L'épervier - 4

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Au château, cependant, une surprise les attendait qui vint totalement modifier le cours de leurs pensées. Le premier étonnement était que la forteresse paraissait déserte : nul n’apparaissait sur les remparts et la cour était vidée de ses soldats : seuls quelques domestiques y vadrouillaient encore. Ils échangèrent des regards perplexes, puis Vivian vint interroger une servante qui battait le linge.

– Que se passe-t-il, Annette ?

– Je ne sais pas exactement, messire. Un cavalier aux habits tout brodés de fleurs de lys est venu se présenter et a exigé de parler à votre père le duc. Il est allé avec tous ses chevaliers dans la grande salle.

Vivian et Jehanne se tournèrent l’un vers l’autre avec préoccupation.

– Un héraut du roi, murmura Jehanne.

Sans ajouter un mot, ils confièrent leurs montures aux palefreniers et se dirigèrent vers la grande salle.

En effet, celle-ci accueillait en ce moment presque toute la mesnie armée du duc. Les soldats étaient regroupés en petits groupes qui parlaient entre eux à voix basse, mais avec semblait-il beaucoup d’animation. Au fond de la salle se tenait le duc, en grands palabres avec le messager dont avait parlé Annette, un homme à l’habit chatoyant de fleurs de lys malgré la poussière qui le maculait. Même de loin, Vivian pouvait voir la colère de son père, qu’il réfrénait devant le représentant royal. Une atmosphère de tension et d’excitation régnait qui électrisait Vivian. Il s’aperçut que Jehanne et lui se tenaient la main, comme par instinct. Ils se déplacèrent à travers la foule des soldats qui s’écartèrent à leur passage. Non loin du duc, Vivian aperçut son frère et se dirigea aussitôt vers lui.

– Daniel, que se passe-t-il ?

– Le roi lève son ost, répondit le chevalier d’un air sombre. C’est-à-dire nous. Nous devons partir nous battre à ses côtés contre les Flamands. Le messager nous fait comprendre que le duc n’a pas vraiment le choix à moins d’être accusé de félonie contre le roi.

Vivian resta un instant sans voix. En même temps, l’idée de la bataille fit naître l’excitation dans son cœur : il s’était entraîné si longtemps pour cela, sans avoir jamais eu l’occasion d’affronter un véritable ennemi. La guerre contre les Flamands lui paraissait obscure, mais il y voyait une occasion d’y prouver sa valeur et de revenir couvert de gloire.

– Et pourquoi notre père refuserait-il ?

– Le roi veut aller loin au Nord délivrer une ville prise par les Flamands. Cela signifie quitter le duché et le laisser avec de pauvres défenses pour quelques mois au moins, et je suppose que l’idée ne sourit guère au duc. D’autant que la dernière fois que le roi a levé son ost, la moitié de la chevalerie française a été décimée – raison pour laquelle il fait pression aujourd’hui sur ceux qui restent.

– Y étiez-vous ? A cette bataille ? intervint soudain Jehanne en regardant le chevalier.

– Oui, ma dame, répondit Daniel un peu froidement. Mais je ne m’y suis pas battu. Je faisais partie de la dernière charge, celle qui a vu se faire massacrer toutes les autres et a rebroussé chemin. Sans quoi je ne serais sans doute plus là pour en parler.

Le ton était amer ; Vivian savait que ce souvenir était encore une vive blessure dans l’esprit de son frère. Il comprenait pourquoi celui-ci ne se réjouissait guère à l’idée de repartir en campagne : pour lui la guerre était assimilée à l’image de cette tuerie, où il avait vu tous ses camarades tomber sans pouvoir lui-même donner un seul coup de lance. Quand Vivian l’avait vu revenir sain et sauf de la bataille, son frère paraissait changé, comme si quelque chose s’était brisé. Il avait très peu parlé pendant de longues semaines, enfermé dans un isolement intérieur auquel même Vivian n’avait pas eu accès.

Jehanne baissa la tête sans insister. Vivian et Daniel se tournèrent d’instinct vers le duc et le héraut : ceux-ci venaient de briser leur conversation, et le messager saluait poliment le duc avant de disparaître avec un serviteur. Le duc resta pensif de longues minutes, et Vivian nota que chacun l’observait à la dérobée, sans oser déranger le cours de sa rêverie.

Puis Henri leva un visage sérieux et clair.

– Mes braves soldats ! clama-t-il.

