Le seigneur de Mourjevoic - 1
Just for a second a glimpse of my father I see
And in a movement he beckons to me
And in a moment the memories are all that remain
And all the wounds are reopening again
We're blood brothers, we're blood brothers
Cette nuit-là, Daniel se réveilla en hurlant. Il se redressa d’un bond, le dos mouillé de sueur, les yeux écarquillés ; la réalité lui revint avant que le cri soit mort sur ses lèvres. Il regarda autour de lui, mais la petite chambre où il dormait était presque aussi nue que la cellule d’un moine. Seule la lumière opaline de la lune déposait un reflet rassurant sur les quelques meubles de la pièce.
Il avait fait à nouveau ce rêve, ce cauchemar qui le harcelait la nuit quand il était enfant, mais qui n’était pas survenu depuis de longues années. Dans ce rêve – qui avait les couleurs effrayantes de la réalité –, il voyait Vivian tout petit, marchant à peine ; lui-même était très jeune encore, une dizaine d’années peut-être. Son frère se tenait sur un pont vacillant, rien de plus qu’une mince planche au-dessus d’un précipice ; Daniel se tenait sur le bord. Vivian avançait d’un pas maladroit et pataud, et le pont menaçait de basculer à tout instant. Daniel, au supplice, tendait la main vers lui et lui criait des encouragements ; mais il ne pouvait pas monter sur la planche, il le savait, car alors elle céderait sous leur poids et ils tomberaient tous deux dans le vide. Il ne pouvait qu’observer, impuissant, la progression laborieuse de Vivian, le bras tendu à s’en déchirer les tendons.
La plupart du temps, Daniel se réveillait avant que le rêve ne se conclut ; d’autres fois, il rêvait qu’il voyait Vivian basculer dans le précipice, ou encore – comme cette fois-ci – que, n’y tenant plus, il s’élançait à son secours et que la planche se brisait, les précipitant ensemble dans le vide.
Il frotta son visage dans ses mains pour en effacer les impressions effrayantes de la chute. Il s’asséna mentalement que ce n’était qu’un rêve, un stupide cauchemar. Quand il se réveillait ainsi à l’époque où il dormait avec Blandine, il trouvait le réconfort dans la chaleur de son giron – comme il aurait donné cher à cet instant pour avoir six ans à nouveau. Toujours l’épouvante demeurait longtemps après qu’il se fut éveillé, une impression glacée au cœur.
Il rejeta ses couvertures et s’habilla hâtivement, poussé par la nervosité. Il était incapable de retrouver le sommeil, il le sentait bien. Il poussa la porte de sa chambre et s’enfonça dans les ténèbres du couloir, entrecoupées ci et là par les trouées de lune à travers les meurtrières. Il y voyait parfaitement bien, et n’avait jamais songé à s’étonner de cet état de fait : la surprise quand il était petit avait été de découvrir que les autres avaient besoin de torches. De toute manière, il connaissait si bien le chemin qu’il empruntait qu’il l’aurait parcouru les yeux fermés.
Quelques minutes plus tard, Daniel poussait la porte de la petite bibliothèque. Quelques braises rougeoyaient encore dans l’âtre, mais la pièce était déjà glacée. Il ajouta quelques branchettes et une bûche et activa le soufflet : un instant plus tard, les hautes flammes lui réchauffaient le visage. Il s’accroupit sur la peau de mouton et se perdit un instant dans leur contemplation. Il ne pouvait se cacher à lui-même un certain désappointement : dans le fond, il avait espéré trouver l’endroit habité. Il ferma les yeux et laissa sans résister les sensations lui revenir en mémoire : l’étreinte chaude de Jehanne, les caresses avec lesquelles elle explorait son corps comme on découvre une terre inconnue.
L’aube le trouva roulé en boule devant les flammes mourantes. Il avait fini par s’endormir.
***
-Tu as une mine terrible, mon vieux. On dirait que tu es passé dans le baquet d’une lessiveuse.
-J’ai mal dormi. Si tu me disais plutôt où on allait.
-Tu verras, fit Vivian avec un sourire mystérieux, quoiqu’un peu crispé.
