Le passage - 5

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Ce matin-là, quand Blandine vint apporter l’eau chaude dans sa chambre, Jehanne ne remarqua rien tout d’abord. La servante gardait la tête baissée, hocha la tête aux remerciements de Vivian. Quand celui-ci eut quitté la chambre, après avoir déposé un bref baiser sur les lèvres de Jehanne, Blandine aida la jeune duchesse à se débarbouiller ; seulement alors, cette dernière remarqua une réserve inhabituelle chez la servante, qui d’ordinaire commençait les journées en pépiant sans fin. Pour une fois, pourtant, elle aurait voulu s’étourdir dans ce bavardage familier : elle avait l’âme sombre, ce matin, vaguement écœurée d’elle-même. Ça lui avait coûté plus qu’elle n’avait cru d’accueillir à nouveau Vivian dans sa couche : depuis qu’elle faisait l’amour avec Daniel, l’acte avait pris un sens tout différent, et se laisser toucher par quelqu’un qu’elle ne désirait pas lui avait soudain paru comme une perversion. Elle se sentait sale, comme si elle s’était prostituée, et elle se rinçait sans fin dans le bassin d’eau claire sans parvenir à faire disparaître cette sensation.

-Dis quelque chose, Blandine, quémanda-t-elle enfin. Tu n’es pas bavarde, ce matin.

-Ma dame…

Quelque chose dans la voix de la servante lui fit redresser la tête. Il lui parut soudain évident que Blandine se taisait parce qu’elle avait quelque chose à dire.

-Hé bien, parle, Blandine. Tu as quelque chose sur le cœur ?

Blandine se lança avec l’expression de quelqu’un qui plonge dans l’eau froide :

-Je vous en supplie, ne mettez pas Daniel en danger.

Jehanne fut si abasourdie qu’elle faillit renverser la cuvette.

-Il t’a parlé ?

-Il était saoul. Il avait mal. Il en a suffisamment dit dans ses délires pour que je comprenne.

Jehanne resta muette, les yeux rivés sur le mouvement de l’eau dont l’agitation s’apaisait peu à peu. Blandine poursuivit alors :

-Vous ne savez pas ce que vous lui faites risquer. Vous, on vous pardonnerait peut-être, dans le pire des cas, vous seriez répudiée et cloîtrée ; mais lui, ce n’est qu’un bâtard, il serait condamné à mort sans recours possible.

-Crois-tu qu’il ne le sait pas ? murmura Jehanne.

Elle reprit, d’une voix plus forte :

-Et crois-tu que le déshonneur me serait plus doux que la mort ? Dis-moi, Blandine, Daniel te paraissait-il heureux dans ce château ?

Blandine fut prise de court par la question. Jehanne darda son regard sur elle : avec un peu de difficulté, elle reconnut :

-Heureux… non… jamais vraiment.

-Le duc était indifférent à son sort, la duchesse le hait et le reste du monde trouve tout naturel qu’il soit seulement le bouclier de son frère. Quant à moi, j’ai été sacrifiée aux intérêts de ma famille et mariée à un homme que je n’aime pas. Un jour, nous avons découvert l’un et l’autre que nous pouvions être heureux, rien qu’un bref moment, et nous l’avons été. Devons-nous brûler en enfer pour ça ?

Blandine prit une grande inspiration.

-Ma dame, je ne vous condamne pas. Mais d’autres le feront.

Jehanne sentit ses jambes faiblir et s’assit sur l’escabelle. Elle posa son front contre ses paumes tremblantes. Un long silence s’écoula, pendant lequel Jehanne sentit sa volonté s’affaisser petit à petit. D’un ton éteint, elle murmura :

-Ne t’inquiète pas, Blandine. Il n’y aura de toute façon probablement pas d’autres occasions. Ça ne pouvait être que… provisoire. Maintenant que Vivian…

Elle n’acheva pas : une boule de désespoir lui bloquait la gorge. Elle sursauta légèrement en sentant la main de Blandine sur ses cheveux.

-Ma dame…

-Il n’y a pas de dame, fit Jehanne avec un brusque sanglot. Je ne suis qu’une catin, c’est ce que tu penses.

-Non, jamais, belle dame. Ne soyez pas désespérée. Vous êtes si jeune, et il y a d’autres bonheurs à saisir dans la vie, vous verrez.

-Comme quoi ? Blandine, dit-elle, saisie d’une brusque pensée, pourquoi ne t’es-tu jamais mariée, toi ? Tu aurais pu épouser un homme que tu aimes, comme Laurine.

Elle avait lancé sa question sans y penser, mais quand elle releva la tête, elle vit le menton de la servante trembler. Elle ouvrit la bouche pour retirer ses paroles, mais Blandine répondit :

-Je me suis mariée. Mon mari… a disparu.

-Il est mort ? Mais tu n’as jamais voulu te remarier ?

-Je n’ai jamais été… sûre de sa mort.

Jehanne écarquilla les yeux. Pourquoi ne s’était-elle jamais posé de question avant ? Comment pouvait-elle en savoir si peu sur la femme qui la servait tous les jours ? Elle aurait voulu l’interroger plus outre, mais elle n’osait pas, devant le chagrin qui se lisait encore sur le visage soudain vieilli de Blandine. Celle-ci leva les yeux vers elle, et la supplication que Jehanne y lut lui noya le cœur.

-Je n’ai jamais eu d’enfant. Mais à la mort de sa mère, j’ai élevé Daniel comme mon fils. Je ne supporterais pas qu’il lui arrive malheur, comprenez-vous ?

-Oui, je comprends, Blandine… Tu n’as plus à t’en faire.

-Merci, ma dame…

Jehanne se sentait si peu mériter ce remerciement. Elle baissa les yeux. Elle sentait qu’elle avait fait une sorte de promesse qu’elle n’était pas sûre d’avoir la force de tenir.

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