La nuit des sorcières - 5

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Daniel avait effectué une longue promenade à cheval à travers la région. C’était quelque chose qu’il faisait souvent avec son frère, auparavant, mais désormais celui-ci passait le plus clair de son temps avec sa fiancée, et Daniel ne pouvait pas lui en vouloir. Il avait parfois du mal à assimiler que Vivian était devenu adulte et que son rôle de grand frère protecteur ne se justifiait plus vraiment.

C’est donc un peu mélancolique que Daniel entamait son retour au château, au soleil déclinant de la fin d’après-midi. Il avait rejoint la route de Combelierre et la forteresse lui apparaissait déjà.

Un cavalier soudain déboula hors des murs ; sans paraître le voir, il bifurqua vers le chemin qui s’enfonçait dans les bois à flanc de colline. Daniel eut un mouvement de surprise qui lui fit tirer sur la bride, et sa monture s’arrêta. Il avait aperçu le flottement d’une robe et de longs cheveux dénoués, et il était presque sûr d’avoir reconnu Jehanne. C’était bien un peu étrange, mais après tout Jehanne pouvait être, à sa manière, aussi impétueuse que Vivian. Aussi le chevalier passa-t-il outre, et éperonna-t-il à nouveau son cheval. Mais quelques minutes plus tard, une autre silhouette féminine, à pied cette fois, surgit à son tour de la poterne et se mit à lancer de grands appels de détresse.

– Jehanne ! Jehanne !

Cette fois, Daniel fit accélérer son cheval. Il reconnut bientôt en la femme qui appelait, la jeune Laurine, la suivante la plus proche de Jehanne. Elle avait l’air affolée. Quand le chevalier parvint à sa hauteur, elle se précipita vers lui avec un tel empressement que Daniel dut faire faire un écart à sa monture pour ne pas lui rentrer dedans.

– Mordiable, s’écria-t-il, êtes-vous toutes folles aujourd’hui ?

Ce n’était pas exactement la manière dont un chevalier était supposé s’adresser à une jeune femme, mais Laurine parut de toute façon n’avoir rien entendu.

– Messire ! Je vous en prie, rattrapez Jehanne ! Elle est partie bouleversée… et je crains à la vérité qu’elle ne fasse une bêtise…

Daniel en resta tout interloqué.

– Mais je… et pourquoi n’es-tu pas allée chercher son fiancé ? Il me semble qu’il est plus à même de la réconforter…

Un pli de douleur froissa le joli visage de la servante, et ses yeux gris se remplirent de larmes.

– C’est précisément lui… et moi… ô Dieu, comme elle doit m’en vouloir !

Elle cacha son visage entre ses mains. Daniel connaissait suffisamment son frère pour que ces quelques mots suffisent à lui faire deviner l’essentiel. Il lâcha un soupir d’exaspération.

« Que pensais-je tantôt, petit frère ? Ah oui : que tu étais devenu adulte… »

Il fit tourner bride à son cheval, avec un peu de réticence : il n’était pas sûr d’être bien qualifié pour s’occuper des émois féminins. S’il pouvait au moins empêcher Jehanne de se jeter du haut de la grande gorge, ce serait certes un début. Il lança son cheval sur la piste des bois, à la poursuite de celui de Jehanne dont les sabots laissaient encore des traces visibles dans la poussière.

Jehanne était folle de rage. Elle avait abandonné sa monture entre les arbres, et elle passait sa colère en flanquant de grands coups à un tronc d’arbre avec un bâton ramassé au sol, encore et encore, jusqu’à ce que des éclats de bois viennent lui érafler le bras. Elle n’y prit pas garde. Elle se laissait irrépressiblement envahir par la fureur, lançant de grandes imprécations vers le ciel, maudissant Vivian, la duchesse, ses frères et la terre entière.

– Damoiselle ?

Jehanne sursauta. Dans un réflexe, elle fit volte-face et frappa à l’aveugle avec son bâton. Daniel eut tout juste le temps de faire un bond de côté pour esquiver le coup. Il eut un instant d’effarement, puis s’écria :

– Diable ! Guillaume aurait à apprendre de vous !

Jehanne le regarda avec stupéfaction. Il avait vraiment l’art de surgir au moment où elle était sûre d’être seule.

– Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous me suivez ?

– A la demande de Laurine, se justifia Daniel. Je crois qu’elle avait peur que vous ne fassiez quelque chose de dramatique.

A la pensée de sa sœur de lait, Jehanne s’adoucit.

– Pauvre Laurine, comme elle doit se sentir coupable… mais ce n’est pas sa faute.

Un élan de colère l’emplit à nouveau. Elle jeta avec ressentiment :

– Vivian n’a pas eu honte de tromper sa propre fiancée en contraignant la fiancée d’un autre.

