La bataille - 5

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L’armée royale était repartie délivrer la ville de Lille. L’essentiel des vassaux des Autremont l’avait suivi, et seuls demeuraient auprès du jeune duc son armée personnelle, essentiellement composée de ses chevaliers de mesnie. Mis à bout par l’inactivité et ces longues semaines sans bouger de sa couche, Vivian décréta qu’on partirait sans plus tarder ramener le corps de son père à Autremont. A ceux qui protestaient qu’il n’était pas suffisamment remis pour monter à cheval, il répliqua qu’il se portait à merveille. De fait, la douleur lancinante qui lui cognait le crâne s’était apaisée, et il pouvait se lever sans risquer le malaise.

Ils plièrent bagage à l’aube d’une journée nuageuse, bienvenue après ces longs jours de chaleur. Enthousiasmés par l’idée de retrouver la bonne terre d’Autremont et leurs familles, les soldats furent joyeux et efficaces : en deux heures, toutes les tentes étaient démontées et le convoi prêt à partir.

Ils chevauchèrent toute la journée. Vivian se sentait renaître, sentant le rythme du cheval sous lui, regardant les paysages défiler lentement devant eux, le ciel encombré de nuages aux couleurs changeantes, percés de temps à autre par les rayons du soleil. Il ne parvenait pas à se figurer qu’il était duc, que la vie ne serait plus aussi insouciante qu’elle l’était jusqu’à présent ; mais de temps à autre le souvenir du corps qu’ils ramenaient, enveloppé de toile dans son cercueil, lui poignaient le corps de chagrin autant que de remords. Il jetait alors un regard à Daniel qui chevauchait à ses côtés et semblait perdu dans ses propres pensées. Parfois leurs regards se croisaient et ils se souriaient sans mot dire, avec un air désolé, unis au fond par la même tristesse. Son frère non plus n’était pas éternel, réalisa soudain Vivian, et l’idée de le ramener un jour dans une boîte en chêne comme celle que le convoi traînait lui fut intolérable. Il en avait un peu honte, mais cette perte-là, songea-t-il, lui serait autrement plus douloureuse que celle de son propre père. Daniel avait toujours été à ses côtés, chaque fois qu’il en avait eu besoin, et sa seule présence lui paraissait comme un talisman contre tous les dangers. Il ne pouvait tout simplement pas s’imaginer qu’il ne soit plus là.

Vivian s’aperçut que les hommes attendaient ses ordres pour s’arrêter, repartir, acheter des provisions, choisir un logis pour la nuit. Heureusement, comme ils avaient déjà effectué le trajet en sens inverse, ils n’eurent qu’à choisir les mêmes étapes : si la mémoire de Vivian défaillait, l’un ou l’autre de ses chevaliers lui soufflait ce qu’il fallait faire, sous couvert de lui faire d’humbles suggestions. Cette sollicitude le vexa, toute bienveillante qu’elle fût. Il se promit de se consacrer davantage à l’avenir à l’apprentissage de son métier de seigneur.

                     ********

Au bout d’une petite semaine, le climat s’adoucit, le paysage se fit plus montagneux : ils approchaient de leur objectif. Vivian s’en sentit ragaillardi, et il réalisa soudain qu’il n’avait pas touché une femme depuis des semaines.

Ils firent halte dans un petit bourg à toit d’ardoises, qui ressemblait aux villages du duché, et s’installèrent dans l’auberge la plus spacieuse. Vivian vint trouver l’alberguière et l’interrogea au sujet des bordels de la ville. Quelques minutes plus tard, il tirait par la manche un Daniel maussade qui grommelait :

-Ça ne me dit rien.

-Ne dis pas de bêtises. Tu vas finir par devenir un vrai moine.

Daniel finit par se laisser entraîner à travers les ruelles dans le crépuscule s’assombrissant. Il s’était laissé persuader : oublier avec une femme, même pour un moment, ses peines et ses doutes, pourquoi pas ?

Ils pénétrèrent dans un établissement bas de plafond, mal éclairé par quelques chandelles. La tenancière, une large femme d’une quarantaine d’années au visage trop fardé, se précipita vers les visiteurs avec un air avenant et les invita à choisir parmi les silhouettes qui s’étalaient languissamment parmi les coussins. La pièce était percée de nombreuses alcôves dissimulées par des tentures en velours brun, et l’odeur de toutes ces femmes entassées était presque suffocante. Vivian eut tôt fait de choisir une jeune fille blonde au visage pointu, qui s’était approchée hardiment dès qu’ils étaient entrés. Daniel remarqua une femme menue à la longue chevelure brune. Elle lui rappelait un peu Jehanne, et il attarda son regard sur elle. La jeune femme s’approcha aussitôt comme s’il l’avait appelé.

