Allégeances - 1
Le cortège arriva au bout de son voyage quelques jours plus tard, sous un soleil de fin de journée pâli par la brume qui s’élevait des deux rivières.
Quand les cavaliers débouchèrent dans la grande cour, toute la mesnie s’empressa de venir à leur rencontre. Vivian entendait les exclamations et les chuchotements remplir l’espace au fur et à mesure qu’on apercevait le cercueil qui les suivait. Une servante s’enhardit à lui demander, d’une voix intimidée :
-Seigneur, serait-ce… ?
-C’est mon père, confirma Vivian. Il a donné sa vie pour le roi.
Il avait parlé assez fort pour que tous l’entendent. Un silence macabre s’ensuivit, et Vivian sentit son cœur s’alourdir. Il enveloppa la cour d’un regard circulaire, mais ne vit aucune des deux silhouettes qu’il espérait. Puis la duchesse Isabeau parut enfin. Son visage était rose, elle avait dû courir dans l’escalier. Une émotion inhabituelle avait brisé sur son visage le masque de beauté froide et ramenait soudainement l’humanité sur sa figure.
-Vivian, s’exclama-t-elle en arrivant à sa hauteur.
-Mère, répondit-il en s’inclinant légèrement et en lui prenant la main.
-Où est Henri ?
Au moment où elle posait cette question, le regard qui parcourait les soldats s’arrêta sur la charrette et son chargement.
-Ô Dieu, souffla-t-elle.
Son corps resté si droit malgré les ans se mit à ployer. Vivian se précipita pour l’empêcher de tomber.
-Mère !
-Dieu, non, gémit-elle.
Elle devint si pâle que Vivian, au bord de la panique, appela à l’aide. Des servantes se précipitèrent pour aider la duchesse.
-Allez chercher de quoi la ranimer, vite, ordonna la voix vive de Blandine à son oreille. De l’eau et de l’alcool de menthe.
Les servantes s’égaillèrent. Vivian entendait le tapage des chevaux que l’on ramène à l’écurie, le brouhaha des hommes qui s’affairaient, mais il ne voyait rien d’autre que le visage livide de sa mère, qu’il tenait étroitement dans ses bras.
La voix du père Simon résonna tout à coup à son oreille :
-Seigneur, si vous l’acceptez, nous emmènerons le corps de votre père à la chapelle.
Vivian garda le silence, jusqu’au moment où il réalisa que le prêtre attendait une réponse.
-Faites, dit-il d’une voix sans timbre.
Il sentit plus qu’il ne le vit le père s’éclipser.
-Où est Jehanne ? murmura-t-il comme pour lui-même.
Une voix d’homme lui répondit :
-Seigneur, en votre absence, un messager est venu annoncer la mort du comte de Beljour. Dame Jehanne est à ses funérailles.
***
Plus tard, une petite servante toute tremblante vint annoncer à Vivian que sa mère s’était un peu remise et désirait le voir. Il se rendit aussitôt dans la chambre où elle était alitée, avec un mélange d’appréhension et d’empressement. Il l’avait rarement connue vulnérable, et cette perspective nouvelle l’effrayait et l’attendrissait tout à la fois.
-Je suis là, mère.
Il tira sous lui l’escabelle à côté de son lit. La duchesse était assise sur sa couche, très droite. Son visage était inhabituellement coloré, mais elle semblait avoir repris le contrôle de son expression ; seuls ses yeux brûlants révélaient son émotion interne. Ils étaient rouges des pleurs récents, et le vert de ses prunelles en ressortait avec d’autant plus d’intensité.
-Mon fils, dit-elle en passant la main sur sa joue. Dieu ne m’a tout repris.
