Allégeances - 2
La duchesse se réveilla au milieu de la nuit avec un affreux goût de sang dans la bouche. Elle sentit sous sa langue la blessure de sa joue interne : elle avait dû se mordre pendant son sommeil, et peut-être la douleur l’avait-elle réveillée.
Le contact des draps lui fut rapidement insupportable, elle se leva vivement et s’approcha de la fenêtre. Un vent chaud soufflait à travers l’ouverture. Cette fois, ce n’était qu’un ciel d’orage, que les nuages éclairés par-derrière par la lune pleine nimbaient d’une couleur orangée. Isabeau ressentit le besoin aigu de bras d’homme autour d’elle, de caresses sur son corps ; l’absence d’Henri lui pesa plus cruellement encore, comme une douleur physique. Elle se demanda si elle ferait jamais à nouveau l’amour avec un homme. Elle sentit les larmes couler sur son visage tandis qu’elle s’étreignait elle-même, vainement. Elle repassait dans son esprit tous les hommes qu’elle avait vus poser un regard admiratif sur elle, tous ces hommes qu’elle aurait pu séduire si facilement, mais elles les avaient méprisés, tous, parce qu’ils n’étaient pas Henri. Même à présent, étouffant de désir inassouvi, elle ne pouvait s’imaginer avec un autre que lui. Elle sentit la fièvre la reprendre, sa vision se brouilla. Soudain l’évidence s’imposa à son esprit : elle devait se rendre à la chapelle, maintenant, quand bien même ce ne serait que pour rencontrer à nouveau ce coffre de chêne sans visage et sans mémoire.
Elle sortit par la petite porte de service qu’empruntait habituellement sa suivante. Elle ne voulait pas être surprise par quiconque. Au fur et à mesure qu’elle descendait les degrés du donjon, elle sentait son chagrin s’alourdir et l’envelopper comme une chaleur moite ; tantôt elle frissonnait, tantôt elle se sentait brûlante. Bientôt elle fut incapable de dire si elle pensait trouver dans la crypte un homme vivant ou un cadavre.
Elle poussa la porte de la chapelle. Celle-ci était baignée de la lumière de la lune, que les nuages avaient dégagée. Les statues des alcôves, dont les habits étaient inondés de lumière et les visages restaient dans l’ombre, prenaient soudain une toute autre dimension : elles semblaient prêtes à relever la tête à tout instant et à fixer la visiteuse avec des yeux luisants de vie. Isabeau croyait entendre les pleurs lointains d’un enfant qui a perdu sa mère, ceux-là même qu’elle avait entendu la nuit de la lune rousse et qui avaient attiré Jehanne hors de son lit. Mais non, c’était ses nerfs, il n’y avait rien cette fois ; aucun fantôme, si ce n’était celui qui l’attendait dans la crypte, au milieu des gisants de ses ancêtres. Elle s’empara d’une torche à l’entrée de l’escalier. Ses mains tremblaient tant qu’elle dut s’y prendre à plusieurs fois pour l’allumer.
Elle descendit précipitamment les marches qui menaient au sous-sol. La fraîcheur la saisit au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait : elle la sentait sur sa peau comme des milliers de petites aiguilles.
Quand elle déboucha dans la crypte, une silhouette surgit sous la flamme de sa torche. Aucune peur pourtant n’envahit Isabeau, car elle l’avait reconnue.
-Henri…
Il était là, il était devant elle, il ne l’avait pas abandonnée. Il était aussi beau qu’autrefois – ils pouvaient encore tout recommencer. Elle tendit la main vers son visage, pleine d’espoir, dans l’intention de le caresser du bout des doigts, comme au début de leur mariage. Mais il recula pour éviter le contact. Elle sentit son cœur se briser une fois de plus et la peine lui arracher un sanglot.
-Ne me repousse pas encore… Je suis ta femme.
-Le duc Henri est mort. Reprenez-vous.
Isabeau regarda sans comprendre l’homme devant elle. Puis l’enchantement petit à petit disparut, la raison lui revint. Quand elle comprit à qui elle faisait face, elle poussa un cri et lâcha la torche. Le flambeau tomba sur le sol de pierre avec un bruit mat, sans s’éteindre. Ni Isabeau ni Daniel ne firent un geste pour le ramasser. Ils se toisaient comme deux animaux sauvages qui se rencontrent impromptument, et se figent dans l’attente de qui fera le premier geste.
-Que fais-tu ici ? souffla Isabeau avec peine.
Le retour à la réalité était si cruel qu’elle en oubliait de se sentir humiliée par la situation. Il l’avait pourtant surprise dans un moment de faiblesse extrême, et d’ordinaire elle n’aurait supporté cela de personne, et de lui moins que n’importe qui. Mais elle ne parvenait pas à détacher les yeux du visage éclairé par en-dessous par les flammes vacillantes : une partie de son esprit le confondait encore avec celui du duc.
