur des yeux doux et farouches. Vivian se sentait profondément jaloux de cet homme, de ce couple ; ses sens étaient comme enragés. Il maîtrisa cependant son ressentiment, et dit d’un ton affable, qui se voulait léger et complice :

– Ne vous inquiétez pas, cela restera entre nous. Il n’y a pas grand péché là où il y aura mariage, n’est-ce pas ?

Les yeux de l’homme devinrent humides de gratitude.

– Vous êtes trop bon, messire…

– Merci, messire, fit la jeune suivante avec une légère courbette.

Son ton à elle laissait pourtant entendre une certaine défiance : elle avait bien conscience que la grande magnanimité que Vivian affectait aurait aussi bien pu le conduire à passer son chemin sans les déranger. Vivian le perçut, et en conçut une certaine irritation. Ayant brièvement arrangé sa tenue, la jeune servante le dépassa sans plus lui accorder un regard, avec la vivacité d’un oiseau ; elle exhalait une odeur douce et âcre qu’il huma sur son passage. Elle eut bientôt disparu hors des écuries.

Vivian se retourna vers le palefrenier : il ressentait le besoin de se venger de lui d’une manière ou d’une autre.

– Tu n’as pas bien bouchonné mon cheval, ce matin.

– Pardonnez-moi, messire, bredouilla le pauvre Pierre. Je vais m’en occuper.

– Fais donc cela, maugréa Vivian, et se détournant de lui, il sortit à son tour des écuries.

Dehors, la mince silhouette de Laurine se laissait encore apercevoir : machinalement, Vivian la suivit, et bientôt il la vit entrer dans une petite pièce des communs. Il n’y avait personne alentour : à cette heure chaude de la journée, même les serviteurs préféraient sans doute effectuer leur labeur à l’intérieur de l’atmosphère fraîche des murs du château.

Vivian s’approcha ; l’idée qu’elle était seule faisait son chemin dans son esprit, et il était encore tout enflammé de la scène qu’il venait de surprendre. Il entendit des bruits d’éclaboussures en provenance de la pièce. Sans plus hésiter, il ouvrit la porte.

Laurine avait une jambe dans une bassine, et se l’aspergeait d’eau. En voyant Vivian, elle poussa un petit cri de surprise et se redressa brusquement, sa robe retombant d’un coup jusqu’à ses pieds. Mais Vivian gardait l’image fugitive des jambes blanches imprimées sur la rétine.

– Je suis désolé de t’avoir effrayée, dit-il avec un sourire, en effectuant quelques pas à l’intérieur de la pièce. Ce n’est que moi.

Laurine lui rendit un sourire incertain. Vivian s’approcha jusqu’à être tout près d’elle, et elle se raidit.

– Allons, allons, murmura-t-il comme on calme une jument rétive.

Passant la main sur son visage, il ramena doucement une mèche derrière son oreille, la saisit par la nuque, et l’embrassa. Elle poussa un petit cri étouffé, mais il l’enlaça de sa main libre pour la maintenir contre lui. Elle dégagea son visage, en protestant :

– Messire, je vous en prie…

Mais elle n’osait pas le repousser franchement, et il prit cette mollesse pour un consentement. Il promena doucement sa main le long de son dos, en disant :

– Personne n’en saura rien, je te rassure… Après tout, tu n’es déjà plus vierge, n’est-ce pas ?

Il sentait le cœur de la jeune fille battre à tout rompre contre sa poitrine, et le désir lui montait à la tête, lui faisant oublier tout le reste.

Soudain, Laurine poussa un cri et Vivian vit une expression affolée sur son visage : elle fixait un point derrière lui. Il se retourna : Jehanne se tenait dans l’encadrure de la porte encore ouverte, toute blême, les poings serrés.

Il relâcha brusquement la jeune servante, qui éclata aussitôt en sanglots.

– Ma dame ! balbutia-t-elle. Je vous jure… je ne voulais pas…

– Je te crois, Laurine, fit Jehanne d’une voix blanche.

Vivian se sentit mortellement embarrassé. Il se retrouvait soudain dans la situation de Pierre, quelques minutes auparavant, ne sachant que dire pour se disculper. Il croisa le regard de Jehanne : il en fut comme gelé sur place. Les grands yeux de Jehanne étaient plein de fureur et d’incompréhension mélangés. Il ne pouvait qu’attendre l’orage, et l’orage éclata enfin.

– Comment peux-tu… ? rugit Jehanne. Tu sais donc bien jouer la comédie ! Comment ai-je pu te croire un seul instant ?

Il en eut comme un coup au cœur.

– Je ne jouais pas la comédie ! Seulement…

– Seulement quoi ? Cela n’a donc aucune importance pour toi ?

– Non, ça n’en a pas… pas par rapport à toi !

Il s’élança vers elle ; elle eut un mouvement de recul, mais il parvint à lui saisir les mains.

– Toi et moi, cela n’a rien à voir, dit-il avec passion. Tu seras ma femme.

– Je ne serai pas ta femme, s’écria-t-elle, et elle dégagea ses mains avec violence.

Vivian sentit le sang quitter son visage ; elle ne pouvait pas penser ce qu’elle venait de dire. Mais elle insista, assénant chaque mot comme un coup de couteau :

– Je ne serai jamais ta femme. Nos fiançailles sont rompues.

