Allégeances - 3
Aujourd’hui était un jour solennel. Peu avant, Vivian s’était rendu à la capitale pour prêter hommage au roi ; et ce jour, Vivian recevait celui de ses propres vassaux. Debout dans la grande salle, sous la large bannière de rouge et d’or des Autremont, il regardait un à un les petits seigneurs de tous horizons défiler devant lui, mettre un genou en terre et renouveler les vœux qu’ils, ou leurs pères avant eux, avaient prononcé autrefois devant feu le duc Henri. Jehanne et sa mère se tenaient derrière lui, un peu en retrait.
Vivian était nerveux. La veille, la dépouille de son père avait été inhumée à la cathédrale de Combelierre. La plupart de ses vassaux aujourd’hui présents avaient assisté aux funérailles, et il avait entendu beaucoup d’éloges sur l’ancien duc ; qu’elles soient sincères ou de pure forme, il s’était senti dépassé par le poids de cette succession. Il n’avait pas vingt ans et la plupart de ceux qui venaient prêter serment étaient plus âgés que lui. Son malaise atteignit son comble quand il vit Daniel, son frère, s’avancer et plier sa grande silhouette devant lui, comme les autres. Il étouffa à grand-peine l’impulsion de le saisir par les coudes pour le relever. Comme s’il devinait ses pensées, Daniel leva vers lui un visage souriant, et Vivian se rasséréna un peu. Tout ça n’est qu’un jeu, pensa-t-il. Du théâtre. Il s’efforça de conserver un visage impassible quand son frère leva ses mains jointes pour les mettre dans les siennes. Puis Daniel prononça le serment à voix lente et grave, en s’appliquant sur chaque mot, et Vivian réalisa qu’il le prenait avec le plus grand sérieux. Etait-il possible qu’il trouvât son compte dans cette position humiliante, dans ces mots qui reconnaissaient son infériorité ? Vivian ne pouvait pas l’admettre. Mais déjà Daniel se relevait, et un autre venait prendre sa place. Il n’avait pas le loisir d’y penser maintenant.
***
Victor de Galefeuille était venu comme les autres prêter hommage à son nouveau suzerain. C’était un jeune homme très pâle, aux cheveux et aux cils d’un blond confinant au blanc, aux prunelles presque transparentes. Guindé dans son plus bel habit, de bleu et d’argent, il trompait l’attente en observant les femmes qui se tenaient en retrait du jeune duc.
Il avait tout d’abord remarqué la duchesse-mère, dame Isabeau : bien qu’elle ne fût plus jeune, sa beauté attirait immédiatement le regard. Son visage avait la perfection de traits d’une statue de sainte : elle avait le front large, les pommettes saillantes. Sa peau légèrement ridée ne s’affaissait aucunement, comme si le temps lui-même n’avait osé insulter cette figure. Grande et digne dans sa robe noire, ses yeux verts fendus observaient le ballet des vassaux qui s’agenouillaient tour à tour devant son fils.
Puis Victor avait posé les yeux sur dame Jehanne, la petite duchesse, comme on l’appelait. Petite, elle le paraissait en effet, à côté de dame Isabeau ; commune aussi, n’ayant nullement l’éclat de la duchesse-mère. Mais en la dévisageant plus attentivement, Victor fut frappé par son attitude. Elle avait les yeux légèrement baissés, comme le voulait la convenance ; mais parfois, elle ne pouvait s’empêcher de les relever, brièvement, et le regard qu’elle avait alors irradiait de toute l’ardeur qu’elle retenait pour rester stoïque. Un instant seulement, ces yeux le frôlèrent : il y lut une fierté blessée, une sorte de défi. C’était une femme de volonté, se dit-il, une femme qu’on avait cru briser mais qu’on n’avait fait que plier. Maintenant qu’il la voyait mieux, il remarquait une infinité de détails qui laissaient transparaître sa vraie nature derrière le personnage de l’épouse soumise : l’agitation de son pied qui mouvait imperceptiblement sa robe, la crispation involontaire de ses sourcils, les mains entrelacées devant elle qui se serraient l’une contre l’autre. Quand il reporta à nouveau son regard vers dame Isabeau, le contraste lui parut saisissant : quelle statue de glace en comparaison ! Belle, oui, mais dure, inaccessible : une beauté que l’on n’ose étreindre. Tandis qu’il s’imaginait sans peine ôter la coiffe de la petite duchesse, pour libérer les cheveux dont quelques mèches s’échappaient déjà, faire glisser la robe de ses épaules, sous l’intensité de ce regard de feu.
