La bataille - 1

5 minutes de lecture

En cette journée d’août, le soleil déversait ses rayons écrasants sur la plaine en deçà du petit village, si loin au nord du duché d’Autremont. Aucune brise ne venait rafraîchir l’air épais et tremblotant. Les morts qui jonchaient le paysage commençaient déjà à émettre des fumets nauséabonds. La bataille était suspendue depuis des heures, les combattants restants, retranchés dans leurs camps respectifs, attendaient le soir.

-Nom de Dieu, quelle chaleur, geignit Vivian en s’épongeant le front.

-Plains-toi, fit Daniel en lui tendant une gourde. Nous avons à boire au moins… tandis que les Flamands… Je ne les envie pas.

-Les imbéciles… Laisser leurs réserves gardées par une poignée de gueux. D’ailleurs, ajouta Vivian en louchant sur la gourde, c’est leur vin ça, non ?

-Exactement, je te le faisais goûter d’abord pour vérifier qu’il n’était pas empoisonné.

-Aimable, commenta le jeune homme en avalant une lampée.

Il fit une grimace :

-Pas besoin de l’empoisonner, c’est bien assez mauvais comme ça. Il n’empêche, sans boisson et sans nourriture, ils doivent être cuits à points à présents. Je ne comprends même pas pourquoi on s’obstine à faire leur siège – on pourrait les achever maintenant.

-Demain ils seront tout à fait mûrs et nous tout à fait reposés. C’est plutôt stratégique de la part du roi de vouloir patienter.

-J’ai une autre théorie, murmura Vivian à voix basse en coulant un regard prudent en direction de la tente royale.

A quelques centaines de mètres, le roi était assis sous l’auvent de sa tente et paraissait en grand conciliabule avec ses plus proches chevaliers, dont Hugues de Bouville et leur père, le duc d’Autremont. La journée touchant à sa fin, plus personne n’espérait de nouvelle bataille avant le lendemain, aussi les seigneurs avaient-ils ôté leurs heaumes et les pièces les plus lourdes de leur armure.

-Je t’écoute, dit Daniel en souriant.

-Je pense que notre bon roi Philippe adore l’idée de les laisser crever de soif.

Vivian ponctua sa réponse en avalant une autre rasade. Daniel eut un léger rire.

-Tu m’as l’air de porter le roi en grand amour.

-Il me glace le sang. Tu as vu son regard ? De l’acier. Je crois que je préférerais affronter l’armée flamande tout seul et en chemise que lui.

-Ça tombe bien. Nos ennemis sont précisément les Flamands et non le roi.

-Pour un peu, je les admire. Si j’avais eu le Roi de fer en face de moi, ça fait longtemps que j’aurais remballé.

-Tu ne crois pas si bien dire, il paraît que Jean de Namur s’est enfui avec la moitié de l’armée.

-C’est qui celui-là ?

Daniel leva les yeux au ciel.

-C’est le fils de Guy de Dampierre, le comte de Flandre, celui contre lequel on combat… tu suis un peu ?

-Ah bon ! Il est plus sage que son père en tout cas.

-C’est un lâche oui !

-Question de point de vue. Les hommes qui sont repartis avec lui l’en remercient, j’imagine…

-Pas comme ceux qui sont restés à…

Daniel s’interrompit brusquement. Il se redressa, tous les sens en alerte, comme un animal qui aurait flairé un danger. Vivian le fixa d’un air interrogateur.

-Qu’est-ce qui t’arrive ?

-Les Flamands. Ils attaquent.

Vivian se leva d’un bond, tenta de scruter l’horizon par-delà la ligne des tentes et écouta de toute son ouïe.

Il ne vit rien, et n’entendit rien d’autre que la légère rumeur du camp abruti par la chaleur.

-Tu as rêvé, fit-il d’un air incertain.

-Mais non, je t’assure, rétorqua Daniel, et il se mit fébrilement à remettre son casque et rattacher son épée à sa ceinture. Equipe-toi, vite ! Il faut prévenir le roi.

Il voulut s’élancer en direction du petit groupe d’hommes assis devant la tente royale, mais Vivian le retint par le bras.

-Attends ! Comment sais-tu que les Flamands attaquent ? Je n’entends rien.

-Quelle importance ? Ils arrivent et c’est tout ce qui compte. On perd du temps !

Il voulut se dégager, mais Vivian l’agrippa des deux bras.

-Tu ne comprends pas…

Il regarda Daniel d’un air désespéré. C’était encore ce qu’il appelait ses « bizarreries ». Elles lui faisaient peur, et pas seulement à lui. Il s’efforça de lui expliquer :

-Tu entends… tu perçois des choses que les autres ne peuvent pas percevoir, Daniel ! Si tu vas voir le roi, il ne te croira pas, et même…

Vivian n’osait imaginer ce qu’un roi d’une telle sévérité et d’une telle rectitude pourrait penser d’un homme qui aurait le pouvoir de deviner à distance les évènements.

Cette fois, Daniel parut fugitivement comprendre les craintes de son frère, et eut un mouvement d’hésitation. Vivian relâcha son emprise, plein d’espoir. Puis le chevalier se reprit en marmonnant :

-On ne peut pourtant pas rester sans rien faire.

Et avant que Vivian ait pu l’en empêcher, il bondit en direction du roi. Vivian poussa un juron ; pendant une brève seconde, il resta indécis, puis courut à la suite de son frère. A l’approche de la tente royale, il l’entendit clamer : « Les Flamands nous attaquent ! » et vit tous les visages se tourner vers lui avec un air interloqué. Le roi Philippe se mit à fixer Daniel, qui ralentit sa course et s’inclina brièvement. Le souverain fronça les sourcils, et Vivian sentit un frisson lui glacer l’échine. Réellement, le roi lui causait un effroi irraisonné : Vivian peinait à croire qu’il pouvait saigner et souffrir comme n’importe quel mortel. Il se tourna vers son père, qui lui rendit un regard stupéfait et furieux, comme s’il l’accusait de n’avoir pas su retenir son frère. Vivian se sentait horriblement embarrassé à agir sur la situation ; il ne pouvait que laisser la scène se dérouler sous ses yeux, sans savoir comment intervenir. Daniel répéta : « Les Flamands… » mais le roi l’interrompit d’un geste de la main. D’une voix lente et basse, il interrogea :

-Qui es-tu ?

-Je suis le chevalier Daniel, Majesté.

-Daniel comment ?

Le jeune homme hésita un bref instant ; ses yeux glissèrent instinctivement vers le duc, mais il les retint avant qu’ils s’y soient arrêtés.

-Je n’ai pas d’autre nom.

Le regard du monarque se mit à briller d’un éclat de glace. Son visage se crispa à peine.

-Tu es un gueux ou un bâtard, conclut-il. Les gens comme toi déshonorent l’habit de chevalier.

Vivian en eut le souffle coupé. Le duc d’Autremont devint cramoisi. Daniel lui-même resta figé, estomaqué par le coup. Une seconde interminable s’écoula, dans une tension palpable où chacun sembla retenir sa respiration – excepté le roi, qui avait détourné le regard comme on se détourne d’un insecte.

Soudain, le son d’une corne retentit, dans un long appel de détresse. Hugues de Bouville fut le premier à réagir.

-On nous attaque !

Les hommes bondirent. Un second appel de corne se fit entendre, plus bref, et cette fois on put percevoir la rumeur diffuse de la bataille, le râle des hommes, le bruit du métal.

-Aux chevaux !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Mehdi L'Escargot ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0