-A tout à l’heure, fit Vivian d’un ton guilleret en disparaissant avec la fille blonde.

La jeune fille brune entraîna Daniel vers une alcôve contenant un grand lit de plumes, et rabattit les tentures derrière eux. Elle entreprit aussitôt de le déshabiller. Elle l’observait à la dérobée, sachant que les hommes aimaient regarder les femmes mais goûtaient peu la situation inverse. Il était bien bâti comme le sont les soldats, mais jeune encore ; ses yeux surtout lui plaisaient, des yeux bleus où était tapie une espèce de tristesse qu’elle trouvait touchante. Il sentait le cheval et la poussière du voyage, mais elle avait l’habitude. Elle se mit promptement nue et s’approcha tout près de lui avec un sourire d’invite. Il la prit dans ses bras et pencha son visage vers le sien, mais au lieu de l’embrasser comme elle s’y attendait, il passa doucement sa langue sur ses lèvres. Elle fut un peu troublée par la caresse, qu’elle trouvait presque inconvenante : ce n’est pas ainsi qu’on est censé se comporter avec une putain, ce n’est pas ce genre de douceur qu’on est censé trouver chez les hommes de guerre. Par la suite, il lui fit l’amour si tendrement qu’elle se demanda s’il était tombé amoureux d’elle. Puis, voyant qu’il gardait les yeux fermés, elle comprit aussitôt qu’il s’imaginait avec une autre femme.

Ils étaient maintenant étendus côte à côte, et le souffle du chevalier ralentissait : il basculait progressivement vers le sommeil. C’était ce moment où les hommes s’abandonnent avec confiance, comme des enfants, le moment qu’elle préférait. Elle se prit à jouer avec les boucles en sueur du chevalier. A demi persuadée qu’il ne l’entendait plus, elle murmura :

-Elle a de la chance, celle que tu aimes.

Il ouvrit les yeux et la fixa en fronçant les sourcils. Elle sentit qu’elle l’avait contrarié – donc qu’elle avait raison. Les histoires d’amour l’émoustillaient. Elle insista :

-Il y a longtemps que tu ne l’as pas vue ?

-Ça ne te regarde pas.

Il lui tourna le dos avec irritation.

La jeune femme gloussa, puis vint l’enlacer et lui susurra à l’oreille :

-Ne soyez pas fâché contre moi, beau sire. Si tous les clients étaient comme vous, ce métier serait un plaisir.

Les deux frères quittèrent l’établissement à l’aube. Comme ils marchaient silencieusement vers l’auberge où dormait le reste du convoi, Daniel s’étonna : Vivian n’avait pas l’attitude rieuse et pleine d’énergie qu’il présentait d’ordinaire au sortir des bordels. Un vague sourire flottait sur ses lèvres et il posait devant lui un regard absent. Daniel avait la nette impression que son frère le suivait sans se soucier du chemin et qu’il aurait pu le perdre à l’autre bout de la ville sans qu’il s’en aperçoive. Il se hasarda finalement à demander :

-Hé bien, cette blonde ? Elle t’a contrarié ?

-Oh ! Non, non… tout à fait fougueuse… Elle était aussi un peu devineresse. Elle m’a proposé de lire l’avenir dans ma main.

-Ah oui ? fit Daniel, intrigué. Il était curieux de savoir ce qui avait pu émouvoir Vivian de cette manière.

-Elle m’a dit : « L’homme qui est avec toi, il était auprès de toi le jour de ta naissance, et il sera auprès de toi le jour de ta mort. »

Daniel tressaillit.

-Ce ne sont que des bêtises, dit-il vivement.

-Crois-tu ?

-Et depuis quand les filles follieuses font-elles des prédictions morbides ?

-Ce n’est pas morbide…

-Pas morbide ?

Daniel revoyait le duc agonisant sur sa couche, les entrailles puantes, l’esprit à la dérive. Il ne pouvait même pas supporter d’imaginer Vivian à sa place, et lui observant la scène avec la même impuissance que cette nuit-là.

-Je ne veux même plus jamais en entendre parler, s’écria-t-il avec une violence qui le surprit lui-même.

Vivian ouvrit des yeux étonnés devant cette brusque colère.

-Bon, bon. Je ne t’en parlerai plus. Ne te fâche pas.

Il n’osa pas dire qu’il trouvait cette prédiction plutôt réconfortante. Jamais il ne ramènerait le corps de Daniel comme il le faisait avec celui de son père. Et jamais Daniel ne l’abandonnerait.

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