Daniel et lui chevauchaient côte à côte à travers la campagne : le givre recouvrait déjà les champs d’une fine couche blanche et leur haleine exhalait un panache opaque dans l’air matinal. Ils avaient revêtu de chauds vêtements de cuir et de fourrure. Vivian n’en revenait pas de la vitesse à laquelle le temps était passé depuis son retour de la bataille, en plein cœur de l’été. Il y avait eu tant à gérer : les fleuves en crues avaient menacé de déborder, et quelques bateliers avaient été emportés. Les pluies avaient noyé les champs fraîchement semés, gâté les vendanges. Une tempête avait brisé les pales d’un moulin. Heureusement, les vassaux qui avaient suivi Philippe le Bel dans sa conquête de Lille étaient revenus les poches pleines, et Vivian, avec l’aide de sa mère et de ses hérauts les plus convaincants, avait pu leur soutirer quelque aide financière. La duchesse mère avait pourtant été longuement malade, atteinte d’une langueur légère mais qui semblait ne jamais la quitter. Malgré tout, elle avait tenu auprès de Vivian un rôle inestimable, le conseillant et travaillant avec lui à la gestion du domaine. Elle savait tout des manières d’apaiser la grogne des paysans, de négocier le salaire des ouvriers, de persuader un pair par le charme ou par l’intimidation. Il était évident qu’elle avait dû aider en son temps son époux, mais Vivian ne se rappelait pas que son père en ait jamais soufflé mot. Pourtant, ces derniers temps, elle semblait s’enfoncer toujours plus profondément dans la mélancolie, et abandonnait peu à peu son rôle à Jehanne, sans que Vivian soit bien sûr que cela soit l’effet de la confiance ou de la lassitude. Sa jeune épouse prenait un plaisir visible à s’occuper du domaine, et son pouvoir s’étendait au fur et à mesure que celui de sa belle-mère périclitait. Vivian avait été plus d’une fois surpris par l’autorité dont pouvait faire montre une femme si menue : plus d’une fois il l’avait vue faire plier un chevalier ou un marchand obtus par la simple force de sa détermination. Il lui manquait pourtant cet art de séduction avec lequel Isabeau obtenait tant, mais, à sa manière, elle était comme elle une duchesse-née. Avec Vivian ou accompagnée d’une autre escorte, elle parcourait le pays, son épervier dans son sillage ; partout elle devenait connue comme la Dame à l’Epervier. Quand Vivian l’accompagnait, il lui semblait que les habitants lui marquaient davantage de déférence, comme si un peu du prestige de son épouse retombait sur lui.
Son mariage et son accession au trône ducal avait changé quelque peu Vivian. En Jehanne il n’avait pas trouvé l’amour quotidien d’une femme, comme il l’avait espéré : en revanche, elle était une compagne précieuse dans son rôle de duchesse. La gestion commune du domaine les avait rapprochés, et désormais ils s’entendaient bien. Il avait toujours cru que les femmes avaient été créées pour l’amour et la grâce, et ne se serait jamais douté que son épouse serait ainsi sa partenaire. Son admiration pour elle ne s’en était que plus accrue, et il ressentait avec plus d’amertume encore l’absence d’un sentiment réciproque. Pourtant, en jeune homme habitué à tout obtenir et peu enclin au désespoir, il ne cessait d’imaginer un évènement, quelque action d’éclat qui le rehausserait aux yeux de sa dame, où il montrerait tant de cœur qu’elle le jugerait enfin digne de son amour. Après tout, elle montrait bien qu’elle ne le détestait pas, et il avait encore la vie pour la séduire.
Ses pensées dérivèrent, il se remémora les journées insouciantes où il se promenait ainsi avec son frère, sans but particulier. Tout paraissait plus facile alors, se dit-il. Daniel et lui parlaient de tout et de rien, plaisantaient sur son goût des femmes. Leur relation avait changé, semblait-il. Daniel était devenu plus distant. Etait-ce parce que Vivian était devenu seigneur ? L’affection qu’il lui manifestait d’ordinaire était toujours présente, mais teintée d’une sorte d’ombre qu’il ne s’expliquait pas. Vivian espérait avoir trouvé la solution à sa mélancolie, qui lui rappelait étrangement celle de sa mère ; mais il n’en était pas sûr, et l’inquiétude le poignait, tandis qu’ils s’enfonçaient toujours plus avant dans les étendues brumeuses.
Annotations
Versions