Aussitôt, le bruissement des conversations s’éteignit. Le duc reprit d’une voix forte :

– Notre bon roi Philippe a lancé un appel aux armes, et mon devoir est d’y répondre. Nous partons dans une semaine pour rejoindre son armée, le temps pour vous de préparer vos équipements, vos hommes et l’organisation du convoi. Ce délai sera court, aussi je vous recommande de vous y mettre sans plus attendre. Allez !

Le duc se détourna et disparut par les escaliers. Vivian et les autres restèrent un moment indécis, pris de court par la rapidité des évènements. Vivian trouvait d’ailleurs que l’annonce avait été un peu trop brève et sèche : son père aurait pu exhorter davantage ses hommes à la bravoure, parler de la gloire et des richesses que les combats ne manqueraient pas de leur apporter. Mais Daniel devait avoir raison : cette entreprise ne paraissait guère le séduire et il ne devait pas être d’humeur au lyrisme.

***

Toute la semaine se passa donc dans l’effervescence des préparatifs. Gagné par l’excitation ambiante, Vivian s’agitait beaucoup sans rien faire de productif, mais peu importait. Il était galvanisé par l’idée qu’il allait se battre aux côtés du roi. Ni les récits des vétérans, qui parlaient de marches interminables, d’attentes dans le froid glacé ou la chaleur torride, de privations et d’épuisement, ni l’air lugubre de Daniel ne parvenaient à réfréner son enthousiasme guerrier. Qu’importe le temps qu’il faudrait pour rejoindre l’armée royale, qu’importe l’ennui avant les batailles, seuls comptaient les moments où il pourrait tailler les Flamands en pièces et le raconter toute sa vie ensuite. L’idée qu’il pouvait y périr lui paraissait tout à fait étrangère : dans le fond, n’ayant jamais eu de deuil sérieux à endurer, Vivian ne croyait guère en la mort.

Mais une personne l’envisageait sérieusement : le duc d’Autremont. Deux jours avant le départ, Vivian alla trouver son père dans la pièce qui lui servait de bureau : appuyé contre son pupitre, il effectuait l’inventaire du matériel nécessaire à l’armée. Un pli soucieux lui barrait le front et Vivian fut frappé par les marques de l’âge sur son visage et son corps. Son père vieillissait, réalisa-t-il soudainement, et une frayeur inconnue se glissa dans son cœur.

Alerté par le bruit de ses pas, le duc leva la tête et plissa les yeux. Vivian avait longtemps cru que ce mouvement était un signe de sévérité ou de mécontentement, mais il comprit à ce moment que la vue de son père baissait.

– Approche, Vivian, grogna-t-il. As-tu fini tes préparatifs ?

– Presque, père, répondit Vivian en rougissant quelque peu.

S’il avait été tout à fait honnête, il aurait avoué que Daniel faisait tout le travail pour eux deux.

– C’est bien. Viens voir.

Vivian se pencha sur le pupitre et vit de longues colonnes de mots et de chiffres qui l’ennuyaient déjà. Ce n’était pas ainsi qu’il concevait la guerre. Son père se mit à lui faire l’énumération du matériel inscrit sur le parchemin, en s’interrompant de temps à autre pour le questionner : que manquait-il à son avis ? La nourriture prévue suffirait-elle au voyage ? Par quelles routes passer pour être sûr de pouvoir se ravitailler ? Vivian bredouillait de vagues réponses qui ne satisfaisaient point le duc, et le jeune homme se sentait pris en faute par son ignorance comme autrefois devant son précepteur. Irrité, le duc finit par énoncer :

– Il faut que tu saches prévoir tout cela. Réalises-tu qu’un jour tu seras duc ? Cela peut arriver demain.

Bien sûr, Vivian savait parfaitement bien qu’il était l’héritier du duché et que le titre finirait par lui revenir, à la mort de son père : mais pour lui c’était quelque chose de lointain et théorique. Cela ne pouvait pas arriver demain.

Vivian eut une impression pénible en croisant les yeux bleus de son père. Le duc le regardait de la même façon que Daniel et d’autres vétérans, comme si Vivian n’était qu’un coquelet immature qui ne comprenait pas la gravité de la situation.

– Le roi exige que je réunisse pour lui tous mes chevaliers et écuyers valides, y compris toi. Tu es mon seul enfant, et si nous disparaissons tous les deux dans cette guerre, la lignée des Autremont s’éteint avec nous. Comprends-tu ?