– Non, Jehanne… souffla-t-il d’une voix ridiculement faible. Ecoute…

– Je n’écoute plus rien. Tu me fais horreur.

Elle lui jeta un dernier regard assassin, et s’éloigna hâtivement à travers la petite cour. Vivian eut l’idée de courir derrière elle, mais ses jambes semblaient devenues de coton. Il sortit juste à temps pour la voir disparaître dans la tour.

Il s’appuya contre le bâtiment. Il ne parvenait même pas à mesurer l’ampleur de la catastrophe.

Il vit soudain sa mère se diriger à grands pas vers lui. Elle avait dû entendre les éclats de voix, et il devait être très pâle. L’inquiétude chiffonnait le beau visage de la duchesse.

– Que s’est-il passé, mon fils ? dit-elle d’une voix tendue.

Il s’entendit balbutier d’une voix entrecoupée des phrases sans guère de sens, mais sa mère parut comprendre l’essentiel.

– Elle veut rompre les fiançailles ? Cela ne saurait être.

Il fut pris d’espoir : saurait-elle rattraper sa bévue ? Elle intercepta son regard, et confirma :

– Je vais te ramener ta fiancée. Mais toi, mon fils… cesse donc de faire l’imbécile quelque temps.

Coulant un regard à l’intérieur de la pièce où se trouvait encore Laurine, elle ajouta :

– Avec sa propre suivante… quelle maladresse !

Il rougit. Il avait conscience de mériter le reproche. La duchesse fit volte-face dans un gracieux mouvement de robe et se dirigea vers la tour où s’était réfugiée Jehanne.

***

Jehanne tournait et tournait dans sa chambre comme un fauve en cage, sans parvenir à calmer le flot de colère qui lui faisait bouillir le sang dans les veines. Elle était encore tremblante de fureur et de frayeur tout à la fois ; mais sa résolution à abandonner le projet de mariage était parfaitement claire à son esprit. Elle ne serait pas le jouet de cette famille hautaine, de ce garçon fourbe qui ne faisait mine de s’intéresser à elle que pour mieux la tromper. Elle était Jehanne de Beljour, héritière d’un grand comté, et il était temps qu’elle reprenne sa vie en main.

La duchesse fit brusquement irruption, sans même frapper à la porte.

Une vague d’adrénaline parcourut Jehanne, et elle s’en fit aussitôt reproche : elle tenta de récupérer l’élan de fierté qui l’animait une seconde plus tôt. Elle ne baisserait pas les yeux devant la duchesse, comme une enfant coupable : c’était son fils qui avait commis l’action honteuse.

Le visage de la duchesse paraissait parfaitement calme, comme à l’ordinaire ; mais Jehanne avait appris à lire dans les sillons qui ornaient le coin de ses yeux. Isabeau était dans cet état de colère souterraine, invisible, qui la rendait si redoutable.

– Je veux vous parler, mon enfant, dit la duchesse d’une voix doucereuse. Asseyons-nous, voulez-vous ?

Jehanne eut envie de protester qu’elle était dans sa chambre et qu’elle n’avait nul droit de s’inviter ainsi : mais elle se rappela que la duchesse était en fait son hôtesse.

Elles prirent donc place sur les petits tabourets matelassés : Jehanne avait la désagréable impression que la duchesse parvenait déjà à la manipuler selon son désir.

– Je connais bien votre famille, ma chère enfant, commença Isabeau. Votre lignée est bien malchanceuse.

Son ton paraissait compatissant, mais Jehanne était sûre d’y distinguer une note de méprisante ironie.

– Votre père, le comte, est un homme fragile, poursuivit la duchesse, incapable de se battre depuis bien longtemps, et par là-même, incapable de remplir son devoir envers son roi et envers ses vassaux. Son épouse, votre mère, n’a engendré, à part vous-même, que des enfants souffreteux : de vos frères, seulement deux survécurent. Le premier devint célèbre pour ses penchants violents : la rumeur court qu’il aurait tenté d’assassiner au berceau votre jeune frère, dont on ne sait pas, quant à lui, s’il est demeuré ou fou…

– Mon frère Aubin est plus intelligent que vous tous réunis ! éclata Jehanne.

La duchesse ne tint pas compte de l’interruption. Elle poursuivit impitoyablement :

– Vous êtes bien la seule, Jehanne de Beljour, qui pouvez redorer le blason de votre famille. Votre père a été habile, et grâce à la promesse de votre mariage, il peut enfin relever la tête.

Jehanne tenta vainement de refouler les larmes de rage qui envahissaient ses yeux. Elle comprenait enfin où voulait en venir la duchesse. D’un ton onctueux, celle-ci asséna le dernier coup :

– Que lui restera-t-il, si les fiançailles sont rompues ? Cette dernière humiliation pourrait bien le tuer. Pauvre homme, son cœur est faible.

Jehanne resta suffoquée une minute. Elle aurait voulu déchirer de ses ongles le beau visage de la duchesse, lacérer ce masque de bienveillance hypocrite où perçait déjà une lueur de triomphe.

– Vous êtes ignoble, souffla-t-elle.

L’ombre d’un sourire flotta sur les lèvres de la duchesse.

– La rupture coûterait bien plus cher à votre famille qu’à la nôtre, Jehanne de Beljour. N’oubliez pas cela. Vous en êtes, après tout, l’héritière.

Elle se leva et dit gracieusement :

– Je vous laisse y réfléchir. Bonne après-midi, mon enfant.

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