– Vivian est infidèle, mais il ne contraint pas les femmes, protesta Daniel. Je connais mon frère.

Jehanne le regarda avec incrédulité.

– Et je connais ma suivante, messire. En outre, c’est une servante et Vivian est le fils du seigneur. Croyez-vous vraiment qu’elle avait le choix de dire non ?

Daniel s’assombrit. Il n’aimait pas avoir cette image de son petit frère, mais il savait qu’elle avait raison. Vivian était comme son père, un homme qui avait enlevé une jeune paysanne pour son plaisir personnel, sans se soucier d’en faire une femme déshonorée, à la merci de la jalousie d’une autre femme…

Jehanne vit qu’elle avait touché un point sensible. Le visage de Daniel avait pris une expression lointaine et douloureuse ; elle ne pouvait pas deviner ses pensées, mais l’émotion qu’il affichait la remuait jusqu’au fond du ventre. Il valait tellement mieux que son frère, songea-t-elle. C’était lui qu’elle voulait, pas Vivian.

Tout à coup, elle eut envie qu’il sache. Après tout, pourquoi aurait-elle encore des scrupules ? L’idée était si enivrante que toute pensée raisonnable déserta momentanément son esprit.

Elle s’avança vers le jeune homme ; plongé dans ses pensées, il ne s’en aperçut pas avant qu’elle soit toute proche, et releva la tête avec surprise, mais il ne recula pas.

Sans trop savoir ce qu’elle faisait, Jehanne leva la main et la posa sur la poitrine du chevalier. A voix très basse, mais distincte, elle dit :

– Je ne veux pas que Vivian soit mon premier homme ! Je veux que ça soit toi !

Elle n’osa pas tout de suite lever les yeux vers son visage, mais elle sentit la pulsation de son cœur accélérer brusquement contre sa paume.

Prenant son courage à deux mains, elle leva le menton et plongea son regard dans le sien.

Là, derrière la stupeur et la confusion, elle vit un désir qui faisait écho au sien.

C’était trop beau pour être vrai. Tout le reste cessa soudain d’exister.

Lentement, délicatement, comme on craint d’effaroucher un oiseau, elle se mit sur la pointe des pieds et, prenant appui sur ses épaules, fit quelque chose dont elle rêvait depuis longtemps : elle passa sa langue sur les lèvres de Daniel. Elle le sentit retenir sa respiration, et il ferma les yeux une seconde.

Puis il les rouvrit, et elle vit aussitôt que la lucidité lui était revenue. D’un mouvement ferme, presque brutal, il la repoussa.

– C’est impossible.

Jehanne eut la sensation de chuter brutalement du sommet de sa félicité. La réalité lui revint comme une gifle, et des larmes de frustration envahirent ses yeux. Elle avait tellement envie de lui, et elle voyait qu’il avait aussi envie d’elle, elle pouvait le voir à la peur même qu’elle lisait maintenant sur son visage, à sa rougeur, à l’effort visible qu’il faisait pour s’éloigner d’elle.

– Pourquoi ? cria-t-elle. Vivian fait bien tout ce qu’il veut !

– Peut-être, marmonna Daniel, mais pas moi.

– Je ne comprends pas.

– Je sais que Vivian doit vous paraître menteur et infidèle. Et pourtant, croyez-moi… Il vous aime pour de bon.

– C’est absurde.

– Oui, mais Vivian est ainsi.

– Et vous, jeta-t-elle avec colère, vous allez toujours vous écraser devant lui ?

Il eut l’air blessé, et elle regretta aussitôt ses paroles, mais elle ne parvenait pas à se maîtriser.

– Je lui suis loyal et voilà tout.

Il se détourna, et d’un pas incertain, se dirigea vers leurs montures. Elle eut envie de se précipiter pour le retenir, mais se contint. Il n’y avait rien à faire. Elle l’avait perdu.

Les deux chevaux, restés à quelques mètres entre les arbres, se frottaient amicalement le museau. Ils avaient plus de chances qu’eux, songea Jehanne. Arrivé à leur hauteur, Daniel se tourna vers elle.

– Venez. Nous devons rentrer.

Il avait l’air de mourir d’envie de sauter sur son cheval et de partir au galop, sans oser le faire. Peut-être qu’il avait vraiment peur qu’elle fasse « quelque chose de dramatique », maintenant. Elle ne faisait aucun effort pour dissimuler ses émotions, elle devait avoir l’air tellement désespérée.

La tête basse, sans le regarder, elle alla prendre la bride de sa jument.