Elle était encore si belle, réalisa Vivian. Ses cheveux défaits, répandus sur ses épaules, ne présentaient pas le moindre fil blanc : ils chatoyaient à la lumière de cette couleur miel qui avait un peu foncé avec le temps. Ni l’âge ni la souffrance ne semblait avoir d’emprise sur le dessin pur de son visage. Son père avait dû être envié de tous – et pourtant, jamais Vivian ne l’avait vu avoir envers elle le moindre geste tendre.
-Vivian, murmura Isabeau, raconte-moi comment ton père est mort. Je veux tout savoir.
Vivian s’exécuta de son mieux, ne pouvant que rapporter des faits qu’on lui avait racontés. Il insista sur le fait qu’il avait reçu sa blessure en défendant son souverain.
-Il a donné sa vie pour sauver le roi, conclut-il.
Il aurait voulu que sa voix sonne de manière plus glorieuse et épique.
Sa mère l’écoutait sans rien dire, serrant les lèvres. Quand Vivian la regarda à nouveau, il fut saisi de l’expression de haine qui s’était inscrite sur son visage.
-Qu’importe la vie du roi, dit-elle soudain très bas, d’un ton lourd. Qu’importe leur vie à tous. Qu’ils meurent tous, et me laissent mon Henri.
Vivian en eut le souffle coupé. La duchesse était effrayante, raide, le visage figé comme celui de quelqu’un qui vient de prononcer une malédiction. Elle pensait chaque mot, réalisa-t-il. Elle aurait sacrifié le reste du monde sans un regret, si cela avait pu assurer la sauvegarde de son mari et de son fils. Comment avait-il pu croire que la gloire qui entourait la mort de son père aurait pu la réconforter ? Elle avait aimé l’homme et non le héros. Le regret le piqua comme un aiguillon quand il pensa que jamais Jehanne ne lui vouerait un tel amour.
La duchesse soudain changea d’expression et lui pressa le bras.
-Qu’a-t-il dit au moment de mourir ? Comment était-il ?
-Je… ne sais pas, mère, balbutia Vivian. Je n’étais pas là…
La duchesse retira brusquement son bras du sien, d’un mouvement si vif qu’il sentit ses ongles le griffer.
-Pourquoi n’étais-tu pas là ? s’exclama-t-elle avec colère. As-tu laissé ton père mourant seul ?
-J’ai voulu me rendre auprès de lui !
Sa voix lui paraissait ridiculement aiguë, comme celle d’un enfant qui se justifie.
-Je n’ai pas pu me lever. J’étais blessé à la tête.
Il porta d’instinct la main à sa cicatrice. Les cheveux étaient encore courts à cet endroit – comment avait-elle pu ne pas s’en apercevoir ? Son cœur battait vite, il sentit qu’il était exagérément blessé par le reproche, mais ne parvenait pas à apaiser ses émotions. Il sentit la main de la duchesse se poser sur la sienne à l’endroit de la blessure. Elle murmura d’un ton adouci :
-Pauvre enfant. Dieu soit remercié de t’avoir laissé à moi. Mais ton père est-il donc mort seul ?
-Daniel était avec lui.
La main de la duchesse se crispa sur son crâne.
-Daniel ? Mais que lui a-t-il dit ?
-Je l’ignore…
Vivian réalisa qu’effectivement il n’avait jamais interrogé à nouveau Daniel sur ce sujet, depuis cette nuit où il l’avait trouvé bouleversé à son chevet.
Quand il releva les yeux sur la duchesse, elle était très pâle et fermait étroitement les paupières, le visage contracté.
-Où a-t-on mis Henri ? souffla-t-elle d’une voix minuscule.
-Dans la chapelle.
La silhouette de la duchesse s’affaissa sur sa couche.
-Je suis fatiguée.
-Je vais vous laisser vous reposer, dit Vivian aussitôt.
Il appela la servante pour qu’elle aide la duchesse à se recoucher. Il jeta un bref regard vers elle – elle n’était plus qu’une silhouette entre les draps, le visage tourné du côté opposé à lui. Il s’éclipsa vivement.
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