La réponse de Vivian lui vint aux lèvres avant qu’il ait pu la retenir :

– Vous avez deux fils, père.

Le duc s’empourpra et posa sur lui un regard de braise. Vivian sentit son cœur battre avec violence : il était stupéfait lui-même de son audace. Voilà des années qu’il n’osait plus contredire son père, dont il craignait les colères. Le duc le fixa longuement, mais cette longueur même indiqua à Vivian qu’il n’y aurait cette fois pas d’explosion. Le duc finit par répondre :

– Je ne l’oublie pas. Mais Daniel ne peut pas transmettre notre nom.

Il y eut un moment incertain, où le duc parut attendre une réplique ou vouloir dire quelque chose. Mais Vivian se taisait, ne trouvant aucune réponse adéquate. Ils étaient embarrassés tout deux. Le duc finit par briser la tension en grognant :

– Va donc achever tes bagages. Nous partons après-demain.

Vivian ressortit de cet entretien avec son père avec une bizarre sensation de mal-être. Il sentait que quelque chose aurait dû être dit ou fait qui ne l’avait pas été. Il éprouvait un mélange de honte et de colère d’être si peu à la hauteur de ce que son père attendait de lui – et tout ce qu’il avait fait avait été de rappeler au duc qu’il avait un autre fils, plus digne de lui. Était-il donc incapable de s’estimer lui-même ?

Il se mit à déambuler sans but le long des murailles, ressassant la conversation sans y trouver la clef. Un cri perçant lui fit lever les yeux. Une ombre se découpait contre le ciel en planant ; le cœur de Vivian se mit à battre un peu plus vite quand il reconnut l’épervier. Tout à coup, l’oiseau brisa son vol pour fondre vers le sol : les yeux de Vivian suivirent instinctivement sa trajectoire et rencontrèrent la silhouette menue de Jehanne sur le chemin de ronde, le bras tendu. Le rapace vint s’y poser ; Jehanne et lui se toisèrent. L’image des deux silhouettes altières s’imprima sur la rétine de Vivian : il en fut inexplicablement réconforté. Sans réfléchir, il entreprit de gravir les escaliers pour rejoindre son épouse.

Quand il parvint à sa hauteur, la femme et l’oiseau se tournèrent simultanément vers lui ; il eut brièvement l’impression d’être un intrus. Mais Jehanne lui sourit et il s’approcha.

– Je vois que vous êtes devenus inséparables.

Jehanne eut un hochement de tête approbateur.

– C’est un noble cadeau que vous m’avez fait là. Il me ramène un peu chez moi. La volière de mon père compte évidemment beaucoup d’éperviers.

– Le laissez-vous toujours aussi libre ?

– Toujours.

– Ne craignez-vous pas qu’il ne s’enfuie ?

– Il connaît son intérêt, répondit Jehanne. Ici il trouvera toujours sa nourriture. D’ailleurs… je ne crois pas qu’il viendrait si docilement sur mon bras si je le contraignais. C’est une sorte de contrat passé entre nous.

– Vous lui accordez beaucoup d’intelligence, fit Vivian amusé.

– Ce sont des animaux très intelligents, affirma Jehanne avec fierté.

Il la regarda avec attention : oui, c’était bien la Jehanne de leurs fiançailles, même si une sorte de tristesse tenace voilait encore le fond de ses yeux.

– Lui avez-vous donné un nom ?

– Pas encore…

L’expression de Jehanne se fit songeuse.

– Je doute que les animaux se reconnaissent dans les noms qu’on leur donne, dit-elle.

– Les chiens le font.

– Les chiens, peut-être. Mais avez-vous déjà vu un dresseur appeler un oiseau de proie en criant son nom ?

– Certes non, admit Vivian qui ne s’était jamais posé la question.

Question qui d’ailleurs le préoccupait peu : une tout autre question l’intéressait, qu’il ne savait quand poser.

Jehanne finit par jeter le bras en avant et l’oiseau s’élança vers le ciel avec un cri triomphant. Ils contemplèrent un moment son vol.

Puis Vivian prit la main de Jehanne.

– Nous partons dans deux jours, dit-il.

– Oui. Je prierai pour vous, pour que la Vierge vous protège, répondit Jehanne avec ferveur.

Son inquiétude semblait sincère et il en fut ému. S’enhardissant, il se pencha à son oreille et murmura :

– Me laisserez-vous vous rejoindre ce soir, ma mie ?

– Je vous attendrai.

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