Avant qu’il ne puisse prolonger plus loin son rêve, il entendit le hérault prononcer son nom d’une voix claire. Il recomposa aussitôt son visage et s’approcha du jeune duc. Il s’autorisa à le toiser rien qu’un instant. Il s’en serait fallu de si peu qu’il soit à sa place – et à sa place dans la couche de la jeune femme dont il percevait la silhouette derrière lui. Mais aujourd’hui était le jour de ravaler sa fierté, pour l’instant, du moins. Il mit un genou en terre et leva les paumes jointes vers Vivian, dissimulant l’effort que ce geste lui coûtait, et prononça d’une traite le serment qu’il avait appris par cœur, en laissant son esprit vagabonder. En se relevant, il darda un bref regard à dame Jehanne : elle le fixait avec l’assurance de celle qui croit que personne ne fait attention à elle, et il eut le plaisir de la voir rougir quand leurs yeux se croisèrent.
***
-Hérault, murmura Jehanne, répétez-moi, je vous prie, le nom de cet homme en habit bleu et argent. Avec les cheveux et le visage très pâles.
Le hérault balaya les convives du regard. La cérémonie était finie, et tous les participants se tenaient debout, certains une coupe de vin à la main, en attendant que les serviteurs achèvent l’installation des tables et la préparation du banquet qui devait suivre. Ayant trouvé son homme, le hérault répondit docilement :
-Le seigneur Victor de Galefeuille.
-Dites-moi tout ce que vous savez sur lui. Et comment sont les relations entre nos familles.
-Il a vingt-quatre ans, encore non marié. Sa famille est en fait cousine avec celle des Autremont : sa grand-mère était la sœur aînée de feu le duc Arnaud, père du duc Henri. Elle s’est vue évincée de la succession pour des raisons qui demeurent assez obscures – certains prétendaient qu’elle était folle. Sa branche s’est toutefois vue remettre une petite seigneurie, au nord du duché, sous la suzeraineté des Autremont. Sire Victor en a hérité récemment, à la mort de son père.
-Il est donc probable que certains Galefeuille se considèrent comme les héritiers légitimes du duché et ne voient pas cette vassalité d’un bon œil.
-Des rumeurs l’affirment, ma dame, mais ce ne sont que des rumeurs, répliqua le hérault.
Jehanne sourit devant cette prudence. Elle gratifia son interlocuteur d’un hochement de tête et d’un compliment :
-Vous avez une mémoire remarquable. Je vous remercie.
-Ma dame, c’est mon métier, fit le hérault en s’inclinant légèrement, touché par la flatterie.
Jehanne saisit une coupe de vin sur le plateau d’un serviteur et en sirota une gorgée. Maintenant qu’elle pouvait mettre un nom et une histoire sur l’homme qui l’avait dévisagée si impudemment, elle sentait sa colère s’assouplir en une résolution froide. Elle avait rarement été aussi insultée par un simple regard : il l’avait reluquée comme une putain qu’on envisage de mettre dans son lit. Comment avait-il osé, le jour même où il reconnaissait Vivian comme son duc et elle comme sa duchesse ? Bientôt, elle ferait comprendre qu’aucun homme n’a le droit de la regarder ainsi. Et surtout pas un petit vassal plein de rancœur et d’idées de grandeur.
***
Lorsque tout fut terminé, ce fut avec un soulagement intense que Vivian alla respirer l’air frais sur les murailles. La journée avait été longue ; la tension lui nouait les épaules. Il n’était pas fait pour tous ces protocoles codifiés, ce jeu de chat et de souris qu’il fallait jouer avec des personnes qui en avaient tellement plus d’expérience. Il secoua la tête, indisciplinant un peu plus ses cheveux blonds qu’un serviteur s’était donné tant de mal à peigner.
Il balaya d’un regard absent le paysage autour de lui. Le soleil déclinait déjà, les jours raccourcissaient. Une fraîcheur dans l’air annonçait le retour de la froide saison. Reportant son attention sur la cour, il aperçut la tache familière de cheveux roux et fit signe à son frère de monter le rejoindre. Un instant plus tard, Daniel s’accoudait auprès de lui, avec un tel naturel que Vivian se demanda fugitivement s’il avait rêvé de le voir s’agenouiller devant lui.
-Fatigué ?