-La même chose que vous, je suppose, répondit Daniel avec un bref regard sur le cercueil, déposé le long des sarcophages de pierre.
-Tu as accompagné son corps à travers tout le pays. Tu as… même assisté à sa mort, se rappela-t-elle. Que peux-tu encore avoir à lui dire ?
-Ça ne vous regarde en rien, fit Daniel sèchement. De toute façon, je vous cède la place.
Il voulut la dépasser pour rejoindre la porte, mais elle le retint par le poignet.
-Attends. Je veux savoir une chose.
Daniel regarda la main qui lui tenait le bras. Une expression de moquerie méchante apparut sur son visage.
-Je ne crois pas que vous soyez en mesure de me contraindre par la force.
-Ne sois pas si arrogant. Tu vas rester parce que je te le demande et que tu me dois obéissance.
-Je ne dois obéissance qu’à Vivian désormais, et à la rigueur à dame Jehanne.
Il dégagea brusquement son poignet. Isabeau poussa un cri de rage et d’impatience, oubliant totalement la solennité du lieu où elle se trouvait.
-Dois-je te supplier alors ? Cela te coûte-t-il si cher de répondre à ma question ?
Daniel fut déconcerté par sa réaction.
-Que voulez-vous savoir ? dit-il enfin de mauvaise grâce.
-Raconte-moi comment il est mort.
-Vivian a dû vous le dire.
-Je sais qu’il a été blessé sur le champ de bataille, ce n’est pas ce que je te demande. Tu es le seul à avoir assisté à son agonie. Je veux savoir comment il était, ce qu’il a dit.
Isabeau guettait chacune de ses réactions : elle le vit s’empourprer et son front se plisser. Il coula un regard en biais à la boîte de chêne, comme s’il redoutait que son habitant ne l’entende.
-Il a mis des jours à mourir. Ça n’avait rien d’une chanson de geste. Il avait à demi perdu l’esprit.
-N’a-t-il rien dit sur moi ?
Daniel parut enfin comprendre où elle voulait en venir. Une fugitive expression de pitié apparut sur son visage, qu’elle détesta encore plus que son mépris.
-Non, rien.
-Tu mens, cracha-t-elle. Tu ne veux pas me le dire.
-Peu m’importe que vous ne me croyez pas. Je vous ai répondu. Bonne nuit.
Il se détourna d’elle, et elle n’eut pas la force de le retenir davantage. Elle sentait les larmes revenir comme une marée incontrôlable, et elle s’était suffisamment humiliée devant lui. Elle attendit que le bruit de ses pas s’éteignît tout à fait, puis reporta son attention sur le coffre de bois. Elle s’agenouilla devant lui.
-Je suis là, époux ingrat et aimé.
Elle laissa les pleurs sortir librement de sa poitrine et inonder le bois verni, comme un dernier baptême.
***
Jehanne revint de son domaine quelques jours plus tard. Elle n’avait qu’une maigre escorte – il était resté si peu d’hommes au château.
Le château étant en deuil, leur accueil fut sommaire. La duchesse Isabeau ne se déplaça même pas, et seuls Vivian et quelques domestiques se rendirent dans la cour pour accueillir la dame et ses gardes du corps.
Jehanne mit pied à terre devant son mari.
-Bienvenue chez vous, ma dame, fit Vivian. Je partage votre peine pour votre perte.
La jeune femme planta ses yeux bruns dans les siens. Son visage s’était émacié, faisant paraître lesdits yeux encore plus grands qu’à l’ordinaire. Ils étaient assombris par une dureté qui ne lui ressemblait pas.
-Vous êtes comte, déclara-t-elle.
Vivian répondit sans se démonter :
-Vous êtes duchesse.
Le visage de Jehanne s’ouvrit sous l’effet de la surprise. Vivian lui épargna les questionnements :
-Mon père est mort au combat. Je lui ai succédé.
Le masque tomba tout à fait de la figure de Jehanne, et elle s’écria spontanément :
-Oh, non ! Je suis tellement désolée.
Puis, réalisant tous les regards convergeant vers eux :
-Je veux dire… toutes mes condoléances, bafouilla-t-elle en jetant un regard éperdu à Vivian, qui se sentait fondre intérieurement. Jehanne n’était jamais si adorable que quand elle livrait son âme par mégarde.
-Je vous remercie, dit-il avec douceur. Vous devez être fatiguée de votre voyage. Venez vous reposer.
Une servante aurait dû la conduire, mais il voulut s’en charger lui-même, trop heureux de serrer enfin son bras après deux mois d’absence.
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