***

Vivian vit les deux cavaliers passer ensemble la barbacane, et la boule d’angoisse qui lui nouait le ventre se relâcha brusquement. Sa mère lui avait assuré que Jehanne reviendrait, que ce n’était qu’un coup de sang, mais la réaction de Laurine lui avait fait craindre le pire.

Vaguement dissimulé dans un coin de mur, il attendit que les deux jeunes gens aient confié leurs montures aux palefreniers. Jehanne ressortit rapidement des écuries et prit le chemin de la tour où elle résidait. Elle avait le visage fermé, mais puisqu’elle était revenue, se dit Vivian avec optimisme, c’est que tout pouvait s’arranger.

Daniel traîna une minute de plus auprès des chevaux, puis réapparut à son tour. Vivian l’intercepta et, lui prenant le bras, lui adressa un grand sourire de gratitude.

– Qu’est-ce que je ferais sans toi, Daniel ?

L’interpellé posa un regard sur lui un regard étrange, et le sourire de Vivian se fit un peu incertain. Il pivota brièvement la tête dans la direction où était partie Jehanne.

– Merci de me l’avoir ramenée, fit-il un peu plus timidement.

– Je crois que je préférais quand tu te faisais attaquer par un chien, grogna Daniel.

Vivian le fixa. Son frère avait l’air courroucé, plein d’une sorte de colère contenue qui n’osait pas exploser.

– Mais… tu m’en veux ?

– Ce n’est pas mon rôle d’arranger tes affaires de cœur. Débrouille-toi la prochaine fois.

– Ben… tu sais bien comment je suis, fit Vivian avec un demi-sourire.

– Et tu n’as pas l’intention de changer, hein ?

Vivian plissa le front avec contrariété. Il n’était pas coutumier à Daniel de lui parler ainsi, et il n’aimait pas le tour que prenait la conversation.

– Tu ne vas quand même pas me faire la morale ?

– Non. Ce n’est pas comme si j’avais une chance pour que tu m’écoutes.

– Mais qu’est-ce qui te prend ?

– A moi ? Il ne me prend rien ! C’est toi qui vas te marier !

– Et alors ?

Daniel lui renvoya un regard incrédule. Vivian jeta avec agacement :

– Ce n’est quand même pas toi qui vas me faire la leçon sur la fidélité dans le mariage, hein ? Tu es mal placé pour ça.

Daniel eut un air comme s’il avait reçu un coup, et Vivian comprit qu’il était allé trop loin. Le visage du chevalier se ferma ; il se détourna avec un geste de dépit et voulut s’éloigner. Vivian le retint aussitôt par le bras.

– Attends ! Excuse-moi… je suis un imbécile.

Daniel grogna indistinctement. Vivian lui fit face pour l’obliger à le regarder dans les yeux.

– Ne sois pas fâché contre moi… grand frère.

Daniel soutint un moment son regard, puis détourna le visage ; mais Vivian perçut le sourire fugitif qui était apparu malgré lui sur ses lèvres.

– Ça va, ça va. Pas la peine de me regarder avec cet air de chien battu.

Vivian sourit sans cacher son soulagement. Il avait été bien près de s’être mis à dos sa fiancée et son frère dans la même journée.

– Je vais me tenir sage à l’avenir, promit-il.

– Je n’y crois pas une seule seconde, répliqua Daniel en grimaçant un sourire à la fois moqueur et triste.

– Ce n’est pas un encouragement, ça, fit Vivian en lui donnant une bourrade.

Daniel émit ce petit claquement de langue railleur qu’il faisait entendre quand il doutait des promesses de son frère. Vivian fut aussitôt rassuré : c’était pour lui le signe que leur ancienne complicité n’était pas brisée. Daniel reprit, d’un ton encore un peu bougon :

– Je dois aller chercher Guillaume pour l’entraînement. Il a dû en profiter pour faire la sieste.

Vivian hocha la tête ; c’était une excuse mais il n’osa faire aucune réflexion. Il le laissa aller, et s’éloigna pensivement le long de la muraille. Il repassa la dispute dans sa tête, et rougit de sa conduite.

Il était bien rare qu’il renvoie à la figure de Daniel son statut de bâtard, mais ce n’était pas non plus la première fois. C’était toujours dans les moments où il était le moins fier de lui, où il sentait qu’il décevait son entourage et lui-même. L’admiration qu’il avait pour son frère lui devenait alors pénible, un vieux doute revenait : celui que Daniel aurait fait un meilleur héritier, sentiment qu’il croyait lire parfois dans les yeux de son père. Alors il ressentait le besoin de le rabaisser, sans doute pour se rassurer lui-même.

Mais Daniel finissait toujours par lui pardonner. De tous, c’était peut-être encore sur lui que Vivian exerçait le plus de charme.

Maintenant, il restait à espérer que ledit charme finirait par agir sur sa fiancée.

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