-Exténué, oui, répondit Vivian. C’est plus épuisant qu’une bataille.
-Ça ressemble un peu à une bataille. Ou plutôt, le climat avant une bataille. Tout le monde se regarde en se demandant qui sautera le premier à la gorge de l’autre.
Vivian fronça les sourcils.
-Les allégeances ont normalement l’objectif opposé.
-C’est tenter de mettre des licols aux loups. Tous ces beaux seigneurs ne rêvent que de se manger entre eux. Tu dois te méfier.
Vivian observa Daniel d’un air songeur. Lentement, il demanda :
-Alors, ces serments… ce ne sont que des mots ?
-Des mots qui engagent l’honneur, et pour nombre d’entre nous, c’est beaucoup. Ce serment a un sens important pour moi, si c’est ce que tu me demandes.
Vivian changea tout à coup de ton et s’exclama :
-Mais tu sais que tu n’es pas vraiment mon vassal, n’est-ce pas ?
Daniel leva des sourcils étonnés.
-Bien sûr que si. Comme j’étais celui de ton père avant toi.
-Notre père. Tu n’es pas un simple chevalier, bon sang, Daniel ! Tu es mon frère, tu es… tu aurais pu être duc à ma place. Tu aurais dû.
Daniel écarquilla les yeux. Il ouvrit la bouche, mais avant qu’il ait pu prononcer le moindre mot, Vivian reprit, incapable d’arrêter le flot de paroles qui lui pesaient sur le cœur depuis si longtemps :
-Tout le monde pense que ça aurait été mieux ainsi. Même mon père le pensait. Tu lui ressembles, et s’il t’avait reconnu…
-Arrête ! Tu racontes n’importe quoi. Et je n’ai jamais voulu être duc.
Daniel avait soudain l’air désemparé. Vivian sentit son cœur battre avec frénésie. Ils n’avaient jamais eu cette conversation auparavant, mais il lui semblait qu’elle était sous-tendue dans chacun de leurs rapports ; et que, maintenant qu’elle était formulée, rien ne serait plus pareil.
-Jamais, vraiment ? Même un tout petit peu, au fond de toi ?
-Non, jamais, répéta Daniel fermement. Ça m’a coûté d’être un bâtard, mais pas à cause de ça.
-A cause de quoi, alors ?
Il regretta aussitôt cette phrase et aurait voulu la retirer. C’était une question stupide. Mais Daniel y répondit à voix basse :
-J’aurais voulu avoir un père, que j’aurais pu appeler ainsi sans contrainte. C’est la seule chose que je t’ai jamais jalousée.
Avant que Vivian ait pu réagir à cette déclaration, Daniel releva aussitôt la tête et le regarda avec un sourire franc.
-Mais toi, tu m’as reconnu comme ton frère. Ça a presque tout racheté.
Vivian fut pris au dépourvu et se sentit rougir jusqu’aux cheveux. Il resta muet de longues secondes, ne sachant que répondre, avec un embarras croissant. Daniel brisa la tension en lui passant un bras amical autour des épaules, avec un rire léger, comme si tout ce qu’ils venaient de se dire n’étaient que bagatelles.
-Ne fais pas cette tête. On dirait un coquelicot.
Reprenant son sérieux une seconde, il ajouta :
-Et ne me sers plus cette histoire d’imposteur. C’est toi le duc et c’est très bien ainsi. Moi, je t’aiderais aussi longtemps que tu auras besoin de moi, comme je te l’ai promis aujourd’hui.
Vivian sourit. Enoncé ainsi, le serment perdait en solennité, mais il perçut la valeur que son frère y mettait.
-J’ai de la chance.
-Sans doute, répondit Daniel d’un ton insouciant. Tu sais, je crois que tu as besoin de te changer les idées. Demain, on pourrait aller faire une longue promenade à cheval, et ça sera aussi l’occasion pour les gens du pays de voir leur nouveau duc.
-Ils me connaissent.
-Oui, mais maintenant, ils te regarderont différemment. Tu pourras leur demander de te montrer les installations, les moulins, les ponts, ce genre de choses, te préoccuper de ce qu’ils voudraient voir amélioré, s’il y a des bois qui ont besoin d’être défrichés ou des marais asséchés…
-Je croyais que c’était censé me changer les idées, ronchonna Vivian.
-Désolé, petit frère, être duc est un état constant. Tu comprends maintenant pour je ne regrette pas de ne pas le devenir ?
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